« Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent »
Louis Aragon
En split-screen, deux villes en guise de générique. D’un côté, New York au temps des Twin Towers. De l’autre, le Tower Bridge de Londres qui enjambe la Tamise. Tours érectiles, tapis d’eau amniotique, transversalités masculines féminines, fourmilière urbaine encline aux rencontres illégitimes. Deux plans fixes pour ouvrir le film, stipuler son parti-pris narratif. Ici, l’adaptation française de Tromperie de Philip Roth (Deception), blanc, juif, hétérosexuel, romancier reconnu de Brooklyn, atterri à Londres pour rafraîchissement d’inspiration, et qui reçoit dans son bureau son amante anglaise sans prénom. L’écrivain américain et la maîtresse britannique sont interprétés par deux acteurs on ne peut plus français : Denis Podalydès et Léa Seydoux réunis par Arnaud Desplechin pour une aventure extra-conjugale pendant les eighties.
À sa sortie en 1994, Philip Roth compare Tromperie à « une petite histoire sur un homme et une femme qui se rencontrent pour être seuls ». Surtout pas un mélodrame où l’adultère consume tout. En premier lieu son héroïne qui paye au prix fort, souvent de sa vie, son pas de côté aux conventions sociétales et patriarcales : Emma Bovary, Anne Karenine, Ray Schmidt de Back Street (en marge de la vie) écrit par Fannie Hurst… Avec son auto-parodie au vitriol, sa libido complexe et complexée, Roth propose une introspection de l’adultère, une autopsie de la dissimulation, de l’organisation des plages de temps volées au nom du plaisir, mais aussi de la création littéraire dans un registre muse / Pygmalion. Le tout dans un hors-champ coïtal délibéré.
Tromperie, succession hirsute de dialogues de Philip aux différentes femmes de sa vie, légitime, amante du moment, ex-maîtresses et avocates d’une cour d’assises au féminin digne de La Cité des femmes de Federico Fellini, est adapté en douze chapitres de cinéma par Arnaud Desplechin et sa scénariste Julie Peyr. Le cinéaste déclare avoir filmé « une utopie traversée par le désir ». Mais qu’est-ce que le désir, ce clair-obscur objet traqué par les plumes et les caméras, meilleurs instruments pour en disséquer les moindres recoins ? Une attraction bestiale, sexuelle, telle celle filmée par Patrice Chéreau dans Intimité il y a vingt ans, où les amants, sidérés par la puissance de leur attraction, laissaient les corps dévorer l’espace, les paroles et leur existence ? Ou plutôt comme ici, un acte de chair transcendé par la manifestation du verbe, une osmose des épidermes sublimée par le pouvoir des mots qui, selon François Mitterrand dans une lettre à Anne Pingeot « prennent un poids redoutable » quand ils s’engluent dans la valse-hésitation du manque et de la frustration ?

