Pierre Vinclair : Autoportrait de John Ashbery

John Ashbery (1975) © Michael Teague

Il y a quelque temps Pierre Vinclair avait franchi, pas à pas, la longue terre désolée d’un fameux poème de T. S. Eliot (Terre Inculte. Penser dans l’illisible, 2018). Le voilà qui reprend son sac de sherpa pour gravir un autre Everest : John Ashbery et son Autoportrait dans un miroir convexe, très long poème écrit par le poète états-unien Ashbery (1927-2017) en écho, en mémoire, en miroir de la toile éponyme du peintre italien Le Parmesan (1503-1540). Il n’y aurait pas grand sens à résumer la lumineuse et passionnante lecture rapprochée que Vinclair fait de ces vers, puisque c’est justement le détail, la précision et l’effet de loupe, qui font toute la valeur et la saveur de cette lecture bilingue (bilingue car l’attention aux subtilités de l’anglais et aux difficultés inhérentes de traduction est remarquable) – lecture qui franchit sans défaillir des vers semés d’embûches. Lisez donc de près.

S’il est peine perdue de résumer ce que Vinclair fait dire à une coupe précise entre deux vers ou à l’utilisation volontairement nébuleuse du pronom « it » par Ashbery, on peut faire de ce livre une autre lecture, une sorte de méta-lecture et en tirer quelques enseignements sur la poétique de Pierre Vinclair et sur ce qui le pousse à penser / écrire.  C’est donc une certaine idée de la poésie qui se fait ainsi jour à travers la lecture d’un autre, et comme en miroir. Une certaine idée de la poésie qui fait de la poésie, justement, un territoire de l’idée. Soit donc quatre leçons :

Un poème est long – même court, il est long c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans un geste qui tend à le dépasser lui-même (exemple les dizains en masse d’un récent livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie). Je me souviens qu’Ashbery dit quelque part qu’on ne peut pas être un grand poète si on n’a pas écrit au moins une fois un long poème. C’est absurde bien sûr, mais ce n’est pas absurde du point de vue d’Ashbery ni sans doute de celui de Vinclair. Un poème est long parce qu’il a devant lui une totalité. La totalité en quelque sorte est son devoir. Le plus d’espace possible et le plus de temps possible. Je me souviens qu’Ashbery dit quelque part qu’il s’efforce d’utiliser le plus possible de mots du langage : inédits, rares, insolites, infréquents. Le plus d’espace et le plus de temps et le plus de lexique : un poème est long parce qu’il a une encyclopédie du monde pour horizon ou pour souci ou pour effort.

Un poème est un drame. Il ne dit pas quelque chose, il fait quelque chose — Claire Nancy a montré dans « La Raison dramatique » (texte publié dans la revue Po&sie et accessible sur la toile) que le mot drame tire son origine du verbe dran qui signifie, plus ou moins, faire un choix, faire un choix qui engage. La question est : que fait-il ? ou que peut-il faire ? D’une certaine façon, la réponse de Vinclair reste modeste. Ou moderne. C’est selon. Un poème énonce – telle est la modernité. Un poème reste dans le langage : il agence des champs de tension en organisant le langage, sa grammaire, ses sautes de vers etc. C’est là tout le sens d’en faire des lectures rapprochées. Car on ne saisit l’effet (l’action, le faire) d’un poème qu’en regardant de près l’agencement énergétique de son langage et non en laissant évasiment l’atmosphère du poème se diffuser en nous.

Un poème est une forme du savoir ou de la connaissance. Autre dimension moderniste : le poème est une façon d’accéder au monde – par exemple à travers un miroir – et du mode d’accès au monde dépend bien sûr le monde qui nous est donné et que nous pouvons connaître et éventuellement habiter. On peut comprendre ainsi le soin que met Vinclair à écrire des sortes de modes d’emploi de ses propres livres (Agir non agir, Vie du poème) : le mode d’emploi est déjà le poème au sens où il dévoile les perspectives (rythmiques, formelles etc.) que le poème adopte sur le monde et donc le monde auquel il nous sera possible ou loisible d’accéder.

Un poème est quand même, finalement, du sens. Pierre Vinclair reconnaît à Ashbery le droit de penser que son poème est un flux – qu’on peut le lire comme on surfe, sans comprendre, et simplement en suivant les vagues de la syntaxe, mais cela ne le satisfait pas entièrement et il défend l’idée qu’il est quand même possible de « décrire à peu près objectivement » ce que fait le poème. Non pas ce qu’il me fait mais ce qu’il fait : ses agencements énergétiques. Il a sûrement aussi raison. (J’ai, quant à moi, toujours lu John Ashbery de l’autre manière, en ne cherchant pas réellement à comprendre mais en me laissant porter de manière presque hypnotique par les volutes opiacées des phrases, je l’ai lu comme une sensation de fin de soirée plutôt que comme un sens). Ce qui frappe dans la description que fait Vinclair du poème d’Ashbery c’est qu’il se demande toujours ce que le poème veut dire ou signifier ou désigner. Même si c’est pour souligner l’impossibilité, la défaillance, la complexité. Il en fait l’effort d’un sujet pensant. Pas du tout École de Genève, Vinclair ne laisse pas remonter des motifs plus ou moins inconscients à la surface du texte. Pour moi qui suis plus sensible que lui à l’approche d’un Jean-Pierre Richard ou d’un Georges Poulet, il me semble qu’il y a dans l’Autoportrait une atmosphère de menace, un sentiment prégnant de danger, l’imminence de quelque chose mais quoi ? Il me semble que la neige, la brume, l’hiver qui s’abattent sur ce poème, portent en eux un effet de suspens et de déséquilibre. Mais, pour Pierre Vinclair, ce n’est pas cela qui compte d’abord. Le poème est surtout, finalement, pour lui, peut-être moins du sens à proprement parler qu’une forme ou une fonction de la pensée, non pas le sens mais une façon de le fabriquer. En cela, Vinclair renoue à sa façon et à nouveau frais les noces interminables de la poésie et de la philosophie.

Pierre Vinclair, Autoportrait de John Ashbery. Une cérémonie improvisée, éditions Hermann, novembre 2021, 131 p., 22 €