« On nous demande avec une indulgente ironie combien il y a eu de grandes artistes femmes. Eh ! messieurs, il y en a eu et c’est étonnant, vu les difficultés énormes qu’elles rencontrent. » Marie Bashkirtseff, sous le pseudonyme de Pauline Orell, in La Citoyenne, 6 mars 1881
Marie Bashkirtseff (1858-1884), c’est un peu la rencontre de Berthe Morisot, Louise Michel et Kim Kardashian. Elle aurait adoré notre époque, qui glorifie toute forme de narcissisme, pousse les jeunes à la promotion permanente de leur image forcément parfaite, et où le culte du « moi » est la nouvelle religion en vogue. Marie Bashkirtseff était une gamine difficile, prétentieuse et imbue d’elle-même, qui parlait six langues et lisait le grec et le latin. C’était aussi une enfant prodige capricieuse, qui aurait pu devenir une grande cantatrice, une grande écrivaine, une grande peintresse, mais que la tuberculose a fauchée à la fleur de l’âge. C’était encore une coquette qui passait son temps à s’admirer dans la glace, mais qui lisait Aristote, Dante, dissertait sur Kant et Balzac et affichait des opinions politiques républicaines très affirmées.
En effet, le but avoué de cette fille de la petite noblesse russe, que les vicissitudes du sort avaient fait échouer à Nice avec son excentrique clan familial, c’était bien cela, elle ne s’en cachait pas : devenir célèbre, laisser une trace en ce monde. La préface de son célèbre journal commence par ces lignes : « À quoi bon mentir et poser ? Oui, il est évident que j’ai le désir, sinon l’espoir de rester sur cette terre, par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j’espère rester comme une grande artiste ; mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu’intéressant. » Certaine de son talent et d’être promise à un glorieux destin, féministe rédigeant des articles engagés et faisant fi des traditions, Marie Bashkirtseff fut un météore dans le ciel bourgeois et conventionnel de la France de la seconde moitié du XIXe siècle, que sa façon de vivre ne cessait d’interroger, de bousculer. Quoi qu’on pense d’elle, on ne peut qu’être admiratif devant tant de travail, de détermination, de ténacité et d’absolu confiance en son destin.

Du côté de son père comme de sa mère, Marie Bashkirtseff est issue de la petite noblesse russe de province. Les parents, semble-t-il, ont fait un mariage d’amour, mais au bout de deux ans, la jeune femme, lassée, quitte son époux en emmenant ses deux enfants, Marie et Paul, pour retourner chez ses parents. Dès lors, les grands-parents et tout le reste de la famille s’entichent de la petite Marie, qui devient le centre de l’attention. Elle montre des dispositions très précoces dans toutes sortes de domaines et déjà une ambition hors-norme : à cinq ans, elle veut être la plus grande danseuse du monde ; à sept ans, la plus grande cantatrice ; à huit ans enfin, elle décide qu’elle épousera le tsar. On lui donne des préceptrices, dont une Française qui lui enseigne sa langue.
En 1870, tout le clan quitte l’Ukraine. Commence alors une itinérance à travers la Russie, puis l’Europe, au gré des mouvements de la bonne société. C’est l’époque où toute une classe de riches oisifs européens traînent leur ennui et leurs fanfreluches à travers les villes d’eau, les stations à la mode et autres capitales scintillantes. Les Bashkirtseff s’arrêtent d’abord à Vienne, où ils se grisent de théâtre et de magasins de luxe, puis à Baden-Baden, où Marie, quinze ans, écrit : « C’est à Bade que j’ai compris le monde et l’élégance et que je fus torturée de vanité… » Finalement, c’est à Nice qu’ils s’installent, ville au climat tempéré où les vieilles familles aiment à faire leur hivernage. Là, tous ces gens se reçoivent entre eux, donnent des fêtes, bref, passent le temps de la manière la plus futile qui soit.
