521 romans sont publiés en cette rentrée littéraire, selon les chiffres de Livres Hebdo. Et pour les critiques et journalistes littéraires, chaque année, c’est la même rengaine : comment s’orienter dans cette avalanche éditoriale et par quel livre ouvrir sa propre rentrée ? Cette fois, pour moi, ce fut simple : Le Grand rire des hommes assis au bord du monde sort du lot, par ses dimensions, son ambition, sa manière. Son auteur est Philipp Weiss, son traducteur Olivier Mannoni, et ce n’est pas un livre mais cinq, sous coffret, publié aux éditions du Seuil. Mais si le choix fut facile, la critique l’est beaucoup moins.
« Comment décrire ce livre ? » demande Olivier Mannoni dans l’« avant-propos du traducteur » qui ouvre le livret envoyé à la presse. « Comment commencer ? » demande Chantal Blanchard, l’un des personnages de Philipp Weiss, comme en écho. Pour décrire son livre, contentons-nous d’abord de chiffres : l’œuvre est composée de 5 livres (4 romans et un manga), l’ensemble formant plus de 1200 pages. Chaque texte est lié aux quatre autres, même si le sens de découverte et de lecture importe peu. Ces chiffres donnent une première idée de l’œuvre-monde qu’est Le Grand rire des hommes, qui se précise si l’on ajoute que le lecteur va passer de la fin du XIXe siècle français au XXIe siècle mondialisé, de la Commune à la catastrophe de Fukushima, en une traversée à la fois temporelle et géographique proprement sidérante puisque, bien sûr, Philipp Weiss ne s’interdit rien et peut aussi bien revenir sur l’histoire géologique de la planète que sur une généalogie des encyclopédies, entre autre « digressions » romanesques qui ne sont jamais accessoires.

Décrire ce livre, au-delà des généralités, pourrait passer par le récit de sa lecture. J’ai reçu des épreuves numérotées et j’ai d’abord docilement suivi l’ordre suggéré. J’ai donc commencé par Les Encyclopédies d’un moi dont nous devons l’édition à Louis de Neuville qui reçut ce « texte singulier » de Paulette Blanchard elle-même, en 1880. L’autrice explique, dans la lettre accompagnant son manuscrit, combien la lecture des volumes de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, ces « gros ouvrages qui contenaient le monde », a été décisive pour elle. L’encyclopédie sera donc le modèle formel de son journal, fidèlement tenu de son adolescence à son départ pour une expédition scientifique. Elle raconte sa découverte de l’amour, sa volonté farouche et rebelle d’indépendance dans une époque où les corsets ne sont pas seulement des vêtements mais « une prison rusée », sa participation à la Commune, son départ pour l’Exposition universelle de Vienne qui va changer l’axe de sa vie : la jeune femme, brisée par un deuil récent et l’échec de ses espoirs politiques comme amoureux, se marie et suit son époux au Japon où elle aura un enfant. Mais Paulette Blanchard ne se contente pas de raconter sa propre histoire. Ce qui la passionne est de décrypter les mécanismes du monde, d’articuler les moments de sa propre vie et les événements de l’Histoire, de les observer et commenter « dans une simultanéité entrelacée ». « Je vous envoie donc ce manuscrit (écrit-elle à Louis de Neuville) non pas en tant que documentation de l’intime ou que célébration de la sensibilité, ni comme œuvre des sciences ou encore moins des arts, mais peut-être comme une œuvre qui pourrait être tout cela à la fois, en alternance et de manière interchangeable », manière de souligner la double force qui s’exerce sur chaque individu, pris dans l’histoire : « le monde s’abat sur le Moi. Mais peut-être ce Moi s’est-il déjà brisé sous le poids du monde ».
