Splendide : tel est le mot qui vient à l’esprit après avoir lu le nouveau livre de Stéphane Bouquet, Sappho en collaboration plastique avec Rosaire Appel dans la jeune collection « Supersoniques » des éditions de la Philharmonie de Paris. Déjà évoquée dans Un peuple, Sappho devient ici le lieu d’un nom poétique qui permet à Bouquet de s’interroger sur ce que constitue le poème, la parole poétique au regard de ce qui a été perdu ou retrouvé des Grecs, de l’intime lien d’alors avec la cité qui suscitait le poème et combien toute politique est une érotique dont le désir est porté par l’aveu du poème lui-même. Après Le Fait de vivre paru ce printemps, l’un de ses plus beaux recueils, Stéphane Bouquet offre avec Sappho une théorie sensible du monde et du vers qui suscite un certain nombre de questions que Diacritik ne pouvait manquer d’aller poser au poète le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide Sappho qu’avec Rosaire Appel vous venez de faire paraître dans la collection « Supersoniques » des éditions de la Philharmonie de Paris. Comment est précisément né ce texte autour de Sappho ? On se souvient que vous évoquiez déjà, il y a désormais une quinzaine d’années dans Un peuple, la figure même de Sappho parmi les poètes revêtant à vos yeux une importance cardinale : en quoi vous est-il apparu que Sappho pouvait, plus qu’un autre ou qu’une autre, incarner ce que la collection « Supersoniques » cherche à mettre en lumière, à savoir une personnalité qui, par le pouvoir des sons, a donné forme à une œuvre bousculant les frontières ? Enfin, comme s’est déroulée concrètement la collaboration plastique que vous avez entamée avec Rosaire Appel pour raconter la poétesse lydienne ?
Il faut rendre à Sabrina Valy, qui dirige les éditions de la Philharmonie, ce qui lui appartient. C’est elle qui, après avoir lu le petit paragraphe que je consacre à Sappho dans Un Peuple, m’a proposé d’étendre et d’approfondir ce paragraphe dans le cadre de cette nouvelle collection « Supersoniques ». C’est elle aussi qui a proposé la participation plastique de Rosaire Appel. Rosaire et moi ne nous sommes jamais parlés, à vrai dire, car je crois que l’idée de Sabrina Valy pour cette collection est justement de susciter des lectures singulières, l’une plutôt écrite, l’autre plutôt visuelle, d’une œuvre et de les croiser ensuite pour produire des effets de montage. Ce livre en trio, Sappho, Rosaire Appel et moi, est donc avant tout son idée. Je ne suis que l’un des interprètes en somme.
Poète, musicienne ou encore cheffe de chœur, Sappho apparaît comme une poétesse de la Grèce antique dont on sait finalement peu de choses. Nombre de ses vers ont été perdus avec les outrages du temps et la mémoire de son existence a en partie disparue de celle des hommes. Cependant, loin d’occulter cette part de non-savoir de son œuvre et de sa vie, votre Sappho choisit au contraire d’en affronter les lacunes évidentes et les manques persistants. « Qui sait ? », « on ne sait pas » se multiplient sous votre plume pour décrire celle qui ne se laisse pas approcher.
Ma question ici sera la suivante : pourquoi vous paraissait-il important, à l’enseigne de Michon dans Rimbaud le fils d’une certaine manière, de souligner d’emblée ce non-savoir comme fondateur du rapport à Sappho ? En quoi cette évanescence de Sappho participe de sa figure poétique même ? En quoi cela participe-t-il de sa légende ?
Florence Dupont, dont je trouve les analyses géniales d’audace et d’impertinence, écrit dans L’Invention de la littérature que Sappho, comme d’autres figures de la poésie grecque archaïque, n’est pas un personnage historique mais plutôt une sorte de nom inventé par les cités grecques d’Asie mineure pour se donner une identité culturelle au sein du monde grec d’alors. Ces cités d’Asie mineure auraient inventé de très efficaces porte-paroles. De la culture comme forme de la guerre déjà. Je ne suis pas assez spécialiste pour avoir un avis autorisé sur cette question de l’existence historique de Sappho mais ce que je sais c’est que, même si elle a existé pour de vrai, ce qui est quand même l’opinion la plus répandue, cette Sappho-là n’existe plus du tout, qu’il n’en reste que des traces infiniment éparses, et que le peu de savoir dont nous disposons sur elle a été propice dès l’Antiquité aux plus farfelues inventions. Une encyclopédie byzantine lui prête un mari du nom de Kerkylos d’Andros. Très bien. Elle eut certainement un mari puisqu’elle semble avoir eu une fille. Pourquoi pas Kerkylos d’Andros alors ? Et puis on se rend compte que le nom de ce mari, Kerkylos d’Andros, se laisse plus ou moins traduire : « bite de l’homme » – et alors on s’aperçoit que c’est sûrement de la légende. Sappho est un espace de projection biographique.