Marie a donc quinze ans lorsqu’elle débute son journal. Ses talents sont aussi considérables que son ambition, et son égo aussi surdimensionné que l’espèce de culte qu’on lui voue au sein de sa famille. Tout tourne autour d’elle et on lui passe tous ses caprices, même si on la surveille de près. Elle est le petit soleil de ce clan hétéroclite, à la fois cultivé et ignorant, enraciné mais itinérant, certes riche mais avec parfois des périodes creuses quand l’argent met trop de temps à arriver de Russie. C’est sans doute ce mélange entre excentricités familiales et vénération des différents talents de la jeune fille qui ont permis l’éclosion de cette personnalité hors-norme.

À la lecture de son journal de la période niçoise, on a l’impression d’avoir affaire à une gamine surdouée qui se prend un peu pour un personnage de roman, comme lorsqu’elle tombe éperdument amoureuse du duc de H., auquel elle n’adressera pourtant jamais la parole, ou rédige cette déclaration extravagante le 17 juillet 1874 : « Heureusement ou malheureusement, je m’estime un tel trésor que personne n’en est digne, et ceux qui osent lever les yeux sur ce trésor sont regardés par moi comme à peine dignes de pitié. Je m’estime une divinité et ne conçois pas qu’un homme comme G… puisse avoir l’idée de me plaire. À peine pourrais-je traiter d’égal un roi. » D’un autre côté, deux jours plus tôt, elle a écrit : « Je serai punie pour mon orgueil et mon arrogance stupide. Lisez cela, bonnes gens, et apprenez ! » Remarquablement intelligente, considérée comme un génie par sa famille et leurs proches, elle est tiraillée par son extrême vanité tout en sachant au fond d’elle-même qu’elle n’est rien tant qu’elle n’a rien accompli.
Se succèdent de nombreux voyages en Italie : elle visite les plus beaux musées en portant un regard critique sur les peintres et les œuvres, et montre déjà une connaissance approfondie des arts. Ses lectures sont du même ordre : le 23 septembre 1878, à pas encore vingt ans, elle écrit : « Je connais Aristophane, Plutarque, Hérodote, un peu Xénophon, et c’est je crois tout. Épictète encore, mais ce n’est vraiment pas assez. Et Homère, je le connais très bien, un petit peu Platon. » Et de citer plus loin aussi Tite-Live, Kant, dont elle commente les concepts, Balzac qu’elle adore, Zola…
Dès son adolescence les signes de la maladie se manifestent, jusqu’au jour où elle « perd » sa voix. Elle a sans doute très tôt contracté la tuberculose qui l’a tuée à petit feu, au fil des années. Obligée de renoncer au chant mais déterminée à « réussir », elle se voit forcée de déplacer ses ambitions. Puisqu’elle ne peut être cantatrice, elle sera peintresse. Aussi décide-t-elle de partir à Paris pour s’inscrire à l’Académie Julian. Toute la tribu quitte donc Nice pour s’installer au 71, Champs Élysées, le 2 octobre 1877. Le même jour, elle visite l’atelier : « Le seul sérieux pour les femmes. On y travaille tous les jours de huit heures à midi et d’une heure à cinq heures. »

Le premier contact avec Rodolphe Julian se passe à merveille. Marie Bashkirtseff réalise un croquis en dix minutes et Julian est très surpris. Très vite, il discerne son talent et lui prédit un grand avenir, à condition qu’elle travaille. Bashkirsteff comprend aussitôt qu’elle a du temps à rattraper, et cela l’obsède. Elle n’a pas dix-neuf ans, mais elle se reproche amèrement d’avoir perdu toutes ces années à ne rien faire d’autre que mener une vie oisive et mondaine et d’avoir gaspillé son temps. Dès le 21 septembre 1877, elle écrit : « Profond dégoût de moi-même. Je hais tout ce que j’ai fait, dit et écrit. Je me déteste parce que je n’ai justifié aucune de mes espérances. Je me suis trompée. Je suis bête, je manque de tact et j’en ai toujours manqué. Désignez-moi une parole d’esprit ou un acte raisonnable de moi. Rien que de la bêtise ! Je me croyais spirituelle, je suis absurde. Je me croyais hardie et je suis peureuse. Je me croyais du talent et je ne sais où je l’ai mis ». Et de terminer sur cette sentence lapidaire : « Je me hais ! »