Pour raconter le chaos du monde et du moi, dire les métamorphoses de l‘un comme de l’autre, Paulette fait le choix d’un ordre alphabétique. Fidèle en cela à l’Encyclopédie matricielle, elle regroupe les notes de son journal en rubriques. Après une brève contextualisation de ses années de pensionnat chez les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame du Grandchamp à Versailles (supposées la préparer à une « vie de mère et de femme d’intérieur ») puis chez sa grand-mère malade à Yerres, le journal s’ouvre sur l’entrée « aéronautique ». Paulette est en effet la descendante de Marie Madeleine Sophie Blanchard, l’aéronaute de Napoléon et comme son aïeule elle ne rêve que d’envol et de dépassement. « Je ne resterai pas toujours l’automate que votre éducation a fait de moi ». Paulette rêve d’ascension, moins sociale (elle est très bien née) que personnelle. Les 34 volumes lourds et poussiéreux de l’Encyclopédie, véritable « arbre du savoir humain » trouvé dans le grenier de sa grand-mère, en seront le levier. Un volume demeure introuvable et l’écriture du Journal, Encyclopédies d’un moi, viendra en quelque sorte le combler. Paulette est ambitieuse — « Je voudrais tout ! Tout saisir, tout comprendre, tout vivre » — mais elle est née femme et la conquête de son indépendance sera complexe, un voyage aux stations d’abord livresques (L’Encyclopédie mais aussi Chateaubriand, Hugo, Verne) avant de devenir une véritable lutte pour son indépendance, la liberté d’aimer Eugène et de l’accompagner dans ses combats politiques, la liberté de penser en dehors des conventions de son temps, de briser les corsets, de se déplacer, de voyager — « Je veux voir. Je suis avide de voir ».
Paulette Blanchard, enfant émancipée de son siècle, perçoit les horreurs du colonialisme et les envers des professions de foi officielles et patriarcales, elle voit la face sombre et destructrice de la technique et du progrès, elle décrypte les mécanismes de captation de la Bourse, s’enthousiasme pour la photographie. Sa vie, idéalement, n’aura qu’une loi, elle suivra « une seule et grande idée : la transgression ! ». Et c’est le « kaléidoscope » de son existence, entre grandes avancées et rages impuissantes, traversant la guerre contre la Prusse puis les immenses espoirs communards, s’intéressant à la médecine, aux arts et aux sciences, rythmant ses annotations de planches, dessins et photographies, que narre son Journal qui finit par s’exiler comme elle. Ce sera l’Exposition universelle de Vienne, qu’elle suit comme journaliste pour un journal libéral de Lyon et la rencontre de son mari japonais qu’elle suivra dans son pays. Comme l’écrit Paulette, tout se passe « comme si je n’étais nulle part à la maison. Comme si j’étais toujours sur le seuil, entre les objets, les espaces et les humains ». Cette pulsion de déplacement et transgression, d’exil à soi et au monde est aussi son malheur : « heureux ceux qui ne sont jamais tombés au bord du monde… », note-t-elle, subtil rappel du titre général du récit.
Paulette Blanchard est de ces humains qui préfèrent s’asseoir au bord du monde et rire… Toujours sur le seuil, ils transgressent les limites que la société ou leur sexe leur imposent. Elle admire la roue à livre de Ramelli, « machine à encyclopédie », et tout ce qui peut l’extraire de ce qu’elle sait et connaît. La jeune femme pense avoir trouvé la clé de sa liberté dans les livres comme au Japon — dont « un jeune homme de lettres, Zola » a montré que là, « tout prenait une forme absolument différente et même opposée à celle du monde connu ». Le kimono ne suppose certes pas de porter un corset, mais le Japon a d’autres types de corsets et conventions… Paulette déchantera avant de retenter l’aventure et de se réinventer — « des ruines renaîtra constamment une nouvelle Paulette Blanchard ! ». Elle embarque pour une expédition vers les îles Liu-Kiu, « archipel presque inexploré de la mer de Chine orientale ». La jeune femme se veut terra incognita, elle se rêve même plante ou pierre, à jamais « la plus petite partie dans la grande fête de la nature ».
À lire ce Journal, il est impossible de ne pas s’imaginer découvrir le texte authentique d’une jeune femme luttant pour son émancipation dans la seconde partie du XIXe siècle, de ne pas entendre les accents des témoignages de l’époque, la langue et les rythmes du moment. On oublie Philipp Weiss, son œuvre elle-même encyclopédique et kaléidoscopique, dès ce volume bibliothèque du monde et des livres, de savoirs et de vies. Et l’on est pris par un double suspens : qu’est devenue Paulette Blanchard après son expédition, alors qu’on la quitte sur une dernière lettre où elle raconte son rêve de traverser les mers sur une baleine à bosse, comme nous « créature sensible » ? Comment Philipp Weiss va-t-il, comme son personnage, pouvoir se renouveler et se réinventer, quelle forme prendra son récit tout en correspondances et anamorphoses, réservoir inouï d’images et vies ?