Mais Sappho est aussi un espace de projection poétique. Nous ne possédons que des bribes de poème, souvent le résultat de citations faites par d’autres auteurs, ou des résidus de papyrus trouvés dans le désert égyptien. Mais ces bribes ont justement cette qualité de fragmentation si essentielle à la littérature moderne depuis le Romantisme allemand – lequel on s’en souvient nous a appris à accéder à la totalité par le chemin de l’inachevé justement. Là où n’importe quel lecteur de l’Antiquité aurait vu dans ces bribes le signe dirimant du manque, nous y voyons l’horizon d’un plein. Je suis intimement convaincu que Sappho aurait moins de succès aujourd’hui si nous disposions de ses poèmes complets. C’est parce que nous avons les trous pour rêver que sa poésie nous est assez aisément accessible là où d’autres poètes antiques, dont nous possédons tout le texte, nous laisse indifférents car les comprendre implique de maîtriser des codes complexes. Dans leur nudité et leur inachèvement, les bribes de Sappho se donnent presque immédiatement. Mais ce n’est pas Sappho exactement ou c’est une autre Sappho, une silhouette réinventée.
Je voudrais en donner, si vous permettez cette réponse à rallonge, un exemple parlant. Le premier vers très parcellaire du fragment 96 est composé en tout et pour tout de quatre lettres : « sard ». Probablement, les premières lettres du nom de Sardes, capitale du royaume de Lydie sur l’actuelle côté turque, en face de Lesbos. Or voici la traduction de ce premier vers, de ces maigres quatre lettres, dans la collection de poche la plus répandue, Poésie/Gallimard : « O mon Atthis, dans la lointaine Sardes est partie Anactoria qui fut aimée de nous. » Quand même, quelle imagination ! On voit que cette traduction ne doit rien au texte proprement dit, et tout à l’idée que le traducteur se fait de Sappho. Et c’est un cercle vicieux : puisqu’une collection bon marché donne cette image faussée de Sappho, il est logique qu’elle se reproduise.
Évoquant la place de Sappho dans la société de son temps, votre texte se donne aussi plus largement comme un livre sur ce que signifiait être poète au quotidien en Grèce antique. Très vite, ce qui ne manque pas de frapper le lecteur, c’est combien être poète alors n’a plus aucun rapport avec ce que signifie être poète de nos jours : c’en est même, l’antithèse la plus résolue. De fait, être poète signifiait alors occuper une fonction sociale évidente au cœur de la cité, participer à des rites collectifs comme les mariages notamment et ne pas connaître la pauvreté.
Ma question ici sera double : que dit de la poésie d’aujourd’hui, selon vous, la position qu’occupait alors Sappho dans la cité grecque ? Plus largement, faut-il regretter, selon vous, ce rôle social du poète grec qui, d’une certaine façon, se donne comme le contraire même d’une marginalité rimbaldienne ou d’une solitude hölderlinienne sur lesquelles la modernité poétique et romantique s’est bâtie ?
Il est certain que la poésie de cette époque s’inscrivait de plain-pied dans la Cité. Je ne crois pas qu’on aurait pu imaginer alors composer un poème pour lui-même. Dans la définition même du poème, entraient les conditions de son énonciation, c’est-à-dire le rite ou le culte où il devait être chanté. L’essentiel des poèmes de Sappho que nous possédons ont été écrits pour accompagner des mariages et si on en lit les bribes avec attention, on peut parfois retrouver le moment de la cérémonie pour lequel ils étaient prévus. Par exemple, pour le petit matin, quand la cérémonie s’achevait et que le chœur de jeunes femmes s’éloignait, abandonnant la nouvelle épouse au domicile du mari. Cette poésie civile n’a pas entièrement disparu en Occident, y compris dans des pays culturellement proches du nôtre. Le Royaume-Uni a son Poet Laureate officiellement adoubé par la Reine et supposé produire des vers aux grandes occasions et, outre-Atlantique, l’on se souvient de la sensation que fit Amanda Gorman scandant son poème lors de l’investiture de Joe Biden. Mais je dirais que cette inscription dans la Cité est très minoritaire et que, en règle générale, être dans la Cité réclame un effort. Là où Sappho se coulait dans une place qui l’attendait (il lui restait bien sûr à être assez bonne pour l’occuper, elle, plutôt qu’une autre) – il faut aujourd’hui inventer sa façon de trouver, quand même, malgré tout, sa place dans une société qui ne demande rien.
