Fraternité. Conte fantastique : Un théâtre à voyager dans les temps

Fraternité, Conte fantastique, Caroline Guiela Nguyen, 2021 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

La pièce commence au futur. Un futur proche de nous mais néanmoins postérieur à la catastrophe. Une éclipse a enlevé à l’humanité une de ses moitiés. Et ce n’est pas un hémisphère qui a disparu ou un peuple qui a été décimé mais au cœur de chaque famille un membre ou deux qui s’est volatilisé pendant les quatre minutes de cette nuit en plein jour. La moitié restante tente donc de rester vivante en espérant l’autre. Sidération et désolation engendrent consolation. Dans un centre humanitaire, à la fois hyper technologique et terriblement précaire, des humains tentent de prendre soin les uns des autres autour de chaises en plastique, de découpages naïfs et de paniers repas. Comme une bouteille à la mer, une cabine à messages est proposée à ceux qui éprouvent le besoin de s’adresser à leurs disparus — on dit aussi absents —, dans l’espoir que peut-être, un jour, quelque part, ils y auront accès. Le spectacle se construit ainsi, avec les histoires de chacun défilant derrière la paroi de verre, visages projetés sur le mur du fond et voix amplifiées, pour nous faire entendre le vide laissé par l’enfant envolée, la mère effacée, le frère subtilisé. Le soulagement aussi parfois quand le disparu était un homme violent… Ces deuils en suspens cherchent une voix pour se dire, une voie pour se vivre. Dans ce monde où on communique avec l’univers, où on crée de machines pour compter les battements de cœur ou manipuler les mémoires, l’impuissance à se retrouver prend une ampleur infinie. Tout est possible et pourtant l’essentiel reste inatteignable.

Sur ce plateau toujours veillé par les étoiles, une troupe cosmopolite et improbable dessine un fragment d’humanité. Le théâtre renoue ici avec ses origines cosmogoniques : quand le cœur des hommes était en lien direct avec le rythme des étoiles, quand l’être humain s’agitait pour combattre son malheur et ne pouvait que s’y enfoncer malgré ses bonnes intentions ; quand le collectif accueillait dans sa danse des amateurs et renvoyait à la cité son image.

Certes cette projection vers la catastrophe imminente est dans l’air du temps. Le point de départ du récit rappelle celui d’une série tv (The Leftovers) ou d’un roman (la faille temporelle du dernier Goncourt, ou l’enfant disparue et recherchée des Furtifs de Damasio). Le spectacle exploite ces ressorts narratifs, à coup de prolepses, de coups de théâtre et de renversements. Il en assume le potentiel émotionnel, dans une mise en scène virtuose, qui pourrait sembler parfois sensationnelle. Au présent du plateau les êtres se croisent, les histoires se tuilent, les parcours se superposent sans temps mort, embarquant le public dans l’émotion. En contrepoint d’instants pathétiques, la scientifique analyse en anglais les battements de cœur des personnages, opérant une rupture qui déjoue l’écueil de la sensiblerie.

Fraternité, Conte fantastique, Caroline Guiela Nguyen, 2021 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 La multiplicité des langues, le recours à la traduction simultanée contribuent à ce pas de côté : qu’elles soient arabe traduit en direct, anglais sur-titré ou expression de rage rappée par deux jeunes comédiennes vibrantes, la langue d’aujourd’hui nous heurte, nous fait rire et nous ramène au présent. Car le dispositif fictionnel rejoint finalement celui de la représentation pour célébrer la beauté de l’instant, celle de la rencontre qui aura peut-être lieu entre disparus et rescapés (mais nous ne dévoilerons pas la fin de l’histoire) et à coup sûr entre plateau et public. Un ange est passé, il avait des dread locks et un survêtement blanc et chantait des airs baroques.

FRATERNITÉ, CONTE FANTASTIQUE
Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen
Avec Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki

À l’Odéon (Berthier 17e) jusqu’au 17 octobre 2021 puis en tournée en France et en Europe. Toutes les infos ici