Constellation de fin d’été (1) : Philippe Marczewski, Karine Miermont, Jean Narboni

© Alix Rosset

Cette année, quelques variations ont perturbé le calendrier routinier de nos rendez-vous culturels. Le Festival de Cannes par exemple a eu lieu en juillet. Et le Marché de la Poésie devrait s’ouvrir vers le 20 octobre, place Saint Sulpice à Paris, et non, comme de coutume, au cours de la première quinzaine de juin. Ce n’est pas que ces petits changements nous conduisent à mieux respirer, mais ne pas recopier mécaniquement nos agendas d’une année sur l’autre ne peut nous faire de mal. Grande fatigue de devoir répéter les mêmes gestes, et de plus sur plusieurs décennies, nous déplaçant toujours au même moment sur les mêmes lieux, attendant je ne sais quel retour – ou rentrée, comme on dit côté littérature, avec ces cinq ou six centaines d’ouvrages envoyés au début de l’été aux rédactions des médias influents censés en faire le tri : moment ô combien redoutable, car s’il peut y avoir du plaisir à découvrir de nouvelles publications, il y a surtout du pilon programmé, et, du moins chez les professionnels du tri sélectif, de l’indifférence pour ce qui ne participe pas d’un esprit de compétition soumis à l’air du temps.

Une petite dizaine de livres reçus avant leur sortie en librairie, dont seulement quatre romans, aura suffi à combler notre appétit de lecture (mais comment font-ils, ceux qui en reçoivent des centaines, ne serait-ce que pour les survoler en si peu de temps ?), d’autant plus que nous avons du retard à rattraper, et qu’il n’est pas question de passer à côté de l’imprévu glané dans les bouquineries des routes secondaires. Le jeu des constellations reprend avec la “rentrée”, sans devoir dissocier le roman du reste de la production. Secouons le cornet à dés et faisons quelques paris, histoire d’introduire, ne serait-ce que le temps d’une chronique, quelques dissonances dans la petite musique du moment.

1.

Commençons par un roman. Il est probable qu’Un corps tropical de Philippe Marczewski ne figure pas dans les listes des indispensables fagotées par les stakhanovistes de la lecture rapide. Mais sait-on jamais : il mériterait de conquérir un large public pour nombre de raisons. Pour commencer, l’avoir lu nous a fait du bien. Il y a toujours une petite inquiétude à ouvrir un livre un peu épais – celui-ci fait 400 pages – mais, une fois passé la citation de Beckett tirée de L’Innommable, l’incipit de la première des quatre parties du livre, intitulée La peau, nous prend directement au corps : “Moi qui ne quittais jamais les plaines tempérées, j’aimais prendre la voiture et faire l’heure et demie de route qui menait à la piscine à vagues du parc tropical, construit en bordure d’une petite ville déliquescente, sur les terrains désaffectés des anciens laminoirs.” À la fin de son premier livre, Blues pour trois tombes et un fantôme, publié comme celui-ci aux Éditions Inculte, Philippe Marczewski opposait, à propos de Liège, sa ville, nostalgie et mélancolie : “Liège n’a rien à voir avec la nostalgie – il est bien trop tard pour être nostalgique. […] L’absence de nostalgie a un grand avantage : elle offre à la ville de ne pas s’engluer dans les regrets. Ici les pages se tournent très vite. […] Liège est comme le jazz impermanence. […] Elle ressemble à « Myself When I Am Real » de Charlie Mingus. Mingus, le bassiste flamboyant mais ici, seul au piano, sur un album sous-titré Spontaneous Compositions and Improvisations, Mingus dépouillé de sa colère, de son exubérance. Il se dégage de sa musique une profonde mélancolie entrecoupée de moments joyeux et même d’un certain optimisme, mais c’est bien la mélancolie que domine.” Il me semble que ce nouveau livre, qui est cette fois donné, non comme récit, mais comme roman, et même “roman de genre”, continue, à sa manière, d’explorer cette opposition qui est tout sauf “de façade”.

