Cavalier d’épée constituerait une sorte de suite, ou de complément, de supplément, à Enfant de perdition (P.O.L, 2020). Le livre commencerait là où l’autre s’arrêtait, au seuil de la vie adulte, d’un voyage dans les Balkans que s’apprête à faire le narrateur. Dans Enfant de perdition, nous étions dans les méandres de la vie d’avant, jusqu’à la décision finale de « trahir » les siens, le pays d’où nous venons. L’Enfant devait se perdre pour renaître, différent.
« Moi, Pierre Chopinaud… » : Ainsi débute Cavalier d’épée, avec un accent foucaldien. Ce n’est plus un roman, mais, comme l’indique le sous-titre, une série d’écrits biographiques et politiques qui éclairent la fiction de Enfant de perdition. Le livre raconte l’histoire d’un devenir, comment Pierre Chopinaud est devenu « tsigane », un « gitan », comment il a épousé la communauté « Rom », ou « Rrom », sachant qu’on ne le devient jamais vraiment, qu’on demeure toujours ce qu’on a été, le « moi » de Pierre Chopinaud. Le livre raconte aussi cette différence, comment en devenant différent, on expérimente la frontière qui enferme chacun dans le « ghetto » de son identité, un peu peut-être comme le vertige, l’abîme linguistique qui sépare les langues. Il faudrait naître bilingue. Sinon, dans l’apprentissage de la langue, ici à l’Institut national des langues orientales, subsiste quelque chose d’étranger, une manière d’être. Pierre Chopinaud cite le célèbre exemple de Lawrence d’Arabie. Le complément de nom, s’il anoblit, n’efface pas entièrement le patronyme. Un blanc n’est pas un nègre.
Cela dit, Pierre Chopinaud va prendre littéralement la parole, s’en emparer, s’en armer, au nom de ceux qu’il a rejoint en trahissant les siens. Il va parler pour eux, organiser la défense et l’illustration de la langue rromani, la traduire, briser les chaînes, les a-priori, les clichés, les images d’Épinal du folklore tsigane, etc. Quatre parties compose le livre : « Trahir », « Parler », « Souvenir », « Jouer ». En consultant la table des matières, on pourrait penser qu’il s’agit d’un recueil réunissant les principales interventions qui témoignent de l’engagement de Pierre Chopinaud entre 2009 et 2020. Le mot d’ailleurs est à prendre à la lettre. Cavalier d’épée est un livre engagé, sartrien. Pourtant, en surimpression, apparaît un autre livre, chaque partie étant introduite par un long texte inédit et autobiographique, qui n’en forme qu’un, et qui confère à l’ensemble sa force.
Les quatre textes liminaires, « Cavalier d’épée » I, II, III, IV, contextualisent les textes qui suivent, articles, préfaces, traductions, entretiens, discours, tribunes, communiqués de presse, lettres ouvertes… On entre dans le laboratoire, l’antichambre de la cause, la question tsigane, telle que Pierre Chopinaud l’a vécue. Les textes sont introduits dans le dispositif par un extrait en italiques du texte liminaire qu’ils prolongent. Les registres sont pas les mêmes. D’où la double postulation du « biographique » et du « politique ». On pourrait presque lire les écrits biographiques indépendamment, comme une espèce de roman. On retrouve la phrase de Enfant de perdition, la syntaxe particulière de Pierre Chopinaud, son usage des temps, de la temporalité…
Cependant, pour se saisir de la rupture ontologique qui scinde en deux le « moi » de Cavalier d’épée, il est nécessaire de ne pas dissocier les textes biographiques et politiques. Il a fallu trahir les siens, les privilèges du « mode de vie » occidental, traduire le rromani, se souvenir de la tentative d’extermination par les Nazis de cette race inférieure, puis jouer avec l’actualité en l’interpellant. Pour Pierre Chopinaud, la guerre serait totale, non plus entre les nations ou les peuples, mais entre la volonté hégémonique de domination et ce qu’il reste de l’humanité. Le capitalisme, sujet nihiliste de l’ordre qui meurt, sujet de l’anthopocène, « engendre, par le meurtre de l’animal, de la terre, des races inférieures et des femmes, le surgissement en son sein de la terreur : jihad global, pandémie, fonte des glaces… » On entend gronder une voix insurrectionnelle qui invoque les noms de Rimbaud, de Nietzsche, d’Artaud, La Trêve de Primo Levi, de Pasolini, de Guyotat…
La question qui traverse le livre est celle de la légitimité ou de la capacité à supporter la cause qu’on désire embrasser. « Être le Momo, le Crucifié, une bête, le putain, un nègre, le cheval de Turin, c’est plus que je ne pourrais supporter… » Plus loin : « D’où vient-il alors que moi, Pierre Chopinaud, j’ai traversé la ligne interne [trahir], à l’intérieur de ma conscience, et externe, dans l’espace, pour entrer dans le trou [traduire], l’absence entre les mots de la grammaire qui a organisé mon corps, le ghetto [souvenir], et depuis là, dedans et dehors, soulever [jouer], au nom de la véritable loi de justice retrouvée derrière le trône du Père usurpateur, les revenants subalternes pour faire revenir éternellement l’instant où ils meurent en disant : “Je vis” ? L’ai-je fait vraiment ? » Les écrits politiques répondent-ils à l’interrogation biographique ou préparent-ils le second roman de Pierre Chopinaud ?
Pierre Chopinaud, Cavalier d’épée. Écrits biographiques et politiques, éditions P.O.L, novembre 2021, 326 p., 20 € — Lire un extrait