Je ne m’en plains pas en vérité car cet effort à faire est justement ce qui pousse à l’invention formelle. Là où la poésie d’alors était par définition dans la Cité, il nous faut trouver la façon de la rejoindre et ce chemin est d’abord une affaire de forme poétique. Je crois qu’on pourrait écrire une histoire de la poésie moderne comme une histoire des inventions poétiques destinées à s’inscrire, en dépit de tout, dans la Cité. Exemple : le poème en prose baudelairien qui trouve sa forme à mi-chemin entre l’anecdote et le fait divers et qui peut alors se publier dans ces instruments efficaces de diffusion qu’étaient les journaux vers 1850. Hölderlin lui-même le répète souvent : la vocation du poète est « d’offrir au peuple le don céleste / Sous le voile du chant ». On peut ne pas être d’accord avec cette survalorisation du rôle du poète, ni avec ce vocabulaire religieux, mais ce qui m’intéresse plutôt c’est la manière dont Hölderlin affirme que ce partage suppose d’accepter un « voile de nuit sacrée ». Dès lors, il va mouler sa grammaire allemande sur la grammaire du grec ancien pour produire justement une obscurité linguistique qui soit ce voile de nuit sacrée et donc la possibilité du partage avec le peuple par le biais obscur du poème. Etre hors de la Cité impose donc aux poètes la tâche de trouver les moyens d’y revenir quand même par la fenêtre de la forme.
Parmi les trois leçons majeures que vous dégagez de la poésie de Sappho, s’impose, dites-vous, sa manière de traiter la poésie comme un art du présent. Ainsi, loin de faire du poème un objet sacré, éloigné des hommes, Sappho offre, tout au contraire, une poésie qui repose sur une présence quotidienne, familière, tissant des liens affectifs non seulement avec les uns et les autres mais peut-être surtout avec le monde. Sappho, ajoutez-vous, aime le monde à la folie : elle fait croire à la possibilité de son existence. En quoi fait-elle du lieu du poème une situation où se tient une fête du présent où la sensation du monde sinon sa matière se manifestent enfin ? Diriez-vous ainsi qu’alors que sa figure même de poétesse est évanescente, ses poèmes paradoxalement témoignent d’une puissance d’incarnation, du fait de vivre pour reprendre le titre de votre dernier recueil ?
Je crois qu’en effet la force de la poésie de Sappho est de s’inscrire dans le monde qui est ici et maintenant. On peut noter par exemple dans ses poèmes la présence massive de verbes à l’impératif qui appelle vers le lieu du poème : viens, viens ici, viens à moi, apporte-nous etc. (Florence Dupont dirait peut-être que c’est le genre de l’épithalame qui veut ça comme les chansons des troubadours commencent quasi toujours par une évocation du printemps, mais alors appelons ce genre Sappho). Ce qui me frappe dans les bribes qui nous restent c’est à quel point le poème ne semble rien avoir à dire d’autre que la présence de la matière. Au fond, ça se comprend : un poème de mariage doit fêter l’instant présent : la beauté et la valeur de l’épouse, la force et la richesse de l’époux, la générosité et le faste d’Aphrodite, déesse en charge des mariages. L’épithalame doit dire que ce jour et le monde en ce jour sont propices. Certains exégètes insistent sur le fait que ce goût pour la richesse de la matière chez Sappho est aussi un parti pris politique – une manière de soutenir le fastueux royaume lydien, à quelques encablures de Lesbos, contre la terne pauvreté de la Grèce d’alors. Sappho traite ainsi une autre cheffe de chœur, rivale forcément, de paysanne. Et dans sa bouche c’est clairement une insulte. Il est bien possible que Sappho ait pris un parti politique en mettant le luxe à l’honneur. Mais sans résoudre cette question du sens politique du luxe dans ses poèmes, il est évident qu’ils sont luxueux, c’est-à-dire dégoulinants de matière – et donc dégoulinants aussi de vie.
Ma prochaine question découle de la précédente : en quoi, parce qu’elle est convaincue comme vous que, par le poème, un monde existe, Sappho n’est pas finalement à tenir comme votre double poétique ? Cependant, existe-t-il des aspects de la pratique poétique de Sappho qui s’inscrit à rebours de ce que vous, vous recherchez ?