C’est le corps, en devenir tropical, du personnage – un “candide contemporain” qui ne se départit jamais d’une “bonhomie têtue” – qui dit la mélancolie, et non la nostalgie, n’exprimant que peu de regrets de s’être embarqué dans une aventure dont on ne révélera ici que le strict nécessaire pour en laisser la surprise à ses futurs lecteurs. Le corps, qu’il soit ivre ou à jeun, reposé ou fatigué, qu’il ait accompli une grande traversée ou seulement quelques longueurs dans une piscine, exprime des sensations : “J’étais descendu par une pente douce dans un bassin d’eau chaude et m’étais immergé, un léger courant m’avait entraîné telle une tanche dans un ruisseau au long d’un couloir en spirale ; une sensation d’abandon m’avait envahi, je nageais sans mouvements, j’avançais sans nager et fondais dans l’eau chaude.”

Si Un corps tropical joue avec le détournement de certains clichés, avec une belle intelligence du déplacement, ce qui frappe, c’est l’originalité, non du parcours en lui-même – même s’il est aussi imaginatif que savoureux, aussi informé qu’imprévisible –, mais de son point de départ : cette “piscine à vagues artificielles d’un parc tropical” que seul quelque enraciné du Nord qui aurait le sens du Sud, ou plutôt de la navigation entre les pôles, pouvait inventer (je ressens cela comme une invention, même si le lieu existe vraisemblablement dans les environs de Liège). La force d’entraînement du livre vient de l’équilibre bien trouvé entre ce qui procède du calcul et ce qui se fie au hasard – entre composition et improvisation, l’esprit du jazz étant toujours présent, même si le “corps tropical ” préférera cette fois la chicha, et autres formes musicales furieusement rythmées : “J’ai regardé Ernesto, empoigné la bouteille de Millonario et j’ai rempli nos deux verres en les faisant déborder, renversant assez de rhum sur le bar pour qu’il dégoutte au sol son plus grandiose hommage à la Pachamama, le rythme de la chicha, métronome tropical, avait pris le pouvoir sur les battements de mon cœur, tchacatchac, tchacatchac, tchacatchacatchacatchac.”

Comme on se trouve au bord du roman de genre – comme dans une piscine où on se tient assis sur le rebord, les pieds dans l’eau, en attente de plonger –, Un corps tropical peut se lire assez vite. Il n’est pas nécessaire de revenir mille fois sur chaque phrase pour en épuiser le sens (on peut cependant en ressentir le désir, pour le plaisir d’en goûter à nouveau la saveur, moins épuisable, de la langue). C’est aussi un roman un peu expérimental, car il propose, à sa manière, de remettre en jeu l’idée d’une écriture de l’aventure qui serait simultanément une aventure de l’écriture, sans jamais céder aux attraits aujourd’hui un peu usés d’un certain formalisme. Le roman-feuilleton, qui a trouvé son apogée à la frontière des XIXe et XXe siècles, continue d’irriguer, aujourd’hui encore, quelques beaux essais romanesques, et on ne s’en plaindra pas. On ne sait jamais où l’auteur va nous entraîner, même si on peut en avoir l’intuition. À chaque étape du périple, on se dit : bon sang, mais c’est bien sûr, il a raison…, reconnaissant ainsi que le récit chemine par oscillations variées entre le familier et le singulier. Il est curieux de constater – et ce n’est pas une première – qu’en ces temps où la langue n’est pas toujours à la fête dans le tout venant de la production littéraire, ce soient des revisitations de plus ou moins mauvais genres qui font montre d’un peu d’invention, tant du côté de l’écriture que de la narration.

Philippe Marczewski a fait, nous dit-on, des études en neuropsychologie cognitive. Après avoir passé une thèse, il s’est retrouvé dans un premier temps chercheur dans le cadre de l’équivalent du CNRS en Belgique, avant de démissionner de cette institution pour devenir durant seize ans libraire. Mettre en tension les liens entre ces deux activités pourrait peut-être nous éclairer sur ce qui anime ce livre où patient travail de recherche (aller de l’avant) et plongée dans la mémoire (s’engager sur les traces du passé) cohabitent de manière assez agitée. Au fond : préserver une tradition, recréer du perdu, et explorer la psyché contemporaine ; comme frotter imaginaire et réel – le corps imaginaire et le corps réel, les tropiques imaginaires et les tropiques réels –, au sens de Segalen dans Équipée, Voyage au Pays du Réel : “L’imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au réel ?” On a depuis longtemps une petite idée de la réponse, et si on n’en a aucune, la lecture du roman de Philippe Marczewski est fortement recommandée.

