Aline : Valérie remerciée

J’avais une trentaine d’années, c’était en 1995. Je fréquentais un coiffeur niçois, qui avait deux places pour aller voir Céline Dion à l’Acropolis, salle Apollon, un Palais des Congrès au centre de la ville. La personne qui devait l’accompagner avait un empêchement, et l’homme m’avait proposé de le remplacer.

J’étais fan depuis longtemps : j’avais pleuré après une séparation sur l’album écrit par Goldman (« J’irais chercher ton cœur, si tu l’emportes ailleurs ») et à Paris, j’avais un amant québécois avec qui j’écoutais la chanteuse en boucle — il parlait des premières années au Québec, quand la petite fille était sortie de nulle part, le cataclysme médiatique que cela avait été. Céline — parce que personne n’avait besoin de dire le patronyme, inutile : il n’y en avait qu’une — fédérait. Un ami canadien m’avait offert l’album américain Unison des années auparavant, et c’était vrai : il y avait une symbiose avec la chanteuse, qui avait commencé à l’adolescence quand on hésitait « Entre une histoire d’amour, ou d’amitié » avec les garçons de la classe.
Je vivais avec elle, à l’unisson.

La salle était pleine bien sûr, mais le public niçois confortablement installé dans des sièges bleus, violets, rouges, n’en décollait pas. Les spectateurs reprenaient les chansons, ils les connaissaient par cœur, mais il manquait un truc pourtant. On était très bien placés, le coiffeur et moi, au troisième rang — les quelques rangées parallèles à la scène, pour ceux qui connaissent la salle dont je parle —, elle était pour moi, Céline, juste devant moi quand elle s’approchait, cheveux courts et combinaison en cuir noir. Je trépignais sur mon siège, le coiffeur, plus sage, me tapotait sur la cuisse en rythme. Mais lorsque River Deep, Mountains High avait résonné, et devant Céline qui se déchaînait en pure perte devant la salle inerte, je m’étais levé et j’avais dansé avec elle, coincé dans ma rangée, bien au centre. Elle s’était immobilisée, Céline, elle rythmait en me pointant du doigt, juste en face, les yeux dans mes yeux, coups de têtes approbateurs et grimaces de plaisir, et elle avait crié dans son micro : MA chanson, c’est pour TOI !
Le coiffeur, vexé, n’avait plus voulu me voir, après ça.
Moi je m’en foutais.
Céline, c’était pour la vie.

Mais la vie détruit : elle change le regard, elle éloigne, et même si je m’étais rendu au Québec à plusieurs reprises depuis, j’avais perdu l’intérêt. La voix ne me touchait plus, sinon à de rares occasions : la très belle scène de Mommy de Xavier Dolan m’avait rendu à la fois la chanson, mais au-delà de son interprétation, il redonnait à Céline son pouvoir sur l’autre — il suffit de voir et revoir, encore et encore, Anne Dorval, Suzanne Clément et Antoine Olivier Pilon, les yeux maquillés, chanter et danser sur On ne change pas, pour le ressentir.

J’ai rencontré Aline Dieu hier soir, dans une salle de Saint Pierre d’Oléron, une séance d’après-midi. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre (la peur d’être déçu vis-à-vis de l’emballement médiatique) même si un ami parisien m’avait écrit quelques minutes avant le film qu’il l’avait vu le matin-même et qu’il l’avait trouvé très émouvant. Je me demandais bien pourquoi. Mais à la première apparition de Sylvain Marcel (le « René » d’Aline), aux premiers regards qu’il pose sur la chanteuse de douze ans, j’ai vu que ça allait marcher. Qu’on allait y croire à l’histoire d’Aline et de Guy-Claude (avec la diphtongue s’il vous plaît), mieux que ça : que j’allais en aimer René et Céline pas davantage non, mais : enfin. Que j’allais compléter ce qui m’avait manqué, dans mon voyage interrompu avec la chanteuse québécoise. J’allais comprendre ses motivations, partager ses émotions, retrouver sa force et son épuisement, j’allais pleurer avec elle, beaucoup, tout au long du film.

Aline © RECTANGLE PRODUCTIONS/GAUMONT/TF1 FILMS PRODUCTION, DE L’HUILE/ PRODUCTIONS CARAMEL FILM INC./PCF ALINE LE FILM INC./BELGA PRODUCTIONS

Je ne répèterai pas ce que l’on lit partout, déjà : que Valérie Lemercier est à la mesure de son talent, non seulement d’interprète, mais aussi de réalisatrice — tant tout est juste, jamais outré, ou quand cela l’est, c’est totalement justifié (la scène du Vatican, par exemple), et drôle, vraiment. La bande-son est remarquable, intelligente, décalée très souvent — et c’est une des belles surprises du film : qu’il ne soit pas un catalogue de covers de la chanteuse originale, avec synchronisations labiales et mimiques impeccablement reproduites, mais qu’il soit au contraire capable de montrer les scènes sur lesquelles Aline se produit en donnant à écouter autre chose que du Céline Dion — coup de chapeau, cela dit, à Victoria Sio pour ses reprises bluffantes.

On traverse les deux heures d’Aline avec bonheur et émotion, « en acceptant d’être vulnérable », le dit très bien le comédien Sylvain Marcel — « être vulnérable, c’est une force, pas une faiblesse » — lors de l’une de ses interviews. Faisant la part belle à l’histoire d’amour entre la chanteuse et son manager, le film n’est jamais une parodie moqueuse — Lemercier insiste sur les partenariats québécois qu’elle a tout de suite recherchés pour que l’on comprenne là-bas que son intention n’était ni malveillante ni même comique, mais que c’était un hommage qu’elle voulait rendre à Céline, en romançant sa vie et sa carrière —, plutôt un accompagnement de l’une des trajectoires les plus spectaculaires du show-business, et un témoignage sur la combinaison de trois forces (la mère, le manager, la chanteuse elle-même) pour arriver à la consécration. La reprise de Robert Charlebois (Ordinaire, de l’album Encore un soir, sorti en 2016) qui clôt le film rappellera la dernière scène de Funny Girl (William Wyler, 1969) : Fanny Brice (Barbra Streisand), abandonnée par Nicky Arnstein (Omar Sharif), chante My Man en gros plan sur fond noir, espérant le retour de l’être aimé. Lorsqu’Aline chante « Je suis une fille bien ordinaire, des fois j’ai p’us goût de rien faire… Je suis une chanteuse populaire », il n’y a hélas plus de retour possible : Guy-Claude est mort et la chanteuse est dorénavant seule face à son public.