Marie Cosnay : « La seule chose qu’on produit, c’est la mort en masse » (Des îles)

Récit politique, enquête, affolement de la narration et de sa possibilité, Des îles, de Marie Cosnay, est également un témoignage fondamental : témoignage pluriel de celles et ceux qui, du fait d’être immigré.e.s, exilé.e.s, « clandestin.e.s », du fait de chercher une vie ailleurs que là où les traités internationaux et les politiques racistes leur assignent une place, subissent un traitement indigne, inhumain ; témoignage de celle qui, écrivant, écoutant, regardant, est emportée dans un mouvement général qui la dépasse : mouvement de mort, mouvement de vie. Rencontre et entretien entre Mathieu Potte-Bonneville et Marie Cosnay.

Mathieu Potte-Bonneville : Le sous-titre du livre, Lesbos 2020-Canaries 2021 donne envie de l’aborder par le début ou par la fin – parce qu’entretemps, et dans ce bref laps de temps, quelque chose s’est transformé, aggravé, durci si c’était encore possible. Le livre s’ouvre sur un chapitre intitulé « La Métamorphose », où il est question de passer, de ceux qui passent et de ce qui leur arrive quand ils franchissent effectivement les frontières. Et il se clôt sur la difficulté croissante de passer, sur ce que l’Europe devient et ce que deviennent les gens quand les passages sont fermés un par un, et referment les existences. Peut-on dire que ce livre soit l’histoire d’un renfermement ?

Marie Cosnay : Je pense que quand le livre commence – on est début 2020 –, c’est déjà très fermé. Ce qui est peut-être un petit peu moins fermé en janvier 2020, c’est la frontière dans laquelle moi je me situe, celle où je vis, c’est-à-dire entre l’Espagne et la France – c’était un peu moins fermé que ça ne l’est aujourd’hui. Mais on commence déjà le chapitre avec une fermeture.

Les personnes qui passent cette frontière, à l’intérieur de l’espace Schengen, à l’intérieur de l’Europe, entre l’Espagne et la France, font comme s’il y avait un déplacement, un avant et un après, alors qu’on sent très bien que la frontière est tellement ancrée dans le temps et dans l’espace, tellement épaisse, tellement longue et tellement durable qu’il n’y a pas vraiment de charnière. La charnière ne s’aperçoit pas comme ça. Et là, pour ouvrir le livre, on fait comme si oui, il y avait une charnière possible, comme s’il y avait un après possible.

Voilà une vraie histoire qui m’est arrivée : un couple arrive à cette frontière, passe, et j’ai eu une discussion avec eux. On se promène, et le mari me dit : « Regarde cette femme », il me désigne une femme qui elle aussi vient de passer la frontière. Il me dit : « Tu vois, quand elle était en Espagne – c’est-à-dire 20 kilomètres avant ça –, c’était celui-là qu’elle avait désigné comme le père de son enfant », elle avait un tout petit bébé qui venait de naître. « Et puis là, de l’autre côté de la frontière, c’est un autre qu’elle a choisi comme père. Eh bien, c’est ça aussi la frontière. » Cet exemple que j’ai choisi, et que je n’ai pas du tout envie d’interpréter comme quoi que ce soit autour de la paternité ou de la parentalité, cela veut dire qu’on peut faire comme si quelque chose se passait et se transformait, donc aussi une autonomie et une forme de choix pour cette femme, en l’occurrence de choisir la vie qu’elle voulait. Un passage alors même qu’il n’y en a pas, dans plusieurs sens possibles.