Apportons quand même deux ou trois indications au sujet de l’intrigue de cette “épopée absurde et désopilante”, comme on nous la présente en 4e de couverture. Le narrateur est, comme on l’a dit, un homme “sans grandes qualités”, “se découvrant un imaginaire exotique en plongeant dans la piscine à vagues artificielles d’un parc tropical” qu’il découvre par hasard, après avoir effectué une première livraison pour une “cliente énigmatique” de la boîte pour laquelle il travaille. Cette dernière, froide, méprisante, voire inquiétante, sait se montrer séductrice quand vient l’heure de piéger sa victime. Elle le rejoint un beau jour par surprise dans la piscine et lui propose de livrer “des documents confidentiels à remettre en mains propres à Madrid”, ce qu’il accepte, comptant tirer profit de cette mission pour concrétiser sa quête de chaleur, de dépaysement vers le Sud. Une fois sur place, il rencontre Ernesto, personnage directement séduisant qui le prend au piège à son tour en l’invitant à une grande beuverie, au son de la chicha, qui, à force rhum plus ou moins arrangé, lui fait rapidement perdre tout contrôle, le rendant ainsi manipulable comme un enfant. À peine dégrisé, celui qui dit “je” et qu’on a nommé jusqu’ici “le livreur occasionnel” se retrouve, un attaché-case, dont il n’a pas la moindre idée du contenu, à la main, en partance vers un lointain, vraiment tropical cette fois, affublé d’un nom d’emprunt inscrit sur un faux passeport diplomatique péruvien. Peu importe ce qu’il doit livrer, ces choses-là sont des McGuffin. Ce qui compte, c’est que, perdant progressivement le contrôle sur ce qui lui arrive comme il se trouve privé d’identité propre, il ne peut plus réagir de manière raisonnée, et tirer profit de l’aventure. Coupé de “la femme chez laquelle il vit” et de “l’enfant qu’il lui a fait”, il ne lui reste que ce que son corps peut lui apporter de sensations, agréables ou non, comblant sa quête d’exotisme ou le faisant plonger dans un cauchemar sans issue – faisant de lui un homme, non seulement sans grandes qualités, mais aussi dépossédé de tout, sauf ce dont son corps lui transmet comme variations d’humeurs, devant composer avec les montées des fluides qui les règlent et les dérèglent, dont la bile noire, sans jamais que l’humour qui sourd en permanence – car, si ce livre n’est pas vraiment hilarant, il est toujours “drôle”, dans tous les sens du mot – ne cède au tout venant de la psychologie romanesque. Si l’empathie du lecteur est recherchée, on ne trouve aucune marque de sentimentalité, l’auteur ne faisant jamais de chantage, de racolage, laissant les choses aller, jusqu’au pire, mais aussi jusqu’à une certaine douceur inattendue, selon un lent mouvement de régression – avec, en pause ou arrêt sur image, çà et là, quelques séquences “documentaires”. Mais l’auteur a-t-il déjà mis les pieds à Iquitos, Pérou ? a-t-il effectué des recherches sur internet, ou dans la librairie dont il ne s’est incontestablement pas défait ? et regardé en boucle le film de Werner Herzog, Fitzcarraldo ? Le héros, de plus en plus épuisé, retrouvant une forme de sérénité peut-être annonciatrice d’un effacement programmé, finit par se comporter à la limite de l’état de fœtus cherchant à regagner la matrice originelle.