Guidée par le patronyme Blanchard, j’ai sauté le volume 2 — pourtant suggéré par la numérotation des épreuves — pour entrer dans les Cahiers de Chantal Blanchard, nouveau journal (cette fois de novembre 2010 à mars 2011). Chantal est une scientifique, spécialiste du climat, bouleversée par le dessin d’un crâne, celui de l’enfant Gyokusendo, rapporté par « la téméraire Mme Blanchard » (Paulette, son arrière-arrière-grand-mère) lors de son expédition avec l’archéologue von Siebold dans l’archipel de Liu-Kiu en septembre 1874. L’existence de ce squelette remet en cause toutes les connaissances de Chantal et ses certitudes quant aux théories de l’évolution. Voici la scientifique elle aussi au bord du monde, mais aussi au seuil de la folie, dont rend compte son cahier. Elle vit le « clinamen » décrit par Epicure, une courbure, une petite divergence dans l’ordre des choses qui bouleverse cet ordre à jamais : la pluie d’atomes qui tombaient en parallèle dans le néant dévie, des atomes se télescopent « et c’est ainsi que se met en place le carambolage progressif — et donc la naissance d’un monde. C’est quelque chose de ce genre, je crois, qui m’est arrivé ».
Chantal Blanchard décide alors de quitter son travail et son jeune amant, Jona, pour enquêter sur le crâne et sur son aïeule disparue dans de mystérieuses circonstances. Les deux pans de cette quête sont indissociables et Chantal traverse des mondes et tout ce qu’elle pensait intangible (son couple, ses connaissances théoriques) pour tenter d’y voir clair, elle affronte les fantômes de son passé, elle entre en sols incertains. Avec elle, le lecteur (re)découvre les grandes théories scientifiques, comment tout corps naît de la catastrophe. Il suit ses amours contrariées avec Jona, la complexité de son histoire familiale, qui rejoue en partie, au XXIe siècle, les combats de Paulette (dont elle lit les Encyclopédies d’un Moi). Pour Chantal aussi « cet édifice de concepts que nous appelons histoire humaine » est une « fable ». Comme son aïeule, elle refuse conventions confortables et hiérarchies sclérosantes, se veut libre même si elle doit se détruire dans le processus. Avec elle nous traversons la France comme le Japon, cartographions autrement le temps et l’espace, suivons le fil tortueux et chaotique d’une enquête, qui implose les limites des pages, de la typographie, ample collage et montage de notes personnelles, de citations, d’images et documents. Tout est sidérant de lucidité critique et gouffre de propositions fascinantes : relecture de Frankenstein, de Walter Benjamin, de la caverne de Platon, de Godzilla ou de Leroi-Gourhan, des bouleversements climatiques, de la noosphère et de l’anthropocène… Ce Cahier est proprement inouï, impossible à résumer, je ne tente même pas, il faut seulement se laisser envahir et posséder, laisser le flux dément des pensées de Chantal entrer en soi, déposer leurs strates, désaxer nos représentations, se laisser hanter par le blanc des pages, le travail sur le « yokaku-no-bi : la beauté du blanc qui est resté ». On voudrait tout de suite relire ces Cahiers (du moins le septième, ce n’est ici que le morceau d’un univers plus vaste, qui nous échappe), repenser ses liens thématiques et formels avec les Encyclopédies d’un Moi mais on brûle aussi de lire la suite, de découvrir ce Jona que traque Chantal tout en le fuyant. Direction le troisième livre, donc, le récit « Terrain vague » de Jona Jonas, jeune artiste androgyne et ambigu.
Jona voyage, lui aussi cherche Chantal autour du monde et jusqu’au Japon. Elle a soudain disparu de sa vie, ne comprend plus rien, il est à Tokyo, ressent la secousse du tremblement de terre, le silence « omniprésent et atroce » à la fin des secousses, il marche, se perd, « point mobile » dans la ville et le monde, avant la réplique. La vie de Jona, anamorphose du séisme réel, a été totalement désaxée par Chantal, son « amante rhapsodique ». Il se remémore leur jeu amoureux complexe, le travail fascinant de Chantal sur « des algorithmes de mondes climatiques » qui forment « un cosmos abstrait et fictif ». Il aimait l’entendre raconter « son poème du monde climatique décrivant la fragilité de ce gigantesque artifice qu’est la terre ». Il se souvient de sa passion pour l’Ars Magna de Raymond Lulle, « à la fois machine et livre », « appareil aléatoire » qui, après les encyclopédie et roue à livre de Ramelli, s’offre comme une nouvelle inspiration oblique de Philipp Weiss, comme un art poétique en creux, sans cesse reposé et repensé. Jona repense aussi aux Cahiers de Chantal, à son « exploration systématique d’elle-même », tentant de cerner son « Moi dans sa ramification, dans sa complexité, mais aussi dans sa banalité et dans sa généralité ». Le lecteur entend les échos de Paulette à Chantal, les filiations dans leurs pratiques diaristes, leur interrogation commune des liens entre le Moi et le monde, les sphères intimes et collectives. Chaque personnage est composé comme un prisme, saisi de l’intérieur, par ses pratiques d’écriture, comme de l’extérieur, à travers ce qu’en dit autrui. Nulle vérité dans ce livre, des saisies passagères, des éclats de monde, le refus des idéologies compactes et fictivement intangibles. Tout se métamorphose sans cesse, le récit ne peut être linéaire, il est tresse et ruban de Möbius, puzzle recomposé par chaque livre. Et nul doute que l’ordre de la découverte modifie la perception du lecteur donc le sens du récit.
