Un jour, il y a longtemps, elle s’est mise à chercher. Obscurément chercher. Au début elle voulait être comédienne, elle pensait que c’était ça pour sa vie : dire les mots des autres, leurs couleurs, leurs sentiments, puis non, elle a doucement arrêté, la réalité de l’actrice s’est effacée, elle a compris sans le comprendre, en ressentant plutôt, que sa recherche allait se faire ailleurs, autrement. C’est ainsi que Nathalie, mon amie du cours Florent, est devenue Vittoretti, un artiste peintre, dessinateur, plasticien. Vittoretti c’est un « il », c’est une « elle ». Une île, une aile. C’est neutre pour mieux embrasser.
Qu’est-ce qu’un artiste ? Un artiste est un explorateur, un chercheur, un arpenteur. Un artiste c’est le soleil couchant, cela dit sans les mots la vérité de la beauté de ce monde, ça crée des apparitions qui nous sauvent un peu, un peu plus, un peu mieux. Ce que fait Vittoretti. Elle cherche. Avec son enthousiasme. Il cherche, et n’a pas peur de se chercher. Vittoretti, n’est pas exactement non-binaire comme on l’entend aujourd’hui, c’est plutôt qu’il intègre à la fois les principes féminin et masculin, sempiternel masculin, éternel féminin, son identité vient des siècles passés, sa vision n’est pas déterminée par un genre. Depuis vingt ans environ, Vittoretti creuse la vision, et il a fini par trouver : des formes, une forme, des épiphanies, des myriades de couleurs. Il est complètement mystique, gentille sorcière, fée, ésotérique, lutin, comme l’ont été les plus grands, Hugo en premier. Mais elle ne fait pas tourner les tables, Vitto, elle cherche les secrets enfouis du monde, les vérités de l’invisible, les multiples dimensions. Elle aime la science, la science est comme une amie pour elle, ça la rassure, elle aime les histoires de l’homme de Vitruve, du nombre d’or ou des constellations, elle cherche un pont entre une alchimie nouvelle et les règles mathématiques de l’harmonie. Parmi ses instruments, il y a les formes, mais aussi la couleur. Mais je dois dire qu’au début j’étais septique vis-à-vis de cette couleur omniprésente, écrasante, j’y voyais même quelque chose d’un peu vulgaire, d’un peu naïf, mon oeil étant plus habité à Soulages qu’à Rothko. Les abîmes à la compréhension sont légion chez Vitto. Mais Vittoretti, lentement mais sûrement, à force de temps et de patience, m’a fait aimer cette couleur, cette exubérance, ces toiles peuplées de signes et de symboles, il m’a montré la noblesse de la couleur. Aujourd’hui je regarde ses peintures magnifiques, ses formes, et je les vois comme venues d’un infiniment petit du vivant jusqu’aux choses du cosmos, les nébuleuses de gaz colorées, les pouponnières d’étoiles, la théorie des cordes, l’infiniment grand, les boucles quantiques, Vittoretti, tenant d’une main le micro, de l’autre le macro, a cherché et a trouvé, quoi ? L’éternité, oui, rien que ça ! Et cette éternité a le visage caché et coloré du monde sous la surface du monde.
Un jour, sur Facebook, j’ai cru voir un Vittoretti, c’était en réalité une photo très agrandie et colorée de l’intérieur d’une cellule vue par un microscope à balayage ! Les élucubrations formelles de Vittoretti sont en réalité des visions de vérités scientifiques, une vue de la vie des protéines et des gènes encodeurs à l’intérieur de la cellule humaine ou animale. La même expérience peut se faire avec le télescope Hubble, la puissance des galaxies, son enchevêtrement coloré, les masses de matières noire ou vertes, roses, rouges, bleues, les nuages de poussières dorées, sont également présentes dans les œuvres de Vittoretti. C’est qu’elle imite la vraie vie sous le visible, le réel au-delà de la réalité des cinq sens, c’est qu’elle révèle ce qui est et qui sera, son savoir est empirique et intuitif, Vittoretti ne nous dit qu’une chose finalement, qu’il ne faut pas avoir peur du voyage, de ce qu’on ne sait pas et qui ne dépend pas de nous, elle dit que le monde est beau, qu’il est grand, plus grand que nous pensons, qu’il contient aussi toute la consolation nécessaire à nos vies de mortels, que la vie est plus vaste, qu’il faut apprendre à voir au-delà de nos prisons existentielles, les œuvres de Vittoretti sont des portes ouvertes qui annoncent une bonne nouvelle, pas la bonne nouvelle des Évangiles mais une bonne, à savoir que la paix, l’harmonie et la grande réconciliation nous attendent de l’autre côté, et l’autre côté n’est pas ce qui sera ou pas après la mort, c’est bien ce qui est déjà là maintenant sous la surface du monde vivant : le Royaume est là sous nos yeux et nos doigts et il est plein de couleurs ! Vittoretti peint du côté du vivant, vers le vivant, et chaque couleur parle et raconte son histoire. ‘Cest beau quand ça parle, « quand on se parle », ça naît : ça naît, ça vit, donc ça ne meurt pas.