N’ajoutons rien à ces quelques notes de lecture, et pas seulement pour ne pas déflorer l’intrigue. Un corps tropical de Philippe Marczewski devrait, à notre sens, être posé verticalement au premier plan des étals des librairies où les nouveautés luttent à mort pour leur survie, car – et c’est une immense qualité – ce premier roman ne cherche pas à être pris pour autre chose que ce qu’il est : une poursuite aussi classique que singulière de l’aventure, via une reprise sensible, matérielle, de l’écriture : “Je me suis demandé si le risque de mourir d’épouvante n’était pas, en réalité, le propre de l’aventure. N’était-ce pas vivre une aventure que de craindre de se noyer, redouter la capture par les réducteurs de têtes, la geôle aux mains des soldats tortionnaires, et d’être brûlé à tous les feux, tranché par toutes les lames à travers tous les continents, et se savoir soumis aux caprices du sort, jouet de la vengeance impitoyable des dieux ou de leur désir pervers de se distraire en semant sur la route moult périls et cause de désespoir ? Mais enfin, il faut tout de même survivre pour que cela devienne une aventure, me suis-je dit. Il faut survivre et raconter ; l’aventure n’en devient une que parce qu’on en fait le récit, sinon c’est la vie et ses péripéties, rien d’autre ; combattre l’alligator affamé ne vaut rien si on n’atteint pas la berge sain et sauf et qu’on ne trouve pas un public à qui narrer sa lutte, et puis l’idée de la mort terrifie tout le monde alors à quoi bon ? on ne devient aventurier qu’en racontant son épouvante, me suis-je dit, il faut changer les péripéties en rebondissements par l’habileté du verbe…”

2.

Marabout de Roche est le beau titre que Karine Miermont a donné à un récit, à la frontière du témoignage, du journal intime, de l’enquête et du reportage, dont le prétexte est le fait qu’elle a eu “pendant presque vingt ans, pour voisin de palier, un homme connu que somme toute elle connaît peu : Denis Roche.” Pour qui a rencontré ce dernier, à plusieurs reprises, à “la Fabrique”, lieu d’habitation partagé, mais où chaque intimité peut à loisir se replier sur elle-même, ce livre est non seulement touchant, mais aussi passionnant, tant il rapporte, avec précision, nombre de menus faits, de petits riens, de choses du quotidien, que certains jugeront à tort négligeables pour l’histoire littéraire. Mais s’il ne s’adressait qu’à ceux que Denis Roche a rassemblé autour de lui sous le signe de l’amitié, il serait inutile d’en parler ici. Proposons plutôt que, même dans l’ignorance à peu près totale de qui fut l’auteur du Mécrit, de Louve Basse, de Dépôts de savoir et de technique, de Temps profond : Essais de littérature arrêtée (récemment publié à titre posthume), par ailleurs éditeur, photographe et non des moindres, tout esprit curieux et sensible y trouvera son compte : “L’ironie de Denis. Ce sourire ou ce rire régulièrement convoqués pour rythmer la conversation, l’animer, la contrarier, la faciliter, l’empêcher parfois. Pour laisser à l’autre le soin de deviner le propos dont il n’est jamais sûr lui-même de tous le sens, les mots et les images réservant toujours des surprises, comme s’ils se jouaient de nous, comme si la vie et les expériences de ceux qui les ont inventés (les mots) au fil de leurs existences, toutes ces vies accumulées avant soi et jusqu’à soi, laissaient des traces dans les mots et les images, le passé présent, le présent déjà passé, le présent tout de suite envolé, le temps qui s’échappe et que l’on regarde couler comme un fleuve que l’on cherche à arrêter avec des mots et des images, une machine à écrire ou à photographier, et le résultat qui y parvient un peu en étant à chaque fois le constat d’un échec, cette impossibilité de retenir, qui est aussi le sujet, la raison de toute cette recherche de formes.”

Karine Miermont a été longtemps productrice puis directrice artistique pour la télévision – nous dit-on. Elle a aussi écrit et réalisé des documentaires avant de s’occuper d’une forêt dans les Vosges. Ainsi que deux livres : un récit, L’année du chat, publié en 2014 au Seuil, dans la collection “Fiction & Cie”, créée par Denis Roche ; et un roman, Grace l’intrépide, “construit autour d’une enquête, qui est le fruit de cinq années de recherches : le roman de Grace, prostituée nigériane du bois de Vincennes”, publié en 2019 chez Gallimard. Construit en courts chapitres, non numérotés, jouant avec les mots (d’où ce Marabout de Roche), ce troisième livre, publié aux éditions de L’Atelier contemporain, procède par petites touches, usant d’une très adéquate discontinuité, qui opère en effaçant les frontières entre le souvenir vécu et rapporté et l’échange rêvé, réinventé : où les preuves du temps sont d’autant plus implacables qu’on y évite la chronologie, au sens biographique. Quand l’autrice arrive avec sa famille en 1996 à la Fabrique, cela fait seize ans que ses habitants – ces monstres sacrés des avant-gardes de l’après-guerre, associés à Artaud, au Nouveau Roman, à Tel Quel, à artpress : Paule Thévenin, Bernard Dufour, Denis Roche, Jacques Henric, Catherine Millet – s’y sont installés. Ici les changements de propriétaire ne se font pas – ne se faisaient pas encore – par hasard.