M.P-B : D’emblée, s’il est question dans ce livre d’exil et de frontières, c’est pour souligner combien celles-ci sont dispersées, éclatées, perturbées. Chaque chapitre s’ouvre par la désignation d’une série de lieux, dont l’énumération forme un labyrinthe : « À Bayonne dans un café, sur le pont de Behobia, à Artea, en Biscaye, à Bayonne sur les ports de la Dour, et de là, en Guinée, en Mauritanie, au Sahara occidental, à Tanger, en Adore mais aussi en Afghanistan, en Allemagne, en Turquie et enfin à Toulouse. »

M.C. : De l’entendre comme tu le dis là, je me dis que c’est tout ça, dans une journée, qui tient de manière très simple. Ce sont les conversations WhatsApp qui tiennent le monde. Qui tiennent Toulouse et Dakhla, Irun et Laâyoun et Tanger. Les nouvelles de ces empêchements et de ces besoins de conseils pour avancer de quelques villes ou de quelques kilomètres, dans une journée, c’est tout ça en même temps. C’est peut-être pour ça aussi que la fatigue est immense. Pas la mienne, celle de tout le monde.

M.P-B : Cette fatigue partagée trouve pourtant à se concentrer, à cristalliser ou à diffuser autour des îles désignées par le titre, et dont le livre propose une cartographie afin que l’on puisse situer sur une carte ces noms que l’on connaît : Lesbos, les Canaries, Lampedusa. Les îles, ce sont d’abord littéralement ces lieux où la politique de l’Europe en matière de frontières se concentre, se réunit, devient plus intense dans la violence qu’elle exerce sur les personnes et sur les vies.

M.C. : Des îles, on va parler d’abord, depuis 2016, du hotspot de Lesbos-Samos, du côté de la Turquie, avant d’arriver en Grèce. C’est l’idée de commencer à externaliser. C’est un peu comme si les géographies étaient des fictions. C’est la politique européenne la plus bête du monde.

Lesbos, hotspot, les gens n’en sortent pas : ils sont bloqués, ils doivent demander l’asile pour avoir une chance d’être peut-être un jour régularisés, mais surtout pour avoir le droit de demeurer sur place. Par exemple, sur les îles grecques, on doit malgré tout s’enregistrer, pas seulement s’enregistrer, mais aussi demander l’asile. Je pense à des collectifs solidaires, à des ONG européennes qui expliquent aux jeunes qui viennent travailler avec eux : « Si vous rencontrez quelqu’un qui n’a pas été enregistré, surtout vous ne l’aidez pas, parce que vous vous mettez en délit de solidarité. » Donc, on ne peut commencer à aider quelqu’un – je l’ai vécu avec des gens qui étaient arrivés par leurs propres moyens, c’est-à-dire sans avoir été sauvés par les garde-côtes, et qui étaient cachés dans une forêt. Personne ne voulait les aider parce qu’ils n’avaient pas encore été enregistrés pour l’asile. Or, eux voyaient une chance de ne pas avoir été enregistrés pour l’asile, puisqu’ils pouvaient partir ailleurs. Eh bien non, ils ne peuvent pas, ils sont obligés de rester là, bloqués dans l’asile en quelque sorte. Et quand on arrive en avril 2021, c’est-à-dire il n’y a pas longtemps, aux Canaries, tout est fait pour que ces îles deviennent comme un hotspot. Les avocats canariens gagnent l’équivalent d’une jurisprudence qui dit que toute personne ayant un document d’identité, ou quelque chose qui en tient lieu, peut quitter l’île pour aller sur la péninsule, « en Grande Espagne », on dit. Et il n’y a aucune manière de pouvoir l’empêcher. C’est quand même incroyable, parce que si on n’a pas de document d’identité, quelle est la seule manière d’en avoir un qui en tienne lieu ? C’est de demander l’asile. Par conséquent, c’est aussi une manière de demander l’asile, non pas pour rester mais cette fois pour partir, et tout ça est complètement contre-intuitif, ça ne ressemble à rien. Les gens qui vivent ces situations à la fois le comprennent et ne le comprennent pas. Ils le comprennent très bien au bout du compte car ça les concerne, donc ils comprennent mieux que les gens qui sont autour. Mais cela nous embrouille terriblement et cela fait perdre du temps à tout le monde aussi.

