On aurait pu penser la vogue des vies imaginaires dépassée, l’exofiction tarie après une grosse décennie commmerciale épuisant le genre. À lire les romans de la rentrée littéraire 2021, on en est loin : du journal fictif de la mère d’Antonin Artaud à la vie spéculative de l’astronome danois Tycho Brahe, en passant par Les Vies de Jacob, le choix est large. Si la production ne brille généralement pas par sa singularité et ne dépasse pas la portée littéraire d’une fiche Wiki, quelques romans font exception. Parmi eux, Les Vies de Chevrolet de l’écrivain suisse Michel Layaz, aux éditions Zoé.
Ce Chevrolet au patronyme internationalement connu, devenu marque, un nom qui paradoxalement ne lui appartiendra pas longtemps, est Louis Chevrolet. Né en Suisse en 1878, d’abord émigré en Bourgogne d’abord avec l’ensemble de sa famille avant de, seul, traverser l’Atlantique, il va enchaîner victoires et déboires en course automobile et gagner le surnom de « the daredevil Frenchman » puis de « The french speed Marvel ». Louis Chevrolet est un casse-cou, l’un des « intrépides protagonistes d’une épopée moderne », celle de l’automobile.
À travers la destinée de Louis, c’est donc la fresque d’un siècle, du siècle de la voiture et de la vitesse, de la technologie, que brosse Michel Layaz. Chevrolet a non seulement piloté des voitures mais œuvré à rendre les bolides plus fiables, dessinant des moteurs, travaillant pour William Crapo (dit Billy) Durant qui a fondé General Motors. Chevrolet est de ceux qui veulent faire l’histoire, inscrire leur destinée dans celle du siècle, graver leur nom dans les tablettes. Michel Layaz rend cette vie dans sa vitesse folle et ses embardées, il se concentre sur les moments saillants, les embranchements, les coups du sort. Le roman déploie la pauvreté en Suisse, le départ pour la France à 8 ans, la passion pour le vélo (déjà comme coureur et mécanicien), le rêve américain et le départ pour Québec d’abord puis pour ce « gouffre à l’envers » qu’est New York. Le siècle est celui des enjeux techniques, quand Louis est à Paris, la Tour Eiffel n’a que dix ans ; à Manhattan il passe non loin du Flatiron en construction. Il verra le succès de la Ford T, « symbole pétaradant de la révolution industrielle », « emblème d’un mode de vie nouveau ».
Mais Louis Chevrolet figure aussi des paradoxes : son nom qui a « le charme, l’attrait et la classe du Vieux Continent » a conquis l’Amérique. Billy Durant, évincé de General Motors, crée la Chevrolet Motor Compagny. L’Amérique semble conquise par les Chevrolet, qu’il s’agisse de voitures, de Louis ou de son frère Gaston, lui aussi devenu pilote après avoir rejoint les terres étasuniennes. Puis la mécanique se grippe et cale, aux splendeurs succèdent les misères, mauvaises passes et événements tragiques. Louis Chevrolet est même dépossédé de son propre nom, sa société automobile fait faillite.
Qu’importe, sa devise est never give up, son frère Arthur et lui se tournent vers l’aviation, ils inventent un moteur et c’est la Grande Dépression qui mettra fin à l’ambition aéronautique. Sans doute Louis a-t-il manqué de chance, comme il le murmure à sa femme sur son lit de mort. Il sera oublié, « il y a eu Louis et il y aura Chevrolet », ce patronyme qu’il n’habite plus et auquel Michel Layaz tente de rendre un prénom.
Michel Layaz, Les Vies de Chevrolet, éditions Zoé, septembre 2021, 128 p., 15 €