En ce lieu à la fois très parisien et à l’écart, il y a, entre les bâtiments, une cour rectangulaire où “deux bancs” en bois de teck “se font face. […] Trois fois il nous arriva de nous assoir côte à côte et seuls sur l’un de ces bancs avec Denis – écrit Karine Miermont –, deux fois pour parler d’écriture, une fois pour parler de maladie.” Ce livre, comme beaucoup de récits de témoins, est né d’une disparition, celle de Denis Roche, le 2 septembre 2015 au soir. Mais nul sentiment d’urgence dans son écriture qui chemine parfois mélancoliquement, comme si le temps s’était arrêté : on sent que l’autrice cherche une certaine justesse, pétrie d’émotion, et de pudeur aussi – Roche étant un homme bien plus réservé qu’une lecture rapide de ses écrits les plus véhéments pourrait le laisser supposer –, procédant, comme déjà dit, par petites touches, comme remontant les notes d’un journal au jour le jour : “22 août (2015) : à la Fabrique. Insomnie, 3 heures du matin, je me lève, bois un verre dans la cuisine, vois Denis par la fenêtre, sa silhouette est plus fine et lente qu’à l’habitude, il disparaît vite.”

Puis “la Fabrique gronde, tremble, tandis que je commence ce Marabout ou Tombeau de Roche à l’automne 2015. Les murs vibrent et l’on entend à intervalles réguliers des heurts puis des bruits d’effondrements, des sons de matériaux bruts qui s’entrechoquent et les éboulements qui s’ensuivent.” Un tombeau, oui, mais à la manière de certaines compositions des temps anciens, débordant de vie, sans pathos, agencé avec retenue, sans pour autant édulcorer ce qu’il porte d’émotion à vif. Et, de manière complémentaire, indissociable, une sorte, sinon d’autoportrait, disons de réflexion sur soi, sur son devenir écrivain, nécessitant de retrouver mentalement des images, des fragments de conversations, des signes de la vie la plus ordinaire se déroulant dans un lieu d’échanges singulier, dont l’autrice aimerait faire passer quelque chose d’un peu magique et de ludique : “Denis, à la Fabrique, ce 10 novembre 1999, il parle d’un crâne posé sur son bureau, un crâne en bois trouvé chez un brocanteur au Canada « il y a une vingtaine d’années » et qu’il présente comme un compagnon qui, la plupart du temps, regarde le même ciel que lui, tourné vers l’extérieur, quand il ne lui sert pas de presse-papier.”

Une des choses qui reviennent dans ce récit, c’est cette phrase, que Denis Roche n’a cessé de répéter à sa jeune voisine : “J’espère que tu ne lis pas que de la littérature !” Alors, la lisant à son tour, que lit-on ? Ce qu’elle a parfaitement formulé sur la couverture à rabats de Marabout de Roche : “Des silences et des énigmes. Chasse, défrichage, décryptage. Relevé d’indices, de traces, de signes.” Une tentative d’éterniser le fugitif, sans jamais le figer. Quelques fragments d’une cartographie intime où l’autrice cherche son voisin, comme d’autres leur chat ou leur ombre.

3.

En cette rentrée où le petit monde des lettres est secoué par la remontée feuilletonnesque d’une notable quantité de papiers dérobés, il y a près de huit décennies, à Louis-Ferdinand Céline – quelques vingtaines de milliers de feuillets, dont des romans, des brouillons, de la correspondance –, la parution du livre de Jean Narboni, La Grande illusion de Céline, aux éditions Capricci sonne, non seulement comme une bonne nouvelle (puisque Narboni n’a jamais rien publié de négligeable), mais aussi comme une sorte de rappel à l’ordre, car il ne s’agit pas d’un exercice d’admiration dans le but d’entretenir tel ou tel mythe (du Grand écrivain, comme du Grand cinéaste), ni même d’un simple essai ou d’un pamphlet : bien plutôt, comme l’exprime son auteur, “un roman noir, une fable, un conte cruel, qui traverse comme un cauchemar des temps sans pitié.” Quelque chose dont la lecture nous a laissé sans voix, le commentateur potentiel se trouvant comme privé de mots pour dire le plus simplement du monde que, bien au-delà de son utilité (ce livre devrait être lu par tous), il l’aura rendu aussi enthousiaste que mal à l’aise pour en parler.