Marie Bashkirtseff a-t-elle déjà une prescience de la brièveté de sa vie ? De la maladie qui la ronge tout au fond d’elle ? Car en effet, elle a beau faire des cures et se soigner de diverses manières auprès des plus grands médecins, il ne semble guère qu’on lui ait révélé de quoi elle souffrait réellement (mais les médecins l’avaient-ils diagnostiqué ?). À dix-neuf ans à peine, donc, sa vie bascule, elle renonce à tous les plaisirs futiles et n’a plus qu’une obsession : devenir une véritable peintresse. Elle se met à travailler avec un acharnement incroyable. Matin, midi et même le soir, elle va en cours – l’apprentissage à l’Académie Julian est extrêmement sérieux. Très tôt, elle découvre aussi la dureté des relations qui peuvent exister entre les élèves. Elle rencontre là-bas Jenny Zillhardt, mais surtout Louise Breslau, qui devient son modèle tout en provoquant chez elle une terrible jalousie. Breslau est en effet la plus douée de l’atelier : une rivalité naît entre elles, qui sert à Bashkirtseff d’émulation, mais finira avec le temps par se transformer en une sorte de camaraderie. Les relations sont plus troubles avec Sophie Schaeppi, et surtout avec celle qu’elle nomme « l’Espagnole », c’est-à-dire Amélie Beaury-Saurel, future épouse de Rodolphe Julian et administratrice de l’Académie pour les dames.

Le 18 novembre 1877, elle dessine chez elle la femme de chambre devant le lavabo : « Le soir, j’ai fait un croquis de mon lavabo, ou plutôt de Rosalie devant le lavabo. Ça se tient et c’est assez vraisemblable ; la mise en scène me plaît : quand je saurai mieux dessiner, je referai la chose, peut-être même en peinture. On a jamais fait un lavabo et une femme de chambre sans amour, sans fleur, sans vase cassé, sans plumeau, etc., etc. »
Petit à petit, elle transfère l’énergie qu’elle consacrait à ce culte d’elle-même dans le travail artistique. Une telle fougue pourrait être passagère. Il n’en est rien. Marie Bashkirtseff entre en art comme on entre en religion : elle est sans concession. Désormais, elle renonce à tous les plaisirs, le théâtre, les fêtes, la vie mondaine. Le mardi 9 avril 1878, elle va jusqu’à écrire : « Lire Balzac au détriment de moi-même ; car enfin ce temps employé à travailler m’aiderait à devenir moi-même un Balzac en peinture ! » Elle ne saurait mettre la barre trop haut, bien entendu. Et de s’adonner à des journées d’intense labeur : « La journée de huit à six heures se passe tant bien que mal en travaillant, mais le soir !! Je vais sculpter le soir… pour ne pas penser que je suis jeune et que le temps passe, que je m’ennuie, que je me révolte, que c’est affreux ! »
Le 30 septembre 1878, elle réalise sa première peinture. Au bout d’un an passé à dessiner – ce qui est très rapide. En janvier 1879, elle remporte la médaille de l’atelier. Ce sont les élèves masculins, complètement séparés des filles, qui jugent les œuvres de manière anonyme : au bout d’à peine un an et demi, alors que d’autres sont là depuis des années, elle supplante ses camarades et obtient la reconnaissance de ses pairs. Rodolphe Julian et Tony Robert-Fleury ne tarissent pas d’éloge à son égard. Cette année-là, Louise Breslau expose au Salon des artistes pour la première fois. Mais Bashkirsteff n’en est pas encore là : à l’été 1879, elle travaille à apprendre la construction de son tableau – la couleur viendra plus tard. En novembre, elle loue un atelier et s’y installe. Là encore, elle peint toute la journée et sculpte le soir.