Vittoretti pourtant connaît la mort, et même le suicide, sa réponse finalement est un grand oui à la vie, en connaissance de cause, toute honte bue, en courage de chaque jour, Vitto est une affirmation tonitruante, un grand sourire comme toute réponse au non de la mort. J’aime aussi Vittoretti parce qu’il a cette connaissance de la finitude ou du tragique, il est mort à lui-même plusieurs fois, et il est revenu des Enfers. Il en est revenu à chaque fois plus simple, simplifié, oui l’art est un processus de simplification.
Ses instruments : la peinture, l’encre, mais aussi l’enthousiasme de la forme. Mais justement, arrêtons-nous sur le mot, quel enthousiasme ? Je regarde le mot, je commence par ses racines grecques, plus je le regarde plus il s’éloigne. Je vais pour le saisir et c’est du gaz, il s’est échappé dans un ailleurs inconsistant, dans le temps, dans un brouillard d’idées mortes et reçues. Je pensais connaître ce simple mot, je vois bien que non, il n’était qu’illusion : un noyau qui renvoie à Dieu, à d’anciennes puissances verticales, à des formes de possession divine : les rites dionysiaques, orphiques, l’enthousiasme serait exaltation et énergie qui permettrait d’ouvrir les portes de l’intuition des réalités supra-naturelles. Et Vigny d’écrire dans son Journal d’un poète (1841) : « Ce n’est pas pour rien qu’enthousiasme veut dire Dieu dans nous. »
Mais l’enthousiasme, si l’on peut assez facilement le cerner par l’avoir, c’est-à-dire reconnaître qu’on en a ou qu’on en manque ; les choses deviennent plus difficiles quand on l’aborde sous l’angle de l’être, qu’est-il, quelle est sa nature ? Une force, une grâce, une faculté ? Quelque chose qui se mérite, un don ? Est-il inné, donné par surcroît, par bonheur, by chance ? Ou peut-on l’acquérir à force de travail, de concentration, de méditation, ou de lâcher-prise ? Enthousiasme, toi qui peux soulever les corps, les âmes et les esprits, toi qui pousses à créer ou agir avec ardeur et dans la joie, d’où viens-tu ? Qui es-tu ? Es-tu de ce monde, feu sacré coloré ?
Enthousiasme, je t’entends dans la musique, chez Schubert ou plus près de nous dans la voix de Tamino quand il chante « Perséphone » ou dans la voix d’Aurora quand elle chante « The Seed », je t’ai souvent vu dans la danse, chez Pina Baush, chez Thierry Thieû-Niang – tous deux ont monté Le Sacre du printemps — je te vois au théâtre, bien sûr, et au cinéma où il est si plaisant de te représenter pour mieux t’invoquer et te raconter, je te lis dans la littérature, je te trouve dans la poésie et mieux encore dans les textes tristes et sombres, où tu ressors davantage, comme la lumière dans tel Caravage, dans tel Rembrandt, dans tel Soulages. Le livre va contre le malheur, quand bien même son sujet soit le malheur, si livre il y a c’est que des phrases ont été arrachées au malheur, le véritable malheur étant silence, mutisme, souffrance sans fin, asphyxie, paralysie,… absence de livre. Job, le livre de Job, paradoxal enthousiasme de Job, communication avec Dieu, questions sans fin de Job, je les vois monter jusqu’aux larmes contenues dans les tristes regards de Marilyn Monroe ou d’Isabelle Adjani, leur mélancolie, puis soudain il y a cet étrange arrêt, cette envie de rire, c’est alors une tête qui part en arrière, une bouche qui s’entrouvre, des dents qui brillent et qui claquent en éclats de rires jaillissants comme autant de sources soudaines : Isabelle et Marilyn rient. Enthousiasme, je te vois enfin dans toute la peinture de Vittoretti.