Je disais, au début, que c’était la politique la plus bête du monde car c’est la politique la plus fragilisante du monde aussi, pour l’Europe, bizarrement. C’est quelque chose qui est d’une cruauté immense et d’une aberration administrative ridicule, mais c’est aussi hyper fragilisant, parce qu’il n’y a rien de tel pour que les frontières s’ouvrent que de les fermer. C’est complètement aberrant de fermer à ce point sachant qu’on ne peut pas fermer en réalité, et que la seule chose qu’on produit, c’est la mort en masse de personnes et de familles.

M.P-B : Tu décris les raisons, ou les déraisons, qui font de ces îles des lieux stratégiques dans la politique d’externalisation où de semi-externalisation des frontières. Mais tu les décrits aussi de près, à partir d’une série de déplacements que tu as effectués, avec le souci de décrire ce que les îles font à toutes celles et ceux qui y sont, c’est-à-dire non seulement les personnes exilées mais aussi bien les habitants, ceux et celles qui viennent aider ou tenter d’aider. Il y a des pages assez sidérantes sur Moria où il est question de savoir comment on trie les vêtements venant du monde entier, et cela devient la seule question possible parce qu’au fond, la seule chose qu’on puisse faire, c’est de trier et d’emballer des vêtements dans des cartons, sans faire bouger le cadre d’un millimètre. Le livre tient l’équilibre entre une description politique – quel est l’ordre qui préside à la politique actuelle des frontières ? – et une dimension beaucoup plus documentaire voire sensible. Dirais-tu qu’il y a, dans cette façon de décrire, comme un refus de choisir entre les caractéristiques objectives de la situation et le ressenti ou les récits auxquels elle donne naissance ?

M.C. : C’est vrai. C’est vrai. Peut-être que ce que tu dis là ça interroge la place que j’ai au milieu de tout ça. Je vais dire ce que je ne suis pas, ce que je ne fais pas, ou ce que je ne veux pas faire. Je ne vais pas chercher des histoires. Je ne crois pas. Alors c’est très ambigu pour le coup, et ce sont des questions que je me pose tout le temps, mais je ne veux pas attraper des histoires, les histoires des autres. Et pourtant, je fais partie de cette histoire. En fait, je m’autorise à être là, parce que je fais partie de cette histoire, à une place qui m’a permis de voyager, moi. Mais je fais partie intimement de cette histoire-là, de cette grande histoire de ce début du XXIe siècle où il se passe ce qu’il se passe pour les gens qui essaient de bouger sans visa. J’en fais partie. J’y suis. Et la seule chose que je peux faire, c’est parler, écouter.

On dit toujours « les gens n’ont pas la parole », mais ils ont la parole, c’est juste qu’on n’écoute pas vraiment bien. Ce que je peux faire, c’est écouter, et une fois que j’ai écouté, les paroles rencontrent des choses intimes, personnelles, et aussi des choses de l’ordre de la pensée, pas seulement de l’ordre de l’affect. Et après, ça sort comme ça sort, c’est-à-dire sans choisir. Et je suis bien obligée, pour essayer de comprendre, de documenter du point de vue des textes juridiques ce qui est en train de se passer. Et je me sers évidemment de tous les travaux qui sont faits par des chercheurs remarquables sur ces questions-là, tous ceux qu’on a lus, je me sers de tout ce qu’on sait. Et cela forme quelque chose d’assez hybride entre du récit, avec la parole des gens rencontrés, des solidaires de l’île de Lesbos, des flics de Frontex sur le pont d’Irun, ou les gens qui eux-mêmes ont été bloqués longtemps et qui vont passer. La parole des gens qui m’écrivent, que je ne connais pas plus que ça, mais qui sont des témoignages dont on a besoin.

L’ONG dans les camps dont il s’agit est Refugee4Refugees : c’est une ONG qui fait du très bon travail, il n’y a rien à dire. Mais au fil de cette enquête, je ne sais pas si on peut dire ça, j’ai découvert d’autres ONG minuscules. Je pense à deux notamment, qui sont des ONG qui font du travail rémunérateur autour de ces questions, sans qu’aucune base déontologique ne soit posée à leur travail, et qui pourtant font des accords avec des ONG beaucoup plus ancrées, beaucoup plus connues. Alors le côté « mafieux » – c’est-à-dire qu’on ne sait pas qui demande de l’argent à qui, mais de l’argent circule autour de ces questions – c’est aussi du côté des ONG qu’on le retrouve.