Revenons à Jona qui pense traquer Chantal (alors que qui a lu ses Cahiers sait qu’elle l’épie) : en état de manque, il tente de la retrouver, interroge en vain celles et ceux qui l’ont connue et ont travaillé avec elle, il finit par se rendre au Japon, où le tremblement de terre, le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima font bifurquer sa route. Jona raconte son jeu de piste depuis un hôpital psychiatrique, son voisin de lit est un homme qui travaillait dans la centrale, qui lui confie son histoire par bribes. Les deux derniers livres se situent eux aussi au Japon, avec d’abord les carnets (transcription d’un récit enregistré sur dictaphone) d’un petit garçon qui a survécu au tsunami de Fukushima et raconte l’horreur avec ses yeux d’enfant, enfin le manga mettant en scène Abra qui de résister à l’abolition de la réalité dans un Tokyo virtuel. Chaque ramification du récit le précise tout en le rendant plus insaisissable.
Philipp Weiss nous conduit donc, en cinq livres qui varient formes et écritures, focalisations et temporalités, de la France du second XIXe siècle au Japon du XXIe, des Lumières au post-humanisme. Son récit nous fait passer d’une confiance aveugle dans le progrès technique, d’une classification ordonnée du monde au chaos du XXIe siècle, à une humanité payant les conséquences de son aveuglement, sommée d’inventer d’autres formes de survie face aux ravages des corps et des espaces, face au désordre dont elle est le principal agent. Philipp Weiss narre les (ré)inventions du monde, la place des femmes et de leur émancipation dans cette grande histoire, il éclaire le dérangement climatique et ses causes, il interroge l’amour, la mémoire, la transmission, l’identité. Texte hybridé (comme le figurent aussi bien l’androgyne Jona qu’Abra héroïne de manga), Le Grand rire des hommes n’entre dans aucune case : il dépasse le format du livre puisqu’il en articule cinq, que les proses comme les images ou les motifs se répondent d’un volume à l’autre. Ample montage, brillante mécanique combinatoire, nouvelle bibliothèque de Babel, hymne aux pluriels, le livre explose tous les genres connus — romans d’amour ou de formation, récit de voyage, essai scientifique, autobiographie, collages factographiques, etc.
Au centre de ce texte-monde, de cet univers devenu livre(s), ne cessant d’échapper aux frontières géographiques comme génériques, de ce magnifique livre-objet : la fabula, la fable dans son essence disjonctive, à la fois poison quand les discours officiels nous aveuglent et nous trompent, et remède quand sa puissance nous permet de (nous) voir autrement et de réagir face au chaos. Philipp Weiss dit la perte de contrôle de l’humanité qui a réuni toutes les conditions pour sa disparition tout en démontrant l’exceptionnelle capacité du récit à saisir ce chaos, cette catastrophe dont Chantal Blanchard rappelle justement qu’en son sens grec elle est, avant tout, « renversement » et « tournant ». Premier roman d’un auteur autrichien né en 1982, Le Grand rire des hommes est un livre immense, pas seulement par son volume ou son ambition, mais par sa puissance, ses éclats sans cesse recomposés. Créateur d’une comédie humaine du pyrocène, d’une extraordinaire méditation sur la perte et l’identité, Philipp Weiss, comme Benjamin ou Kafka, rit pour ne pas désespérer et nous offre un roman tout d’énergie et lucidité, un rhizome que nos lectures ne pourront épuiser.
On l’aura compris, il y a la rentrée littéraire et il y a, hors catégorie, Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde.
Philipp Weiss, Le Grand rire des hommes assis au bord du monde (Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen), 5 livres sous coffret, traduction de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, éditions du Seuil, août 2021, 1248 p., 39 €