Mais à quoi pense Vittoretti au moment où il invente ses formes et ses méandres, avant d’ajouter, d’inventer encore, la couleur ? L’écrivaine et comédienne Denise Bonal écrivait : « Oui, c’est arrivé comme ça, tout a éclaté, les vitres et les vieux fauteuils et les vieux notaires et tout ce qui ressemble à des statues sans sexe. Et alors : on dit que les étoiles ont mis la main à la pâte et qu’elles ont dit de leur voix cristalline : Voilà le bonheur, c’est comme ça, ça vous bouscule ! » Mais alors, à quoi pense Vittoretti ? Il est clair qu’il ne pense à rien. Il est connecté, relié, certains avec un sourire diraient perché. Et que voit-il ? Il est certain qu’il n’y voit rien. Car ce n’est plus avec les yeux que cela se dit, se passe. Je parle là d’une vision au-delà de la vision des globes oculaires. Etant donné que sur la scène de sa conscience rien ne bouge qui ait une couleur distincte ou une ligne définie, on ne peut pas dire que Vittoretti soit identifiable à une chose. Mais il remue. Il n’évolue ni dans le monde ni en dehors du monde. Il ondule, et bouge tout simplement. Comme un arbre. Et comme le vois, ça travaille. Il ne bouge pas en fleur, en miel, en oiseau, en homme ou en femme et mère qu’il est pourtant : il bouge en extase.
Mais il y a quand même un mot qui parle bien, il me semble, du travail de Vittoretti : le mot « méditation ». Les moines marcheurs écrivaient des poèmes, les ermites composaient des chants spontanés, d’autres s’adonnaient à la peinture ou à la calligraphie, Vittoretti peint en méditant, médite en peignant et dessinant. Plus encore, contempler une œuvre de Vittoretti, s’y plonger, c’est méditer soi-même. Parce que la méditation est une démarche intérieure et parce qu’elle se situe sur une brèche entre visible et invisible, matériel et immatériel, l’art a toujours été son relais privilégié d’expression. Vittoretti ne fait que donner à voir ce qui est invisible pour les yeux, figurer la rencontre avec son propre esprit, le face à face avec ses émotions, dépeindre le silence, les méandres de la pensée ou illustrer la compassion, et même une forme de consolation qui sourit et embrasserait le monde.
Ensuite, avant d’en revenir au silence non silencieux des toiles et des dessins, je citerai la dramaturge Anne Carson qui écrit en ouverture d’Antigonick “ Ce n’est pas qu’on veuille tout comprendre / ou même comprendre quelque chose / nous voulons comprendre autre chose ». Vittoretti nous montre cet autre chose. Rien de moins, rien de plus. Bienvenu. C’est un voyage. Un retour à Ithaque, les Ithaques de Vittoretti.
On se revoit sur le chemin, chère Nathalie, le mouvement est lancé, faisons en sorte qu’il ne s’arrête pas : see you on the road ! Tout ça, cette vie que nous avons en partage, ce n’est qu’un trajet. La mort n’existe que parce qu’il y a la vie, la vie est première. Marchons, avançons. Tu verras, à force de marcher on sortira de l’inexistence, à force de courir on sortira de l’hébétude, à force de danser on sortira de l’horrible pesanteur des choses et des heures, des maux de tête et de cœur. Et on inventerait alors des formes inimaginées jusque-là, et elles ressembleraient à des éclosions, des fleurs, du printemps, ou à des faits, les faits de l’enthousiasme, les faits de la peinture de Vittoretti.
« Pour qu’un fait soit tout à fait un fait, il me faut y croire comme alors je crois encore en Dieu : de toutes les forces de mon esprit, de mon cœur, de mon âme, de ma mémoire » Pierre Guyotat