M.P-B : La notion d’enquête s’applique bien au livre, en deux sens. Il y a d’abord, en effet, cette volonté de mettre au jour des choses qui sont tues ou qui ne sont pas regardées, que l’on n’a pas envie de regarder : que ce soient des îles arrange tout le monde, parce qu’il suffit de regarder ailleurs pour faire croire que ça n’existe pas. Toutefois, on ne peut oublier que la politique européenne est aussi une politique de la vérité, qui entend justifier son exercice par une sorte de tri permanent entre « vrais » et « faux » réfugiés, entre la situation réelle des personnes et les histoires qu’elles racontent, entre les chiffres objectifs de l’immigration et tout ce qui pourrait entraver le jeu technocratique. L’enquête que tu mènes, au contraire, procède davantage à la manière d’une enquête ethnographique, comme un recueil de récits considérés d’abord pour eux-mêmes, dans leur entrelacement, dans le respect de leur littéralité et des violences insondables dont ils peuvent témoigner. Je pense à ce récit qui circule à Moria, sur les sorciers qui mangent les gens, sur les poudres d’os qui, extraites des squelettes des migrants morts dans le désert, serviraient à tel ou tel usage. Enquêter, alors, c’est témoigner sans jugement de la littéralité de ces histoires ?

M.C. : Je pense à une autre histoire qu’on m’a racontée, qui n’est pas dans le livre mais qui dit beaucoup, un peu comme celle de la poudre d’os. C’est le fait que sur les bateaux, des gens meurent. Il y a eu énormément de morts. Et surtout de disparus. Les chiffres sont beaucoup plus hauts que ce que dit l’OIM, parce que si l’OIM a des informations sur les bateaux qui arrivent, ils n’en ont pas sur les bateaux qui partent. Or, il y a des bateaux qui partent et qui n’arrivent pas. Et ça, on ne peut le documenter qu’en effectuant un travail de documentation à l’endroit du départ, et pas seulement à l’endroit d’arrivée. Et c’est donc un phénomène immense, cette disparition en mer de gens qui jamais ne seront pleurés parce qu’ils resteront des disparus, et ça n’en fait pas des morts pour autant.  Et peut-être pour illustrer, ou se donner une raison de fuir la culpabilité de vivre avec des disparus, les personnes qui, elles, sont survivantes racontent qu’il y a des sorcières sur les bateaux. Que c’est pour ça que les bateaux coulent. C’est un nouveau récit que j’ai entendu deux, trois fois, et ces sorcières-là, il faut peut-être s’en débarrasser à temps sur le bateau, parce qu’elles font apparaître et elles font disparaître. Alors évidemment, on ne peut pas s’empêcher, quand on reçoit un récit comme ça – et c’est ce que j’essaie de ne pas faire tout de suite – d’interpréter. C’est vrai qu’il y a beaucoup de femmes qui partent. Beaucoup plus qu’avant. Pour beaucoup de raisons, notamment beaucoup de femmes du Maroc qui travaillaient dans des hôtels. La crise sanitaire a fait qu’elles n’avaient plus de travail, et elles sont parties. Et peut-être que ce départ donne une puissance, quelles que soient les violences vécues sur le chemin : ce sont des femmes puissantes qui partent. Et les femmes puissantes assimilées à de la sorcellerie, ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas du tout une affaire nouvelle. Tomber sur des histoires comme ça et voir ce qu’elles sont en train de dire de ce que nous vivons, de ce dont nous sommes partie prenante, car c’est en notre nom que ces empêchements ont lieu, ça m’importe beaucoup.