C’est l’année suivante, en 1880, qu’elle présente sa première œuvre au Salon des artistes. Il s’agit de « La question du divorce », inspirée par le texte éponyme d’Alexandre Dumas. Elle y représente sa cousine Dina, observée en train de lire. Tony Robert-Fleury et Rodolphe Julian sont enthousiastes. Et voilà le tableau de Bashkirsteff exposé parmi ceux d’Auguste Renoir et de Jules Bastien-Lepage, dont elle admire beaucoup la « Jeanne-d’Arc ». À l’issue du Salon, elle se lance dans le portrait, sans toutefois se faire payer. Partie en cure au Mont-Dore pour tenter de faire reculer la maladie, elle en profite pour croquer les habitants qu’elle rencontre. Hélas, la cure ne lui fait aucun bien et elle commence à avoir de graves problèmes d’audition qui la troublent profondément.
Le 24 décembre, Rodolphe Julian lui propose un marché : elle doit peindre pour lui un tableau au sujet imposé, mais à la fin il gardera le tableau. Julian est certain que cette œuvre lui apportera la célébrité dont elle rêve toujours en secret. Ce sujet, c’est l’atelier lui-même, car on n’a jamais peint un atelier de femmes. Au terme de longues séances de travail, elle mène le tableau à son terme, et il est accepté au Salon. Hélas, elle n’obtient pas le succès escompté alors que Louise Breslau, elle, explose sur la scène artistique et reçoit ses premières commandes, renforçant l’obsession jalouse que Bashkirsteff nourrit à son égard. Elle échafaude même une théorie selon laquelle les peintresses d’origine modeste qui habitent toutes ensemble dans une atmosphère propice à la création, vivent dans des conditions plus favorables au développement de leur talent artistique qu’elle, que sa richesse oblige à se plier sans cesse aux conventions mondaines. Elle décrit ce milieu dans son journal : « Breslau est pauvre, mais elle vit dans une sphère éminemment artistique. La meilleure amie de Maria est musicienne ; Schaeppi est originale, quoi que commune, et il y a en plus Sara Purser, peintre et philosophe, avec laquelle on a des discussions sur le Kantisme, sur la vie, sur le moi et sur la mort qui font réfléchir et qui gravent dans l’esprit ce qu’on a lu ou entendu. »
Quelques mois plus tôt, elle a découvert L’Assommoir d’Émile Zola, qui l’a profondément bouleversée. Sa pensée politique évolue au fil de ses lectures, et très tôt, elle devient républicaine et se préoccupe du sort des démunis. Elle commence dès janvier 1881 à dessiner des scènes de rue, comme le marché aux fleurs de la Madeleine. L’été, elle part en Russie, où elle fait de nombreux croquis représentant toutes sortes de gens, dont la femme de son frère qui lui servira plus tard à réaliser un magnifique portrait. Hélas, le voyage en Russie ne fait qu’aggraver son état de santé, et lorsqu’elle rentre à Paris, les médecins l’envoient derechef dans le Sud. Elle se rend en Espagne avec sa tante, visite toutes sortes de villes, de musées, découvre Velasquez et Utrillo, auxquels elle voue une admiration profonde. Elle continue de faire poser pour elle des gens qu’elle rencontre au hasard de ses pérégrinations, et plus encore lorsqu’elle revient passer l’hiver à Nice.
