Yves Tumor : Jackie

Le titre d’Yves Tumor, Jackie, évoque un prénom autant masculin que féminin, cette indétermination caractérisant l’ensemble des lyrics plus évocateurs que définitoires.

Paroles elliptiques, voire cryptiques : Jackie est évoqué.e, il s’agit de celui ou celle à qui le chant est adressé sans que le motif ou les conditions de cette adresse ne soient précisés. La question est : « Est-ce que tu penses à moi ? », cette pensée possible n’étant pas davantage précisée : souvenir ? chagrin ? regrets ? deuil ? De même, les conditions de cette pensée demeurent étrangement incertaines : « lorsque tu te réveilles, lorsque tu reposes ton esprit… » (repos lié à quelle fatigue ? à quelle peine ? à quelle souffrance ?).

Le lien entre les deux « personnages » est suggéré de manière trouble, renvoyant à un événement ou des événements qui ne sont pas clarifiés, tragiques, douloureux, insurmontables : « These days have been tragic / I ain’t sleeping / Refuse to eat a thing / I can’t tell you what happened / I ain’t sleeping / I ain’t eating ». Le lien en question paraît rompu ou empêché, objet d’une violence ou d’un interdit imposant la distance, la séparation (« We were torn apart right by the sleeve »), suscitant une mémoire nostalgique et douloureuse, dépressive. De quoi s’agit-il ? D’un amour empêché, soumis à des forces hostiles, du désir d’individus pris dans un ordre du monde qui leur est contraire ? Nous ne le saurons pas : persistent seulement certains fragments psychiques, des affects, et un chant.

Le texte est porteur d’une indétermination, d’une obscurité évidemment voulue, et par les images, les bribes d’énoncés qui le constituent et sont répétées en boucle, il diffuse des états mentaux et des affects qui relèvent de la répétition obsessionnelle, de la souffrance, de la dépression, du souvenir d’un attachement qui a été rompu mais qui persiste par la mémoire, par l’adresse, par le chant : un lien demeure au sein d’une confusion des faits, d’une violence, lien présent dans la mémoire autant que dans les corps séparés. Jackie est bien un chant d’amour et de désir.

Le morceau s’organise autour d’une batterie martelant son rythme entre hip-hop électronique et pop, d’un mur de riffs de guitares repris incessamment, et d’un chant à la fois nostalgique et incantatoire, basé également sur la répétition des mêmes motifs. Plus que d’une structure mélodique classique, l’ensemble déverse un flux, une sorte de boucle répétitive brassant une matière sonore faite d’intensités, de fragments obsessionnels, de commencements qui recommencent et ne s’achèvent pas.

Dans la très belle vidéo qui accompagne Jackie, conçue par le studio Actual Objects, les corps sont au-delà de l’androgynie, incarnant un au-delà des genres, au-delà de l’humain, évoluant dans un espace où règne à nouveau l’indétermination : espace terrestre et cosmique, d’un autre âge, entre un futur de SF, postapocalyptique, et la nuit d’une préhistoire imaginaire ; espace euclidien reconnaissable en même temps qu’espace d’une « réalité virtuelle », nocturne et flamboyant, animé d’événements électroniques et naturels (une nature inconnue). Les corps s’y appellent, s’y perdent, s’affrontent, se heurtent. C’est comme un rêve rêvé par un esprit inconnu, un rêve ayant lieu dans un autre monde, un autre temps, une autre dimension – rêve de mort et de désir, beau et énigmatique et puissant comme cette composition d’Yves Tumor qui ouvre superbement son nouvel EP, The Asymptotical World.

Yves Tumor, The Asymptotical World, EP 6 titres, parution le 15 juillet 2021. 

Yves Tumor, The Asymptotical World