Jean-Michel André et Wilfried N’Sondé : Close Up 12 (Entretien)

Borders © JM André, courtesy galerie Sit Down

Le désir de modifier le regard que l’on porte sur les migrants a réuni deux artistes autour d’un projet intitulé « Borders ». Les textes sont de Wilfried N’Sondé et les photographies de Jean-Michel André, le tout se conjugue dans une réflexion très digne et juste sur l’exil. Ce travail à quatre mains est exposé pendant l’été aux Rencontres d’Arles.

« Frontières – tracés artificiels et sinistres flétrissures de l’horizon… Qui ignore encore que l’homme est entité debout, en mouvement perpétuel? Ces barrières infligées à la Terre lacèrent la course des vents et donnent à leurs souffles des accents funèbres ».

Un joli dispositif a été imaginé pour le livre Borders dans lequel les feuillets détachés de Wilfried N’Sondé peuvent se confronter de manière aléatoire aux photographies de Jean-Michel André, entrant ainsi en résonance avec l’esprit de mouvement et de liberté.

Comment vous présenteriez-vous ?

Jean-Michel André : Je me définis comme auteur-photographe.

Wilfried NSondé : Je suis artiste, écrivain, auteur.

Comment présenter votre œuvre ?

Jean-Michel André :  Ma démarche s’inscrit autour d’une vision politique et poétique du territoire. J’interroge à la fois ses limites, sa mémoire et ses évolutions. J’explore aussi la notion de circulation et notamment celle des flux financiers, économiques et migratoires. Le projet « Borders » s’inscrit dans cette réflexion.

Dans ma série intitulée « L’autre pays », réalisée en Espagne de 2010 à 2015, il y a également une dimension écologique, j’entreprends l’archéologie à ciel ouvert de tous ces bâtiments laissés à l’abandon après le boom de la spéculation immobilière.

Wilfried NSondé :  Mon ambition est de créer ou de commencer à créer, comme avec « Borders », une œuvre commune. J’apporte un regard sur l’humain qui rend compte de sa complexité. J’essaye d’interroger l’humanité d’aujourd’hui pour qu’on puisse trouver des réponses demain, cela me semble important, c’est pour cela que dans mes livres c’est très présent. Je parle aussi beaucoup d’amour et d’érotisme car il me semble que c’est la forme la plus esthétique et la plus complète de l’élan vers l’autre.

Borders © JM André, courtesy galerie Sit Down

Comment avez-vous travaillé ensemble sur le projet « Borders » ?

Jean-Michel André :  On a installé une correspondance entre mes photographies et les écrits de Wilfried, et ses écrits m’ont nourri pour que je produise des photographies auxquelles je n’avais pas pensé. J’ai envoyé quelques témoignages que j’ai recueillis de jeunes exilés et réfugiés à Wilfried pour qu’il connaisse ceux dont j’avais fait le portrait. J’aime parler d’un travail à 4 mains car c’est un projet commun.

Wilfried NSondé : Le travail à 4 mains s’est fait assez naturellement parce qu’on se connaissait déjà, on avait un respect mutuel du travail de l’autre. Il ne s’agissait pas de commenter les photos mais de m’imprégner de la série, de l’idée. Jean-Michel m’a demandé d’entrer dans un projet qui était en construction. On s’est entre-nourris, quand on se dit les choses l’autre comprend qu’il reste du travail (rires).

Jean-Michel André :  Cette confiance entre nous est précieuse ; elle est née d’une amitié de longue date, donc c’est d’autant plus fort.

Vos plus grands chocs culturels : ceux qui vous ont le plus nourri dans le sens de la créolisation évoquée par Édouard Glissant ?

Wilfried NSondé : En Allemagne, c’était à Berlin, je rendais visite aux grands-parents de ma copine allemande. Après un repas, sa grand-mère m’a montré des photos de famille, cela commençait au début de XXe siècle, des soldats avec des casques à pointe puis dans les années trente, un monsieur avec sa chemise brune et sa croix gammée. Et elle commente : « c’est mon oncle, Hans, le pauvre est tombé en France ».

Je vois de la tristesse d’une nièce qui pleure son oncle mort depuis longtemps, je ne vois pas quelqu’un qui pleure un monstre. Le choc culturel c’était d’appréhender la deuxième guerre du côté allemand ; même les nazis étaient des êtres humains. J’ai réalisé que ce n’est jamais aussi simple qu’on veut me l’expliquer. J’essaye toujours de considérer la complexité humaine. On ne saura jamais ce qui a motivé son oncle Hans à mettre une chemise brune et une croix gammée, mais il était aimé.