C’est le 21 janvier 1882 qu’elle fait la connaissance de l’homme qui comptera sans doute le plus dans sa vie, même s’il n’est pas certain qu’il ait existé entre eux une relation à caractère ouvertement amoureux. Il s’agit de Jules Bastien-Lepage, jeune peintre en vue dont elle adore les œuvres. (Bastien-Lepage est connu pour ses tableaux réalistes, ayant pour cadre la campagne.) Hélas, elle est profondément troublée par l’idée qu’elle ne progresse plus, qu’elle est certes douée mais sans génie. Et surtout qu’elle ne travaille pas assez, tandis que Breslau, elle, œuvre nuit et jour… Elle est toujours aussi obsédée par Breslau. Cette période de découragement trouve son terme le 7 août, où elle a une révélation. Elle écrit dans son journal : « La rue ! En revenant de chez Robert-Fleury, nous avons fait passer par les avenues qui entourent l’Arc de Triomphe, c’est vers six heures et demie, l’été ; les concierges, les enfants, les garçons de courses, les ouvriers, les femmes tout cela aux portes ou sur les bancs publics, ou causant devant le marchand de vin. Mais il y a là des tableaux admirables ! Tout bonnement admirables ! […] Je suis rentrée émerveillée de la rue, oui, et ceux qui se moquent de ce qu’ils appellent le naturalisme ne savent pas ce que c’est, et sont des imbéciles. […] On pourrait exploiter la mine. Je ne voudrais pas toucher à la campagne ; Bastien-Lepage y règne en souverain ; mais pour la rue, il n’y a pas encore eu de… Bastien. » Dès lors, elle se met à travailler dehors, à travers Paris. Elle va au marché du Temple et revient chez elle pleine d’idées. Elle arpente la ville et observe, à l’affut. Dès le début de l’année 1883, elle commence à s’intéresser aux gosses des rues, à les dessiner. En août, il pleut tous les jours : elle peint la petite fille au parapluie. Un médecin lui apprend alors qu’elle ne guérira jamais.

Elle continue à travailler, en particulier sur les gamins des rues, et un tableau prend forme, qu’elle présentera au salon : « Jean et Jacques ». Tony Robert-Fleury et Rodolphe Julian continuent de l’encourager. Hélas, si cette peinture est bien acceptée au Salon, elle n’est en revanche pas récompensée. Marie Bashkirtseff obtient néanmoins une médaille, mais pour un pastel qu’elle méprise. Comme souvent lorsqu’elle remporte un succès, l’insatisfaction la mine.
Parallèlement elle a déjà en tête la structure de « Un Meeting », même si le tableau n’a pas encore de nom, et elle fait poser des enfants chez elle. Voilà ce qu’elle écrit à ce propos le 1er juin : « Les gosses qui posent m’exaspèrent à la folie ! J’ai l’autorisation des parents de taper dessus, et aujourd’hui j’en ai empoigné un et je l’ai flanqué par terre comme un paquet – absolument enragée. » Elle fait l’esquisse de sa première statue, « Douleur de Nausicaa », et forme d’autres grands projets comme celui de peindre les « Saintes Femmes », voire d’aller en Palestine pour cela : le projet vire à l’obsession. Elle est en permanence tiraillée entre ses rêves de grandeur, un puissant sentiment d’échec, ses obsessions, et l’amour jamais nommé qu’elle voue à Jules Bastien-Lepage, sans cesse présent sous sa plume.

La dernière année de sa vie constitue un nouveau moment d’effervescence créatrice, malgré ses sempiternelles plaintes de ne pas travailler assez et d’avoir perdu son temps. Elle s’est éloignée de Julian et son académie, mais reste très proche de Tony Robert-Fleury, qui l’accompagne toujours dans ses travaux. Après avoir terminé « Un Meeting », elle loue un atelier avec jardin à Sèvres, où elle peint dehors, notamment une jeune fille sous les pommiers en fleurs. En avril, elle s’y rend tous les jours. Le tableau portera ce nom : « Avril ». C’est aussi l’époque où elle entretient une correspondance facétieuse avec Guy de Maupassant.