M.P-B : L’un des fils conducteurs du récit touche à la question des disparitions. Chaque chapitre s’ouvre non seulement par une série de lieux, mais par une série de noms, et certains et certaines manquent à leur nom. Citons le cartouche qui ouvre le chapitre « De marabout et de ficelles » : « Avec : Issa, Mustafa L., Kindy Tounkara, Cédric, Joana, Suzy, Alphonse, Kady, Makoko, Amhed. » Parmi ces noms, certains sont des disparus que tu vas te mettre à chercher. C’est, dans ton parcours, une démarche nouvelle : pour quelqu’un qui comme toi est engagée de longue date dans la vie et dans l’écriture sur ces questions d’exil et d’émigration, la question des disparus et la recherche de leurs traces est une question neuve et qui t’a rattrapée, je crois, de manière assez violente.

M.C. : C’est en ça qu’elle est nouvelle pour moi, elle m’a attrapée car c’est une question documentée du côté de la Méditerranée depuis 2016, et qui est très tue soit du côté de la mer d’Alborán, au départ de l’Algérie et du Maroc, vers l’Andalousie, soit du côté encore plus Atlantique, parce que sans doute beaucoup moins documentable justement, puisque dans l’Atlantique les corps et les bateaux réapparaissent encore moins que dans des mers fermées. Cette question m’attrape au moment où je le dis dans le récit. C’est en ça aussi que c’est une sorte de carnet de bord, mais pas dans le sens exact où il s’agit d’un carnet qui n’est pas retravaillé, ça n’est pas le cas. Mais cette question m’attrape au moment où j’écris qu’elle m’attrape.

En janvier 2020, je rencontre un garçon qui dans le livre s’appelle soit Ahmed soit Amadou, il donne ces deux prénoms, et qui cherche sa sœur. Il reste à Bayonne parce qu’elle est arrivée quelque temps après lui aux Îles Canaries, donc il ne doute pas qu’elle va arriver, il en est sûr et certain. Cette certitude qu’il a, je ne la remets pas en doute. Comme lui, je ne remets pas en doute le fait qu’elle va apparaître. Et je ne remets absolument pas en doute non plus le fait, en janvier 2020 – c’est pour dire à quel point je suis naïve – qu’à force de poser des questions aux collectifs canariens, à la Croix Rouge, à la Guardia Civil, on saura si elle est dans un centre, ou ailleurs. Le temps passant, on commence à se dire qu’en Europe et en Espagne, le temps de la rétention maximum est de 60 jours. Donc si après 60 jours elle n’est pas apparue, c’est qu’il y a un souci. Mais je ne doute pas que quelqu’un me répondra : « on ne l’a pas sur nos registres ». Finalement, je ne l’aurai jamais cette réponse. Et c’est une des questions capitales : si on n’a aucune information, mais une sorte d’obscurité totale sur ce qui se passe au départ, on n’a plus aucune information ni aucune transparence sur ce qui se passe à l’arrivée, puisque la Guardia Civil, la Police Nationale et la Croix Rouge ont signé entre eux des accords qui les lient et qui empêchent totalement la transmission des informations. Pour des raisons nobles : au nom de la protection des personnes. En l’occurrence je cherchais une femme, elle a peut-être disparu pour de bonnes raisons, et cette bonne raison, que je souhaiterais creuser dans une suite, c’est la question de ce que l’Espagne imagine au niveau de la traite. Qu’est-ce que c’est que la traite ? Est-ce que ce sont vraiment les femmes qui arrivent pour de la prostitution de manière organisée, ou est-ce simplement parce qu’on a payé un passeur ? À ce moment-là, tout est traite, et si tout est traite, tout est suspect, tout est empêché. Et c’est comme ça qu’on n’a jamais eu de réponse de la Croix Rouge et de la Guardia Civil, si la personne que je cherchais était bien arrivée ou pas. La réponse est probablement non, elle n’est pas arrivée, mais ce sont les camarades, le groupe communautaire qui a fini par le dire.