Jean-Michel André : J’ai baigné depuis ma plus jeune enfance dans les voyages, mes parents ont beaucoup voyagé, j’ai habité 5 ans au Sénégal, en Martinique, puis j’ai grandi en Espagne. Cela a été un choc culturel de découvrir une autre langue quand j’avais 9 ans, j’ai appris l’espagnol très rapidement et cela a été une renaissance pour moi. L’Espagne est un pays qui a été un refuge, qui m’a permis d’être qui je suis aujourd’hui, qui m’a donné envie d’apprendre des autres.

Borders © JM André, courtesy galerie Sit Down

Vos plus grands chocs esthétiques ?

Jean-Michel André :  La peinture de Soulages, les noirs profonds de ses toiles, ses très grands formats. Cela a été mon premier grand choc esthétique.

Wilfried NSondé : J’avais dix-sept ans et demi quand j’arrive à Barcelone et je découvre le Parc Guell, j’ai vu des formes très joliment conçues, c’était beau mais jamais je n’avais imaginé que ces formes-là pouvaient exister. J’ai pris une claque, j’ai pris conscience qu’il était possible d’innover et que la création était sans fin. J’étais subjugué, c’était une révolution.

Lartiste que vous auriez aimé connaître ?

Jean-Michel André : Bob Marley, j’ai baigné dans sa musique étant petit. Je trouve que sa musique est intemporelle, elle est pleine de vie, de respect. Mais aussi Gerhard Richter qui est une source d’inspiration, j’aime qu’il soit inclassable tellement son œuvre est plurielle.

Wilfried NSondé : En vérité, j’allais aussi dire Bob Marley (rires) mais je dirai docteur Martin Luther King, parce que c’était un artiste, ce n’était pas un homme politique. C’était un artiste, même plus que cela, quelqu’un de magique, pétri de convictions mais empreint de rêves. Il a rêvé de quelque chose qui est advenu ; je le remercie de m’avoir appris à croire en mes rêves.

Quel.le auteur.e a pu inspirer votre œuvre ?

Wilfried NSondé : Friedrich Nietzsche quand il dit qu’il va faire de la philosophie à coups de marteau, quand il renverse les valeurs. Il m’enseigne la révolution des idées et des conceptions ; que tout peut être repensé, que tout doit l’être. Il n’est pas dans une pensée linéaire, conventionnelle, il est dans une pensée qui est fondamentalement révolutionnaire. Depuis, j’aime prendre la tangente ; avec notre projet « Borders » je prends la tangente. « Borders » est révolutionnaire. C’est une manière de montrer qu’on peut penser autrement, qu’on peut regarder autrement. Nietzsche m’a appris qu’on peut mettre de l’énergie dans l’écrit, la philosophie ne doit pas se faire seulement dans les amphithéâtres, elle doit se faire à coups de marteau.

Jean-Michel André : Wilfried N’Sondé ! J’adore les romans de Wilfried. Le premier, en 2007, Le cœur des enfants léopard, est un de mes livres préférés ainsi que le dernier, Un océan, deux mers et trois continents. D’autres auteurs m’ont également aidé à réfléchir à mes projets artistiques comme Jean Echenoz, Laurent Gaudé (Eldorado), Patrick Chamoiseau (Frères Migrants).

Quel événement vous a marqué ces derniers temps ?

Wilfried NSondé : Ma petite sœur de 41 ans qui a un cancer du sein. Heureusement les médecins sont confiants ; elle va s’en sortir mais la vie bascule. La maladie cela bouleverse tout, cela relativise tout et ça secoue.

Jean-Michel André : La pandémie, cette crise sanitaire mondiale. J’espère que toutes les réflexions que cela engendre vont nous permettre d’être meilleurs pour le futur.

 

Quelle utopie, quel espoir pour demain ?

Jean-Michel André : L’effacement des frontières !

Wilfried NSondé : Qu’on ait le courage d’aller les uns vers les autres en recherchant ce qui nous rassemble, là où on se ressemble. On a passé des siècles à se crisper sur ce qui nous différencie, il faut tout simplement faire autrement et chercher ce qui nous rassemble.

 

Jean-Michel André est représenté par la galerie Sit Down (4, rue Sainte-Anastase, 75003 Paris) qui exposera le projet « Borders » du 4 novembre au 4 décembre 2021. 

Jean-Michel André et Wilfried N’Sondé, Borders, éditions Actes Sud, 2021, 110 p., 39 €