La Grande illusion, c’est bien entendu le film de Jean Renoir contre lequel Céline se sera déchaîné en 1937 avec une hargne invraisemblable, jusqu’à menacer le cinéaste de le faire fusiller par les Allemands. Bagatelles pour un massacre recueille ces pages délirantes de haine. C’est un des pamphlets les plus connus de Céline, au moins par son titre, car en réalité peu lu, quelques exemplaires continuant à circuler sous le manteau en attendant une vraisemblable réédition dans les années à venir. Ce livre, je l’ai découvert, il y a déjà longtemps, dans la bibliothèque d’un vieil ami, d’où, par curiosité, je l’avais sorti avant de le parcourir assez rapidement, vite écœuré par ce qu’on y trouvait imprimé. Je ne sais si je le rouvrirai un jour, d’autant plus que ce dégoût a rapidement contaminé les premiers livres de Céline, auteur dont l’autoproclamée “petite musique” tant appréciée de nombre de lecteurs me laisse plutôt insensible (quand elle ne me met pas en colère, d’autant plus qu’un réel talent, il faut bien le reconnaître, est à l’ouvrage), et dont je ne possède plus aujourd’hui que les éditions illustrées des premiers romans par Tardi (j’avoue avoir passé plus de temps à scruter en détail les dessins qu’à en lire ou relire le texte). La Grande illusion, le film, c’est une autre affaire, je n’ai cessé de le revoir, tout comme les autres films de Renoir, y compris les moins accessibles. En cela, je reconnais être assez raccord avec l’esprit des Cahiers du cinéma, en “rivettien” de longue date, se souvenant que Jean Narboni a commencé à écrire dans les Cahiers en novembre 1963, avant d’en devenir un peu plus tard co-rédacteur en chef, puis responsable des éditions, créateur notamment de l’indispensable collection “Cahiers du cinéma Gallimard” où il a publié en 1981 les Œuvres de cinéma inédites de Jean Renoir. Mais il ne faut pas se laisser prendre au premier degré par ce puissant travail de critique/écrivain de cinéma si l’on veut saisir pourquoi le titre de ce livre est bien La Grande illusion de Céline, et non Le Voyage au bout de la nuit de Renoir.

Ce livre d’environ 120 pages de texte est donc suffisamment bref pour être lu d’une traite. Il faut dire que Jean Narboni fait preuve d’une remarquable économie narrative, allant toujours à l’essentiel : pas un mot de trop, et jamais de points de suspension (sauf dans les citations de Céline, bien entendu). Il est donc très difficile, non seulement d’en rendre compte en composant une sorte de résumé plus ou moins habile, mais aussi d’en prélever un simple fragment. Tentons quand même un essai : “La scène se passe en février 1944 à l’ambassade d’Allemagne, où Otto Abetz a invité à dîner [l’historien Benoist-Méchin] avec Céline, son ami le peintre montmartrois Gen Paul et Drieu la Rochelle. La conversation vient immanquablement sur la situation militaire, de plus en plus mauvaise pour les Allemands depuis la défaite de Stalingrad. Drieu s’étonne que les armées allemandes ne cessent de reculer, de perdre du terrain et de se retrouver partout sur la défensive. […] Céline est resté muet, pâle, tendu, les narines frémissantes, prêt à bondir. Soudain, il n’en peut plus, il explose : ses voisins disent n’importe quoi, ils se perdent en bavardages ridicules, la guerre est perdue […] S’adressant à Abetz, il lui demande pourquoi les Allemands ne révèlent pas enfin la vérité. Laquelle ? Hitler est mort. Et devant un auditoire pourtant habitué à ses foucades mais stupéfait, Céline se livre à un monologue où éclate la dimension bouffonne de tout complotisme quand il pousse à sa limite son obsession démonstrative. Hitler est mort et il a été remplacé par un juif.” Narboni, auteur de …Pourquoi les coiffeurs ?, conclut : “Céline vient de raconter à l’ambassadeur d’Allemagne le scénario du Dictateur.”