M.P-B : l’un des aspects les plus déchirants du livre, c’est aussi la manière dont les personnes séparées se cherchent les unes les autres. Ce livre est un grand récit de séparation, et on ne peut pas s’empêcher, même si on n’aime pas les métaphores, de se dire que le titre choisi, Des Îles, désigne aussi cette forme d’archipélisation des communautés, des familles, des proches, des relations que les personnes peuvent entretenir les unes avec les autres et qui, parce qu’ils ne sont pas partis au même moment, parce qu’ils n’ont pas suivi les mêmes chemins, se cherchent.

M.C. : C’est exactement ça.

M.P-B : Ils se cherchent, et leurs recherches passent souvent par toi. On en revient à WhatsApp que tu évoquais en commençant. Tu te retrouves par conséquent sur le chemin de cette recherche, c’est aussi ce que tu racontes.

M.C. : C’est sans doute pour ça que j’en sors et que j’en suis autant bouleversée, c’est de se dire qu’on se rend compte, sans pouvoir faire quoique ce soit d’autre que raconter – c’est peut-être ça la réponse d’ailleurs, c’est peut-être pour ça que je le fais –, qu’on assiste complètement impuissant à une désorganisation totale des liens, que ce soit entre les vivants et les morts, les parents et les enfants, entre les familles, des liens qui ne sont pas forcément biologiques non plus. Et cette désorganisation est provoquée par des choix politiques qu’on connaît, mais on ne sait pas du tout quelles conséquences cela va avoir. Et cela reproduit d’autres coupures, d’autres brisures dans l’Histoire. Il y a quelque chose qui me semble vraiment, vraiment grave. C’est une forme d’intuition très forte quand on est au bord de quelque chose de très grave, et à part le raconter comme ça, quotidiennement, à suivre une trajectoire, quand je cherche Alphonse, quand je cherche Makoko, quand je cherche un autre garçon que je n’ai pas nommé dans le livre car je ne souhaitais pas le nommer pour ses parents… Quand je cherche des gens comme ça, c’est une personne que je cherche, mais c’est beaucoup, beaucoup plus que ça. C’est au nom de : « Qu’est-ce qu’on est en train de fabriquer, à laisser disparaître des gens ? »

M.P-B : Il y a les gens que tu cherches infructueusement, et puis il y a les gens que tu cherches et que tu trouves, mais que tu n’arrives pas pour autant à réunir : je pense en particulier aux enfants, aux mineurs retenus en Espagne et qui ont des parents de ce côté-ci de la frontière, pour lesquels pour autant rien ne paraît possible.

 

