Claude Arnaud est, entre autres, l’auteur de Chamfort (Robert Laffont, 1987) et de Proust contre Cocteau (Grasset, 2013). Il n’est pas impossible que ces deux livres aient pu inspirer à des lecteurs l’envie de recourir au mot « chef d’œuvre ». Sans me porter à ces extrémités (dans l’incapacité où je me trouve de définir en quoi consiste précisément un « chef-d’œuvre »), je me contenterai de souligner qu’outre leur précieux contenu informatif, il est indéniable que des lectures réitérées n’en épuisent ni la substance ni la singularité.
C’est dire si Juste un corps, qui vient de paraître au Mercure de France dans la collection Traits et portraits dirigée par Colette Fellous, se devait de tenir la route. Pactiser avec le médiocre ferait offense à ces impressionnants prédécesseurs. Mettons un terme au suspense : ce n’est pas le cas.
La voix qui s’adresse à nous dans Juste un corps provient d’une entité humaine d’un mètre quatre-vingt-trois pour soixante-douze kilos (IMC impeccable). La voix ne coïncide pas avec le corps dont elle émane. Elle s’en dissocie pour pouvoir en parler. Les mots ne sont pas la chair. Nous ne sommes pas nos organes. Nous n’avons jamais vu notre foie, nos deux cerveaux (le digestif et l’intracrânien), nos artères et nos os in vivo. Leur existence et leur fonctionnement, c’est la médecine et l’anatomie qui nous l’ont appris. Mais nos viscères, nos neurones et nos globules, quoique liés intimement à notre être, nous demeurent abstraits.
C’est à l’étrangeté de notre propre corps pour nous-mêmes que nous confronte ici Claude Arnaud avec cette manière d’autoportrait de l’auteur dans le vif de ses étonnements et perplexités face à son incarnation (on pense au peintre Francis Bacon en lisant : « Jamais il ne m’est venu à l’idée d’assister à une dissection ou une autopsie, je craindrais de me redécouvrir fait de viande, de rognons et d’abats, tout comme les bêtes de boucherie. »)
Le corps ici cartographié, avec acuité et une constante densité poétique (« J’ai deux coquillages de part et d’autre du visage et dix limaces au bout des pieds »), est celui d’un écrivain. Non que le corps d’un écrivain soit plus intéressant que celui d’une aéronaute ou d’un fleuriste, mais Claude Arnaud n’exerçant pas ces activités, son approche est logiquement circonscrite. On lui accordera ceci : « Un écrivain ne doit pas être économe de sa personne. C’est en s’exploitant qu’il se révèle à nous, c’est par surcroît d’égotisme qu’à l’occasion il s’avère généreux. »
Si l’on cédait à quelque pulsion pontifiante, on avancerait que l’auteur développe une conception « moniste » de la création littéraire : l’« inspiration » ne vient pas d’un principe transcendant mais de la mémoire active du corps. Mais sa démarche est trop subtile pour prêter le flanc à de telles lourdeurs : sans dogmatisme, à partir de sa longue pratique des mots, il nous fait part de sa croyance en l’immanence de l’écriture au corps, de l’esprit à la chair.
Dans l’histoire d’un corps – écrivain ou pas – il y a ce qu’il ingère, ce qu’il excrète, les processus qu’il s’inflige en vue de modifier tel ou tel aspect qui ne convient pas à son « locataire ». Il y a le sexe. La faim. La soif. Le plaisir et la douleur. Comment il s’entretient, se néglige, se sculpte, se sublime ou cherche à se dégrader. Ce qui l’affecte. Ce qui le fait jouir et ce qui le fait souffrir. Claude Arnaud nous parle de tout cela. À bonne distance de la mièvrerie comme de l’obscénité gratuite. De ses cycles boulimie-anorexie durant l’adolescence à son plaisir de nager ; de la « chevelure d’ondine » de ses dix-huit ans devenue « un petit gazon rare, sec et pâle comme de la paille, en guise de couronne » aux péripéties de son système intestinal ; du « double sac à main, mou et velu, qui pend sous (son) sexe » à son pied « grec » ; de la mort tragique de ses deux frères à la leucémie de sa mère ; du triangle amoureux qu’il forme dans sa jeunesse avec « Jacques » et « Bernard » à ses séances de gymnastique à la Villa Médicis ; de son attirance liminaire pour les personnes du même sexe à la rencontre avec « Geneviève », en Haïti.
Mais trêve de paraphrase. Il faut lire Juste un corps. Qui n’est pas juste un livre de plus.
« Une bulle d’encre reste emprisonnée au revers de ma paume gauche, à l’aplomb du petit doigt et à hauteur du mont de Jupiter. J’y plantai par inadvertance mon porte-plume en classe de huitième et la tache ne s’est jamais résorbée. Ce dépôt d’encre intact a scellé mon sort, je n’ai plus cessé depuis d’écrire : Waterman m’a baptisé. », nous révèle l’auteur à la page 16. Conclusion : louons Waterman.
Claude Arnaud, Juste un corps, Mercure de France, « traits et portraits », janvier 2022, 112 p., 15 €