Demoulin commente Savitzkaya : une affaire bien liégeoise

Eugène Savitzkaya © Jean-Philippe Cazier

Eugène Savitzkaya et Laurent Demoulin appartiennent à la même ville et se connaissent depuis pas mal de temps. Eugène est fils de parents slaves immigrés avec père polonais et mère russe ; d’une dizaine d’années plus âgé que Laurent, il n’a pas fait d’études mais est un pur auteur et qui a beaucoup écrit, pratiquant tous les genres. Il est édité presque exclusivement par les éditions de Minuit et ce dès l’origine. Il est en quelque sorte le chouchou de cette maison parisienne comme il fut le protégé du poète liégeois Jacques Izoard qu’il vénéra. Il est l’auteur de maints romans dont Marin mon cœur (1992) et Exquise Louise (2003), dans lesquels il célèbre ses deux enfants l’un après l’autre.

Eugène Savitzkaya © Jean-Philippe Cazier

Laurent Demoulin, lui, est docteur en philologie avec une thèse sur la rhétorique d’un autre poète encore, Francis Ponge ; il a, lui aussi, beaucoup écrit et pas mal publié, y compris un roman remarqué dans la collection blanche de Gallimard, paru sous le titre de Robinson (2017). Son père fut un des disciples de Jacques Lacan.

La Folie originelle, que l’essai de Demoulin met ici en évidence, est un cas singulier ; destinée au genre dramatique, la pièce relève de la poésie autant que du théâtre. Enregistrée d’un côté, lue en radio d’un autre, elle n’a pas été véritablement jouée. La distribution des personnages se partage entre quatre voix et autant de patronymes.  Mais quelle est donc cette folie devenue ici une « nouba » ?

Première lecture de la pièce : un séisme est à son origine ; il a frappé la ville de Liège en 1983, a fait deux morts, des nombreux blessés et pas mal de dégâts. Ce ne fut pourtant pas un puissant cataclysme. De plus, l’auteur livre peu d’informations sur la ville qui fut le réceptacle de cet événement.

Deuxième lecture : cette fois, l’auteur est plus précis mais c’est pour rapporter le même événement à un passé lointain. Le titre donné au livre se rapporte à une enseigne que portait une maison du XVIIIe siècle et qui était située rue Hocheporte à Liège dans le quartier de Sainte Marguerite — où vécut Eugène Savitzkaya. Mais d’autres références encore sont proprement locales : les terrils des charbonnages, la pierre de schiste qui meublait le sol en maints endroits de la ville, le père qui ouvrier houilleur. Mais cette inscription, toute réaliste qu’elle soit, s’arrête là. Encore que différentes références annonceraient plutôt une suite,  que l’on qualifiera volontiers de mythologique. Ce sont en particulier les mentions de nombreuses espèces animales et telles qu’elles vont souvent de pair avec des âges et aspects de l’enfance. Affleurent également des formes de l’érotisme aussi bien que de la scatologie, une scatologie par ailleurs valorisée.

Lettres à Eugène © Gallimard

Dans sa présentation de l’œuvre savitzkayenne, Demoulin insiste sur tout un formalisme à entendre dans le meilleur sens du terme et qui ne tend pas moins vers l’obscurité. Ce qui n’empêche en rien que l’on soit sensible à une élégance de l’écriture, sans doute plus affirmée chez le poète que chez le prosateur. L’auteur navigue ainsi aisément entre modernité et certaine forme de postmodernité. Il est par ailleurs le tenant d’une autofiction qui le fera se retrouver en son cadet Hervé Guibert avec lequel il échangera en toute cordialité avant que ce dernier ne meure du sida en 1991.

« Au surplus, le style de base, sur fond duquel se dégagent des figures spectaculaires, obéit, n’hésite pas à soutenir Laurent Demoulin, à une élégance toute classique. Ce point peut surprendre chez cet écrivain sauvage et libre. Mais, précisément, la caractère cru, fantasmatique et festif du contenu, ainsi que l’aspect imposant de certaines figures, sont mis en valeur par une espèce de basse continue sous-jacente, raffinée et presque aristocratique. » (p. 41) Cette basse se soutient de formes telles que des répétitions, des accumulations et diverses formes de scansion.

Face à l’œuvre de Savitzkaya, il y a chez le critique qu’est Laurent Demoulin un grand souci de rompre avec ce qui apparaît comme un désordre chez l’auteur de La Folie originelle. Comme s’il s’agissait d’y voir plus clair. De là, par exemple, une représentation tabulaire des romans de l’enfance ou bien encore des romans du bestiaire, les deux thématiques se chevauchant aisément. Enfance, bestiaire : ces deux registres génèrent une littérature de la sauvagerie, largement affichée par l’écrivain depuis ses débuts. Mais on pourrait aussi bien indexer toute cette partie de l’œuvre sur le domaine de la fête et de sa jubilation. C’est dans cet entre-deux qu’un certain érotisme lui-même sauvage trouve sa place et son inspiration dans ce qu’il a d’immédiat.

Mais une question encore face à cette œuvre qui échappe volontiers à la prise : qu’en est-il du sexe et de la lubricité chez l’auteur analysé alors même que le lecteur a parfois peine à distinguer le féminin du masculin ? On commencera par dire ou redire que, à même de ce qui s’indexe sur sa sauvagerie, une sauvagerie toute ludique, cette œuvre a quelque chose d’organique. Et c’est ainsi qu’elle se laisse traverser par ce que Demoulin désigne comme un magma fusionnel ou encore confusionnel. De ce point de vue et dans l’ordre de la représentation, Savitzkaya est bien un auteur de son temps. Mais on aimera à dire qu’il va bien au-delà de ce que met en avant une théorie comme celle des genres par exemple. Mieux encore, dans sa conclusion et, étant donné qu’il vient de montrer que le chemin qu’aime à suivre son ami poète va de la fiction à la diction (avec retour  en arrière quelquefois), et ceci selon les catégories de Gérard Genette, Demoulin en vient à soutenir que « les éclats de narration de Savitzkaya ressemblent, on l’aura compris, aux jeux des enfants qui n’obéissent qu’à un imaginaire extraordinairement libre, dispersé et fécond, où la pure joie du babil se marie à celle de récits sans construction et sans fin. » (p. 132) Oui, des récits qui n’ont parfois ni sens ni fin mais dans lesquels l’élégance de l’écriture convie à restaurer un ordre. La basse dont on a parlé encore et toujours.

Laurent Demoulin, Savitzkaya ou la nouba originelle, Milan, Mimesis Edizioni, 2021, 144 p., 11 € 40 (e-pub/Mobi 8 € 99)