Mais en ce printemps 1884, alors que quelques mois plus tôt elle était torturée par l’idée d’avoir raté sa carrière, son tableau « Un Meeting » est accepté au Salon : c’est un triomphe auprès du public. Les journaux écrivent des articles sur elle, sollicitent l’autorisation de reproduire l’œuvre. Bref, c’est la consécration. Enfin… presque. Des rumeurs prétendent que ce n’est pas elle – une femme, rendez-vous compte ! – qui l’a peint, mais… Jules Bastien-Lepage. Marie Bashkirtseff est folle de rage. D’autant plus que ce magnifique tableau (qui sera acheté à titre posthume par l’État français) ne reçoit aucune médaille, ce qu’elle prend comme un camouflet. Or « Un Meeting » est en quelque sorte le testament artistique et politique de Marie Bashkirtseff : elle y représente en effet mieux que jamais des gamins du peuple en train de tramer quelque chose, avec sur la palissade de derrière un pendu dessiné (peut-être préparent-ils la Révolution qu’elle-même serait prête à faire ?), tandis que l’on voit s’en repartir, de dos, une fillette, exclue de la réunion de ces garçons. Quelle métaphore plus belle aurait-elle pu trouver pour souligner l’exclusion des femmes des cercles de pouvoir, alors exclusivement masculins ? Quelle ironie du sort qu’on ne lui ait justement pas attribué de médaille…
Au cours des derniers mois de sa vie, elle continue à travailler autant qu’elle le peut malgré son état. En juillet, elle arpente encore les rues de Paris, sollicitant des inconnu.es pour venir poser dans son atelier. Tout l’été, elle rend visite à Jules Bastien-Lepage qui se meurt, atteint d’un cancer de l’estomac, à l’âge de trente-cinq ans. En septembre, Marie Bashkirsteff tombe à son tour gravement malade. Minée par des années de tuberculose, elle ne se relèvera plus. La dernière semaine, Bastien-Lepage se fait emmener tous les jours chez elle, porté par son frère. Marie s’éteint le 31 octobre 1884, elle n’a pas encore vingt-six ans. Jules Bastien-Lepage la suit, quelques mois plus tard.

Quand j’ai commencé à lire le journal de Marie Bashkirsteff, j’ai d’abord éprouvé un sentiment de répulsion, au point de presque renoncer à écrire ce portrait. C’est en effet une gamine de quinze ans d’une arrogance insupportable, superficielle et tellement infatuée d’elle-même que cela frise la démence. J’ai quand même décidé, avant d’abandonner, de jeter un coup d’œil à la fin du journal. Bien m’en a pris Au cours des dix années où Marie Bashkirsteff rédige son journal, elle change en effet du tout au tout. Certes, elle reste préoccupée de sa gloire future, se montre encore parfois agaçante, mais dès qu’elle prend le pinceau et fait vœu de devenir une véritable artiste, tout change : elle apprend l’humilité. Au fil des années, on voit toute une personnalité grandir, s’épanouir, approfondir sa réflexion, passer du stade d’adolescente caractérielle à celui de femme réfléchie, qui entretient des idées politiques intéressantes, se passionne pour Zola, et prend conscience de tous les conditionnements que subissent aussi bien les femmes que les pauvres. Dès le printemps 1878, à vingt ans, elle écrit : « Je me ferais bien communarde, rien que pour faire sauter toutes les maisons, les intérieurs de famille !… » « Dans mon cœur, mon âme, mon esprit, je suis républicaine […] Ces dynasties, ces ministres qui prennent racine et qui pourrissent sur place infestent le pays ; ces protections de cour… voilà le malheur, voilà la ruine. »
Quant au féminisme de Marie Bashkirtseff, il ne s’agit pas d’une pose mais d’un cri du cœur face à toutes les difficultés qu’elle éprouve à se faire reconnaître en tant qu’artiste, du simple fait qu’elle est une femme. Le 30 septembre 1880, elle note : « J’écris à Collignon que je voudrais être un homme. Je sais que je pourrais devenir quelqu’un ; mais avec des jupes où voulez-vous qu’on aille ? Le mariage est la seule carrière des femmes ; les hommes ont trente-six chances, la femme n’en a qu’une […] Je n’ai jamais été si révoltée contre l’état des femmes. Je ne suis pas assez folle pour réclamer cette bête d’égalité qui est une utopie… » Puis quelques temps plus tard : « On voyait l’École des Beaux-Arts. C’est à faire crier. Pourquoi ne puis-je aller étudier là ? Où peut-on avoir un enseignement aussi complet que là ? » Marie Bashkirsteff avait déjà compris, comme Rosa Bonheur en son temps, que l’apprentissage était la clé de la réussite, et qu’en les empêchant de fréquenter l’École des beaux arts, on maintenait encore les femmes dans une position inférieure à dessein.