M.C. : Ça, c’est l’histoire par laquelle finit le livre. Quand je pars aux Canaries, je pars avec la photo d’une petite fille, qui s’appelle Fatou, mais dont les parents savent que si elle est arrivée en Espagne, on lui aurait donné le nom de Fatim. On la cherche avec ces deux prénoms et son nom de famille. Elle était sur un bateau qui a un nom, le nom d’une petite fille. Sur ce bateau, il y a eu de nombreux morts. Le bateau arrivait avec des morts, et on sait qu’une petite fille est morte sur ce bateau. La petite fille que je cherche a voyagé avec une dame qui est une « sœur », une sœur de cœur de la maman. Cette sœur, cette dame de confiance pour la maman, a dit que la petite fille était arrivée. Mais rien ne le garantit. Cette dame a été hospitalisée car elle était dans un état critique lorsqu’elle est arrivée aux Canaries, donc coupée complètement de la petite fille, ne sachant plus où elle était. Comme elle est arrivée avec cette petite fille, on a immédiatement supposé que c’était de la traite, cette fameuse traite dont je parlais, qui serait à définir, et on a donc coupé tous les liens possibles avec la petite fille. Plus elle voulait avoir des informations, moins elle en avait, plus on la soupçonnait. La petite fille a été placée dans un centre, mais avec la maman, depuis la France, on ne sait pas. On ne sait pas si sa fille est arrivée, si elle fait partie des enfants qui n’ont pas survécu, si elle fait partie des enfants qui ont vécu, bien que la sœur dise que oui, elle a bien vécu, et qu’elle l’a protégée en la mettant sur son pied pendant tout le trajet. On ne sait rien. Quand je vais aux Canaries, par un hasard, un très heureux hasard et tout un tas de circonstances et de très belles personnes, Txema Santana, qui est le délégué aux migrations auprès du gouvernement des Canaries, m’a permis de lui montrer la photo de la petite fille, et après il a lui-même interrogé d’autres personnes qui ont trouvé la petite fille. C’est un moment que je raconte dans le livre car il est très émouvant : on se retrouve dans l’hôpital anatomique de Las Palmas, et le pédiatre qui est là au premier moment, le moment où les bateaux arrivent et où peut-être les enfants ont besoin de secours, voit la photo, et dit : « Elle est vivante, je sais où elle est. » Et à partir de là, c’est une belle histoire. Mais il n’y en a pas beaucoup. Alors on va au bout, on veut aller au bout. Mais là, cela fait 6 mois, et on n’y arrive pas. On soupçonne la maman de ne pas être capable d’être une mère, parce qu’elle n’a pas de papiers, elle a payé des passeurs, elle ne se rend pas compte que sa fille a peut-être été maltraitée au Maroc. Mais la maman se rend compte de tout. La maman dit : « On arrête de tourner. On s’assoit tous, et moi je mets le point final. Si vous pensez que ma fille a été abusée sexuellement mais que vous ne le dites pas, arrêtez de tourner, et amenez-la voir un.e gynécologue, faites ça. » Et de toute façon, qu’elle l’ait été ou pas, c’est avec sa maman qu’elle doit être, et en France il y a aussi des médecins, des psychologues, des structures pour l’aider. Et de l’autre côté, que ce soient les services sociaux, ou même les personnes plus délicates qui veulent bien faire, on trouve malgré tout une incapacité à imaginer une parentalité autre, un peu plus tordue. Alors que ça n’est pas inimaginable, il y a plein de gens qui ont des visas, qui peuvent se déplacer, qui choisissent un poste à l’étranger, comme ces femmes qui travaillent aux États-Unis et qui laissent leurs enfants au Mexique : les histoires on les connaît, on sait que ça n’est pas complètement hallucinant de partir deux ans à l’avance pour préparer une vie meilleure à son enfant. Ce n’est pas hallucinant, alors pourquoi on ne l’entend pas ? On ne l’entend pas.

M.P-B : En t’écoutant, je me disais qu’il y avait au fond deux types d’écriture : on connaît des écritures de l’alerte, qui avertissent d’un drame en cours dans le moment même où celui-ci se noue. Et l’on connaît par ailleurs des écritures de l’irréparable, qui témoignent pour ce qui s’est produit une fois le pire survenu, dans l’après-coup de la tragédie et pour dire qu’aucune écriture ne sera à la hauteur de ce qui s’est produit. Or, il me semble que, non par choix mais par force, ou disons par fidélité à l’expérience terrible qui fait notre présent, tu as installé ton écritoire sur les deux registres à la fois. Aujourd’hui, l’absence d’espoir de voir les politiques européennes d’immigration évoluer dans un sens qui ne soit pas encore pire condamne l’écriture à être à la fois du côté de l’alerte et de l’irréparable.

M.C. : C’est peut-être pour ça que j’ai cette position. Je continue car je ne sais rien faire d’autre et je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas quoi faire. Et c’est la seule chose que je peux faire. C’est exactement ça.

M.P-B : Nous sommes nombreux à ne pas savoir quoi faire – mais l’une des choses que l’on peut faire, sachant – et tu y reviens sans cesse – que cela ne suffit pas, c’est de te lire. On pense, en te lisant à ce dialogue qui pour Maurice Blanchot résumait chez Franz Kafka la Description d’un combat : « Que tu te battes ou que tu renonces, tout est perdu. Je dois donc renoncer ? Non, car si tu renonces tu es perdu. »

Marie Cosnay, Des îles, éditions de l’Ogre, octobre 2021, 296 p., 21 € – Lire ici l’article de Jean-Philippe Cazier.