Amen

L’engouement pour ou contre les romans de Bret Easton Ellis m’est resté étranger. En furetant dans mes étagères, je suis retombé sur Les lois de l’attraction, en poche. Date d’achat : 24/5/1995. Je n’étais pas pressé. J’ai dû par la suite emprunter American psycho, et Lunar park ou Suites impériales, je ne sais plus, en médiathèque. Pourquoi s’encombrer de livres dont j’avais plus ou moins décrété par avance qu’ils me déplairaient ? Le matraquage branché avait peut-être agi sur moi a contrario : l’atmosphère de soufre pasteurisé-marketé qui entourait l’auteur nourrissant mon scepticisme,  il me fallait étayer ma réticence, au moins jeter un œil sur les pièces à conviction. Je l’admets volontiers : cette attitude, renforcée par mon manque de fascination pour le mode de vie des élites new-yorkaises, ne valait pas mieux que la reddition d’office devant le scrutateur en chef de l’ethos yuppie. Snobisme anti-mode contre snobisme mode. Match nul. Ce genre de match est toujours nul.

Pour ce que je suis parvenu à en lire (il y a, c’est indéniable, des longueurs, voire des tunnels), ses romans ne m’ont paru dénués ni d’intérêt ni de motifs de réserve voire d’agacement. L’imprégnation post postmoderne (on ne sait pas bien ce que c’est mais on est après Joyce, Faulkner, Beckett, Gaddis etc. On est donc forcément dans le post, et ça commence à faire un bail, à tel point qu’on n’est pas à l’abri de pulsions sarcastiques à l’égard de telles appellations et de se demander  jusqu’où ira le post) y colore les ingrédients romanesques traditionnels, consistant à rallonger la sauce, ajouter des pages aux pages. Pour résumer grossièrement, et me plaçant sous le paratonnerre de Bret Easton Ellis lui-même (« Un problème grandissant dans notre culture tient à l’incapacité des gens de se fixer sur deux pensées contradictoires en même temps, de telle sorte que toute « critique » du travail de quelqu’un est invariablement blâmée comme provenant d’un sentiment d’élitisme, d’un sentiment de jalousie ou de supériorité »), je dirai que ses romans ne m’ont pas particulièrement marqué. Toutefois, je ne pouvais, sans mauvaise foi, réduire leur auteur à un cocktail de roublardise et de savoir-faire. Quelque chose résistait à toute analyse sommaire.

Ce « quelque chose » prend forme assez clairement dans White (Robert Laffont, 2019, traduction Pierre Guglielmina), qui n’est pas une fiction, mais une suite de réflexions et de souvenirs sur les États-Unis d’Amérique dans les années récentes. L’auteur s’y montre sous un jour assez sobre, sans trop de complaisance envers lui-même. Sa faculté de dévoilement des conformismes travestis et des tartuferies ne peut que rencontrer notre intérêt. Il y a de la lucidité et, même, quelques traces d’humour. Bref, le minimum de ce qu’on est en droit d’attendre d’un homme – ou d’une femme – qui n’a pas abdiqué sa foi dans la puissance corrosive et éclairante des mots.

À propos du roman, il parle d’« enclave truquée ». L’expression porte quand elle émane d’un romancier : on peut penser qu’elle relève davantage d’une lassitude désolée par rapport au genre que d’une attaque par ressentiment ou stérilité. Ses observations sur l’anti-trumpisme pompeux et sans risques des sommités d’Hollywood et du show-biz ; sur l’aveuglement condescendant et contre-productif des médias dits sérieux* ; sur « l’insipide culture d’entreprise » ; sur la manière d’être un « gay présentable » ; sur la chasse en meute et le carnaval de hargne crasse auxquels se livrent certains sur les réseaux sociaux, tout cela me parle. Ce n’est pas tant contre la ressassée « bien-pensance » (qui n’est pas un peu « bien-pensant » ? Et se vouloir à tout prix « mal-pensant » n’est-ce pas le comble de la « bien-pensance » ?) qu’il bataille ici que contre un phénomène plus inquiétant : l’ostracisme envers la pensée articulée, au profit du slogan, et, surtout, de l’offuscation. À un certain degré de régression, Il ne s’agit plus de « politiquement correct » mais de non-pensée  tout court. White n’appartient pas au registre des livres platement « mal-pensants ». Une grande part de son intérêt réside dans le fait qu’il échappe au schématisme et à l’opportunisme par le souffle éthique qui l’anime, celui d’un écrivain inféodé à aucune autre ligne que la sienne, avec ses doutes, ses impasses, ses colères et ses fatigues ; sans servilité envers ce qu’il convient de penser selon ses pairs ou les courants et contre-courants en vogue.

Et maintenant, dans la tradition de la chronique follement digressive, je me demande si nous ne devrions pas organiser une grande Marche contre l’athéophobie. Défiler dans la rue contre la stigmatisation de nos sœurs et frères athées de toutes confessions, toutes couleurs et toutes orientations sexuelles. L’athéisme est une croyance comme une autre, aussi respectable qu’une autre. Il faut respecter le droit de chacun à ne croire en aucun dieu, en aucune transcendance surnaturelle, sans pour autant vouer aux gémonies, au bûcher ou au sarcasme ceux qui croient le contraire.  Il faut respecter le droit de croire que l’être humain n’est qu’un animal parmi les autres, avec ses traits propres mais sans destin spécifique. Le droit de ne pas placer son existence sous commandement divin. Le droit d’errer. Le droit de ne pas savoir. Le droit d’avoir peut-être tort tandis que d’autres vaquent à leur foi dans la divinité qui leur chante ou qu’on leur prescrit. Le droit qu’on ne lui impose ni Yahvé, ni Allah, ni Kije Manito, ni je ne sais quel autre Père de tout ce qui existe.

Ni dieu ni maître, proclame un slogan anarchiste. Cela peut se respecter. (Je dis à l’anarchiste orthodoxe, s’il existe : n’essayez pas de m’imposer vos idoles et évitez de me tutoyer. Sachez aussi que, lorsque l’État me paraît se comporter de manière juste, je suis pour, ce qui peut constituer une hérésie à vos yeux.) Mais c’est encore un slogan. Auquel on serait tenté d’ajouter : ni slogan, non plus, alors, tant qu’on y est. Amen.

* Pour approfondir ces questions, et notamment le climat et les logiques qui ont concouru à l’élection de Donald Trump, cf le livre de Joan C. Williams : La classe ouvrière blanche. Surmonter l’incompréhension de classe aux États-Unis (traduction de Carole Roudot-Gonin, Éditions Unes, 2020).