En 1880, elle rencontre Hubertine Auclert, qui publie le journal féministe La Citoyenne, et elle commence à écrire des articles sous le pseudonyme de Pauline Orell. Elle conclut dans son journal par ce trait rageur et farouchement lucide : « La question de la femme est une des plus odieuses et quand on pense que tout a progressé, sauf cela, on est vraiment stupéfait. »

Marie Bashkirsteff est une figure brillante et tragique. Concentrant toutes les contradictions de son époque, elle a passé sa courte vie à rechercher un idéal inatteignable. De même, elle aspirait désespérément à aimer, mais n’a jamais vraiment connu l’amour. Sans doute était-elle trop infatuée d’elle-même pour aimer véritablement quiconque, à part peut-être l’infortuné Jules Bastien-Lepage. Sans doute que si elle avait vieilli, elle serait arrivée à une certaine quiétude, et aurait fait une grande carrière. Aujourd’hui, ses œuvres restent certes admirées, mais pas ainsi qu’elle l’espérait. Toutefois, elle demeure une figure emblématique grâce à sa capacité à ne jamais renoncer, à poursuivre jusqu’au bout son rêve, envers et contre tout, et notamment malgré la maladie qui lui prit d’abord sa voix, puis l’ouïe, et qui peu à peu la dépouilla de sa formidable énergie.
Cantatrice « ratée », elle s’est réinventée et elle est devenue une peintresse reconnue. Mais c’est surtout son journal, aujourd’hui, qui fait que sa trace est définitivement inscrite en ce monde, et qui lui a permis comme elle le dit dans sa préface de « rester sur terre ». Sur les deux cents œuvres qu’elle a réalisées, une partie importante a été détruite pendant la seconde Guerre Mondiale. Son journal, en revanche est toujours là, entre nos mains. Publié dès 1890 dans une version tronquée, édulcorée (son franc-parler dans tous les domaines dérangeait), il a depuis été republié dans une version « longue » par le Cercle des amis de Marie Bashkirtseff – il compte en réalité 19000 pages. Outre les méandres de l’âme torturée d’une jeune fille aisée de la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est un véritable témoignage sur la société de son époque, qui nous apprend notamment beaucoup de choses sur la vie des jeunes peintresses et des ateliers de l’époque. Je laisse le dernier mot à Anatole France, qui rédigea son éloge funèbre, terminant sur ces mots :
« C’est toujours un spectacle touchant quand la nature, par un terrible raccourci, nous montre l’un près l’autre l’amour et la mort ; mais il y a dans la vie si courte de Marie Bashkirtseff je ne sais quoi d’âcre et de désespéré qui serre le cœur. On songe, en lisant son journal, qu’elle a dû mourir inapaisée et que son ombre erre encore quelque part, chargée de lourds désirs.
En pensant aux agitations de cette âme troublée, en suivant cette vie déracinée et jetée à tous les vents de l’Europe, je murmure avec la ferveur d’une prière ce vers de Sainte-Beuve : Naître, vivre et mourir dans la même maison. »

Sources :
• Journal (1873-1877), Marie Bashkirtseff, éditions 10/18 (édition de 1890), accessible en ligne sur Gallica
• Les Nuits de France Culture, Marie Bashkirtseff : « Je veux qu’on puisse publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu’intéressant » (1 heure)