C’est une belle question, à laquelle je n’avais jamais pensé. Qu’est-ce que je n’aime pas chez Sappho ? Malheureusement, je ne crois pas que je puisse répondre. Ce que nous possédons de Sappho est trop parcellaire pour vraiment atteindre sa poétique. Et d’abord, quel était exactement son degré de liberté ? dans la mesure où la poésie d’alors était archi codifiée, un peu comme l’est la danse classique aujourd’hui pour tenter une comparaison. Si elle a pris des libertés c’est par exemple en inventant un rythme prosodique particulier, qu’on appelle aujourd’hui la strophe sapphique, mais que notre oreille française peu sensible à la longueur des sons a du mal à saisir.
Une des autres leçons selon vous de Sappho est l’usage qu’elle fait de la première personne du singulier, le « Je », qu’elle emploie dans ses poèmes : ce « je » devient le synonyme d’un nous qui tend à offrir « une sensation de communauté », dites-vous encore. Si ce souhait d’être avec apparaît majeur, ce qui frappe, c’est combien, en effet, la poésie de Sappho rassemble : est-ce finalement, plus largement, rassembler n’est pas la visée de tout projet musical et le lien le plus intense que Sappho tisse avec la musique ?
Absolument. Le poème pensé comme texte seul, sans musique, sans danse, sans cris qui accompagnent, sans encens et parfums divers, sans chatoiement des tissus, n’aurait pas suffi à créer l’effet de communauté qui était celui des rituels poétiques d’alors. Un poème alors c’était une somme de choses qui composait un événement et qui dépassait de très loin le texte lui-même. Sappho écrivait autant de la musique que de la poésie en notre sens du terme. Elle n’avait pas de lecteurs mais des auditeurs et même des spectateurs car les poèmes étaient le plus souvent chantés-dansés et ils étaient entourés d’une puissante aura de sacré puisque les divinités participaient à l’affaire. Il y a entre la poésie de la Grèce archaïque et la poésie telle qu’on la pense aujourd’hui une différence de nature. Comme il ne nous reste que les textes, et plus rien de la musique, des pas de danse, des fragrances, des costumes, du contexte sacré des choses, on croit que c’est un peu la même chose, mais pour comprendre ce qui se passait alors il faut sûrement faire un peu d’anthropologie et aller voir comment se déroulaient, avant la mondialisation culturelle, certains rituels indiens ou africains. D’un autre côte, même isolés, même fragments sur la page silencieuse et immobile, les textes sont suffisamment beaux pour apporter du plaisir en soi et ils fonctionnent encore au sens actuel du mot poésie.
Ma dernière question voudrait porter sur la vision politique que vous mettez en lumière de la figure de Sappho. Loin d’en faire une poétesse retranchée de la Cité et du commerce du monde, vous la réinscrivez dans une série de rites et de pratiques citoyennes où, sous la Grèce antique, la poésie jouait sa part active sinon première. Vous montrez ainsi combien, paradoxalement, sans tenir de discours de tribun, par l’érotisme de sa poésie se dit chez Sappho un élan politique sans équivalent. En quoi le poème, par le désir qu’il exprime et qu’il fait vibrer, se tient à l’orée de tout geste politique selon vous ? Peut-on ainsi tenir avec Sappho l’érotisme comme la naissance de la politique même ?
C’est au fond, et je suis content que vous le résumiez si bien, le credo de ce petit livre. Je crois qu’un poème s’inscrit toujours plus ou moins dans un triangle dont l’esthétique, la politique et l’érotisme constituent les trois sommets. Par érotisme, j’entends la constitution d’un rapport sensuel au monde, une façon d’accueillir et de déployer la physique des sensations. Un poème est donc ce qui articule à sa façon ces trois sommets. Chez Sappho, le souci politique de communauté (celle de la famille, celle de la Cité, celle que font ensemble les humains et les dieux) est primordial mais ce qui le déclenche c’est précisément le désir comme le dit le si beau début du fragment 16 :
Certains disent qu’une armée de chevaux, certains de fantassins
certains disent un escadron de navires est sur la terre noire
ce qu’il y a de plus beau ; mais moi je dis c’est
l’être que chacun désire
Alors bien sûr disant cela, elle cherche à donner de la dignité poétique au genre qu’elle pratique : non pas la noble épopée et ses guerres, mais le petit épithalame et sa diction du désir. N’empêche, digne ou indigne, la diction du désir est précisément au cœur de sa poésie. Il est la glu qui fait tenir ensemble toutes les briques de ce monde et qui le rend co-vivable. Il est l’instrument du commun, du partage de la terre noire.
Stéphane Bouquet et Rosaire Appel racontent Sappho, éditions Philharmonie de Paris, collection « Supersoniques », octobre 2021, 68 p., 13 € — Lire ici la critique de Christian Rosset