Pour un lecteur qui, comme c’est mon cas, est né un peu plus d’une décennie après la fin de la guerre – Jean Narboni, lui, est né l’année de sortie de La Grande illusion – ce conte cruel est proprement sidérant. On a beau savoir, grâce aux archives, écrites, filmées, grâce aussi à ce que nous avons mémorisé des cours d’histoire de notre jeunesse, ainsi que des fictions s’y rapportant, il faut toujours se pincer pour vérifier que nous ne rêvons pas, que ce cauchemar a bien eu lieu et a donné ce qui nous a été rapporté, directement, ou non. L’érudition de Narboni, sa finesse, son sens du montage, fait que, le lisant, nous sommes transportés dans cet “autre monde” des années 1930-1950 qui est pourtant encore et toujours le nôtre : qui ne cesse de se rappeler à nous, même quand il est mis en sourdine, nous donnant l’illusion que le cauchemar est terminé. Une des forces de ce roman noir est de lutter contre la bouffonnerie tragique du Grand écrivain – qui se proclame ouvertement raciste, c’est-à-dire, selon ses propres mots, allant bien au-delà de l’antisémitisme ordinaire – en usant d’un humour particulièrement subversif. Jean Narboni relève que “pour Céline tout ce qui vient du sud de la Loire n’est que mélange impur. Ainsi fustige-t-il cette « Zone Sud, peuplée de bâtards méditerranéens, de Narbonoïdes dégénérés, de nervis, Félibres, gâteux parasites arabiques, que la France aurait eu tout intérêt à jeter par-dessus bord. Au-dessous de la Loire, rien que pourriture, fainéantise, infect métissage négrifié. »” Le livre est d’ailleurs ironiquement dédié aux Narbonoïdes dégénérés. Qu’ajouter ? Qu’on y rencontre quelques acteurs de ces années d’entre-deux guerres, Dalio et Le Vigan, par exemple, l’immense Von Stroheim ou le méconnu Sylvain Itkine qui joue “Pindare” dans La Grande illusion – personnage que Céline qualifie d’“intellectuel aryen” tout en le méprisant, mais sans se rendre compte, malgré son obsession à repérer les juifs partout, que l’acteur qui l’interprète l’est tout autant que ceux qu’il vomit sans retenue – son illusoire clairvoyance le conduisant à un aveuglement total. Sans oublier le terrifiant docteur Montandon (que Losey a immortalisé sans le nommer dans Monsieur Klein), propagandiste d’une “circoncision nasale” pratiquée à la pince coupante sur les femmes juives, et Armand Bernardini, expert en onomastique, qui forment avec Céline un beau trio de canailles, obsédées par le fait de reconnaître le juif à coup sûr, et pire encore, d’écrire des pages et des pages sur ce sujet – leurs ouvrages pseudo-scientifiques étant toujours, selon eux, trop courts.

Notons enfin, plus rapidement, que ce livre esquisse bien d’autres choses : quelques liens sympathiques et même fraternels, avec Modiano par exemple, ou avec Pasolini qui écrit au sujet de D’un château l’autre que c’est “un mauvais livre, parce que ce que Céline pense et ce qu’il est sont haïssables.” On est loin là de la séparation entendue de l’œuvre et de son auteur. Avec La Grande illusion de Céline, Jean Narboni nous offre une lecture implacable de ce “cauchemar d’un temps sans pitié” alors que resurgit de manière inattendue “cette « petite musique », ce « rendu émotif », cent fois dits, et redits par lui, indéfiniment répétés et rabâchés ad nauseam par ses apologistes.”

“Ce lyrisme comique n’excellant que dans le grotesque et le bouffon au voisinage de la mort.”

Philippe Marczewski, Un corps tropical, éditions Inculte, août 2021, 400 p., 19 € 90
Karine Miermont, Marabout de Roche, éditions L’Atelier contemporain, août 2021, 176 p., 20 €
Jean Narboni, La Grande illusion de Céline, éditions Capricci, septembre 2021, 144 p., 17 €