Tromperie, dans son canevas de mensonges inhérent à tout adultère, est une œuvre qui révèle la vérité de deux héros hors des clous. Pour incarner le romancier, Denis Podalydès plus sosie de Desplechin que de Roth, tombe la coquille de Calimero au regard de cocker que le cinéma lui prête trop souvent. Dans la peau de cet écrivain tendre et manipulateur, il est sexué comme jamais, irrésistible de douceur. Bon entendeur, il se prétend « audiophile » entre sa machine à écrire et un portrait de Franz Kafka. Si le romancier fait l’amour comme se doit un amant, son talent excelle avant tout dans l’écoute des confidences de sa maîtresse. Réceptacle de la vulnérabilité par nécessité de création, il sait, sous les baisers, caresses et étreintes, capter la psyché de sa partenaire, retranscrire ses dires dans un carnet pour, peut-être dans l’avenir, lyophiliser l’essence de la jeune femme dans un livre.
Acte manqué ou déveine, le cabinet d’encre et de papier à la Barbe bleue est découvert et lu par son épouse. Dans un chapitre de reproches très bourgeois où l’amour propre d’Anouk Grinberg saigne des trahisons de son mari, Podalydès devient « rothien » en diable. Entre magnificence et pathétisme, il actionne la mauvaise foi, fait feu de tout bois, y compris de sa judéité, identité brandie dans l’œuvre de Philip Roth avec ironie et désolation. Autant de paravents dérisoires qui nourrissent les grands textes, de liaisons sous le tapis qui noircissent les pages : une étudiante frémissante en plein transfert (Rebecca Marder), une idylle printanière à Prague (Madalina Constantin) dotée d’un rival burlesque avec pistolet. Un amour mort, celui de Rosalie, ex-maîtresse cancéreuse qui s’inquiète de savoir dans quel roman de Philip elle survivra. Emmanuelle Devos, figure de proue du petit théâtre de Desplechin, la bouche comme une blessure, au-delà de l’impeccable, souffle sur les cendres froides du feu aux poudres, des orages de la passion. On raconte que l’actrice qui n’a pas tourné avec le réalisateur depuis Un conte de Noël en 2008, à la réception du scénario, aurait lâché : « J’ai failli attendre ». Phrase que n’aurait pas démentie Henriette de Mortsauf, maîtresse idéalisée dans Le Lys dans la vallée d’Honoré de Balzac.

Mais le miracle du film réside dans le personnage de l’amante anglaise. C’est elle qui mène la danse des ébats, la syncope avec l’abattage de sa séduction, la déséquilibre de son mal-être. Au bord d’une perpétuelle falaise, il faut voir Léa Seydoux se lancer à corps perdu dans ses cinq-à-sept avec Philip. Tentatrice qui dévoile ses seins nus, elle craque dans la même séquence avec des larmes d’enfant. Celles de l’extase espérée, de l’abandon qui bouleverse, du dévoilement de l’intime entre broutilles du quotidien et réflexions métaphysiques sur le mystère de l’écriture.
L’actrice, au look hitchcockien digne de son contrat Vuitton, devient femme sous nos yeux, quitte l’emploi d’ado fébrile de La Vie d’Adèle, l’archétype spectral de la James Bond girl. Exploratrice de sa propre palette sentimentale avec pour seul bagage la profondeur due aux coups et douleurs de l’existence, elle n’aborde aucun port, mais tangue à l’aveugle sur les rives escarpées de la carte du Tendre adultérine. Terre d’exil où Desplechin, maître du savoir-faire et du faire savoir au sens pédagogique, rend hommage aux cinéastes qu’il connaît sur le bout des images : transparences à la Eisenstein, fermetures à l’iris à la Griffith, gros plans érotiques à la Bergman, draps incandescents à la Antonioni, neige à la Resnais, cheminées avec sous-vêtements féminins et cuts à la Truffaut, quand les acteurs demeurent en suspens dans l’espace-temps d’un plan.

Léa Seydoux ouvre le film sur une scène de théâtre. Les paupières closes sous ses doigts, elle plante le décor, décrit le bureau de Philip. En 2020, Pedro Almodovar dans son adaptation de La Voix humaine de Jean Cocteau, orchestrait la même ouverture avec Tilda Swinton. Femme accro à un homme pris qui donne de loin en loin, elle fout le feu au décor. Dans le monologue de Cocteau, l’esseulée finit par s’étrangler avec le fil du téléphone, corde au cou d’une illégitime. Dans Tromperie, l’amante anglaise qui refuse d’ouvrir le roman supposé l’emprisonner, brise les barreaux de sa cage. L’utopie d’Arnaud Desplechin s’est accomplie. Le couple séparé se retrouve en liberté et reconnaît sa gloire, celle de s’être choisi, regardé, parlé, écouté, pénétré corps et âme dans son sur-mesure. Amants fidèles au souvenir de leur infidélité, à eux-mêmes, chacun.e à soi-même/m’aime.
Tromperie de Arnaud Desplechin, Why Not Productions, 1h45, avec Léa Seydoux, Denis Podalydès, Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg. En salle depuis le mercredi 29 décembre 2021