Ce qui, d’emblée, marque à la lecture de Grande couronne, c’est combien la narratrice de ce prodigieux roman jouit d’une lucidité à toute épreuve mais ce qui lui manque aussi bien d’emblée, ce sont les expériences, les occasions : l’ailleurs. Au collège du Val d’Oise dans lequel elle est élève, la narratrice étudie, La Parure, une nouvelle de Maupassant. La pauvre Mathilde Loisel, par méprise, s’y expose aux privations jusqu’à ce que la brusque réalité la laisse exsangue. Quand elle sort de l’établissement scolaire, l’adolescente qui nous occupe ne lit plus Maupassant. Elle s’adonne à des passes sordides et grotesques, pour gagner de quoi assouvir son « problème avec les marques ». Il lui faudra tout le livre pour prendre la mesure de l’impasse dans laquelle elle s’est fourvoyée.
Le premier chapitre, à cet égard, est merveilleux d’évocation. Sur le point d’être intronisée dans le mystérieux réseau Magritte, notre jeune héroïne rencontre Miguel, apprenti proxénète d’origine portugaise, gauche et brutal. L’initiation dans sa voiture vire bientôt à la tentative de viol et le salut, comme l’indique notre lucide protagoniste, vient des cris d’un « mongol » prénommé Maximilien et dont le groupe de jeunes handicapés passe sur le même parking avec leur éducatrice spécialisée.
C’est que rien, surtout rien, n’est laissé au hasard chez la primo-romancière Salomé Kiner. Un révolutionnaire coupe la trique comme on coupe des têtes. Et le – vrai – village polonais dont la famille de l’ado en détresse est originaire se nomme Gogolinek. Le récit, situé à la fin des années 1990 et hanté par une peur millénariste, est parsemé de références, d’Alliance Ethnik à Ricky Martin et de Toy Story 2 à Erin Brokovich. Le trivial de ces souvenirs et des situations est ainsi toujours sublimé par une prose alerte, drôle et précise. Une véritable voix, vacharde, volontaire, qui fait mouche immédiatement.
Cette voix se fait l’écho de tout ce qui étonne la narratrice, l’émerveille, l’embrigade. Ainsi de ses amies Amanda, Kat Linh ou Chanelle, tellement mieux armées, mieux en phase avec l’extérieur, avec l’époque. Ainsi aussi des jeunes mieux lotis qu’elle, dont elle veut tant s’accaparer le quotidien, au point d’en faire le motif de ses premières séances masturbatoires. Qu’on lise plutôt ceci : « Dans le manège, les chevaux trottaient aux ordres des cavaliers. J’aimais l’autorité, la permanence des rapports de domination, l’odeur du fumier chez les riches. »
La narratrice s’ennuie, elle rêvasse devant les trains qui passent sans elle, venant peupler un Paris si lointain. À lire ses piteuses aventures, on comprend mieux l’expression désignant la grande banlieue parisienne et donnant son titre au roman : on dit Grande couronne car les rêves y sont plus grands, mais pèsent plus lourd. Il faut souffrir de voir les autres partir – son père dans la capitale auprès de sa nouvelle compagne sans enfants, sa sœur Rachel en Andalousie, au bras d’un bellâtre du Club Med – pour mieux savoir ce qui nous importe. Qu’on lise encore ceci : « Parfois je réalisais des rêves qui n’avaient pas le même goût que dans mon imagination. »
Et ce à quoi tient l’adolescente, bien plus qu’aux marques ou même qu’à Renaud, le pizzaïolo rasta qui la fera tant fantasmer, c’est le foyer cabossé qui l’abrite. Ses deux frères cadets, Ludwig épris de guerre et Simon au développement erratique. Et surtout sa mère, dépassée, délaissée mais, malgré tout, vaillante. Qu’on lise enfin ceci : « Nous nous faisions face comme deux ombres à l’orée d’une forêt décatie. Elle semblait si petite dans ses habits de mère. Égarée. Son jean délavé par l’usure avait les variations du désespoir. » Qu’on lise enfin et surtout Grande couronne de Salomé Kiner – tout de suite.
Salomé Kiner, Grande couronne, éditions Christian Bourgois, août 2021, 288 p., 18 € 50