La liberté serait de sortir se promener quelque part, une glace à la pistache à la main. Désir simple, banal même, mais pour Shahin cela signifierait obtenir enfin la possibilité de dépasser sa condition, l’oublier. Libre de vivre, sans frontières, sans police, sans caméra de surveillance, sans prison. Libre d’avoir une consistance, une identité, une vie réelle, lui qui souffre d’être tellement « irréel » car fantôme de soi. Quand il arrive en Europe, il doit immédiatement renoncer à exister. Déchirer son passeport et le jeter dans les toilettes de l’avion. Puis, à terre, aller vers la police et se déclarer : réfugié. L’errance commence. Les rêves se brisent. L’université ? Peut-être, un jour, maman, ne t’inquiète pas, je ferai mes études. Tu me manques aussi. J’ai tant marché. Épuisé. Invisibilisé à la vie des autres. Il a fui. Il a voulu regarder l’immensité d’un monde qui ne l’accueille pas. Qui le refuse.
« Je suis celui qui appelle
Je suis celui qui appelait qui criait il y a
trente mille ans
Je t’aime » (Marguerite Duras, Les Mains négatives, 1979)
Shahin est là,
« Toi qui es nommé toi qui es douée d’identité je t’aime » (Marguerite Duras, Les Mains négatives)
Viviane Perelmuter et Isabelle Ingold lui offrent une voix et un récit. Sa voix sur les images, ses mots sur l’écran s’écrivent. Il se raconte, il prend forme, sans visage, mais nous nous rapprochons de lui, il nous fait entrer dans son intimité, sa famille si inquiète, une tante lui fait part d’un rêve : le voir revenir en Iran. De la Grèce, la Turquie, l’Angleterre, il ne reviendra pas. Voix solitaire, témoin d’une multitude condamnée au silence. Voix qui résiste à l’impossible regard. Voix qui devient lieu d’une image quelconque recueillie par des caméras de surveillance dévoilant des corps, des silhouettes, des ombres. Inconnu d’Ailleurs, partout, foudroyé par la douleur de ne plus être toi, ne pleures pas, tu demeures. Tu brilles dans cette nuit de cruauté et misères subies. Tu vis dans ce grain sombre, pixelisé, noir et blanc ou jaune acidulé créés par Isabelle et Viviane, dans ce sonore hypnotique dans lequel tu nages comme Jonas. Dans cette poésie qui est la tienne, là où tu dénonces le mensonge. Le mensonge politique dont tu es victime est partout. Tu le dis si bien quand il s’agit de rapporter tes interrogatoires : « Ils veulent la vérité, mais si tu dis la vérité, cela se retourne contre toi. » « Mentir tout le temps, c’est ça l’enfer ». Ailleurs, partout est un acte de cinéma, un acte artistique, un acte politique.
Shahin, ta désespérance est la nôtre.
Nous, assis dans une salle de cinéma.
Tu es l’un de ces Enfants de l’aurore, avance, désire.