« Il vaut mieux la guerre cent fois que l’indifférence. »
Lettre de Georgette Agutte à Henri Matisse, 1er octobre 1911, à propos de la réception de son œuvre par la critique.
Présentée telle une épouse effacée suivant partout son mari comme un petit chien, ou encore sous les traits d’une hystérique écervelée parlant à tort et à travers, durant toute sa carrière, Georgette Agutte a été considérée à travers le prisme de son époux, Marcel Sembat, célèbre journaliste de gauche, député du bastion ouvrier de Montmartre et ministre des travaux publics pendant la Grande Guerre, engagé auprès de Jean Jaurès. Les critiques encensaient son travail ? Ils voulaient rendre hommage à la femme de leur collègue, ancien rédacteur en chef de L’Humanité. Ses collègues lui faisaient des compliments ? Ils cherchaient à s’attirer les bonnes grâces de son mari, grand homme politique bien placé pour distribuer des prébendes.
Pourtant, Georgette Agutte fut la première femme à étudier dans l’atelier de Gustave Moreau aux Beaux-Arts, où les femmes n’étaient pas admises. Pourtant, Georgette Agutte eut l’audace de divorcer de son premier mari à une époque où l’acte en soi était un scandale sans nom – surtout dans une famille bourgeoise. Pourtant, Georgette Agutte n’hésitait pas à morigéner son ami Henri Matisse pour l’inciter à oser davantage – sous peine de ne plus pouvoir exposer qu’à Moscou ! Partout où elle allait, en montgolfière, au sommet des montagnes, en Égypte, elle avait toujours sur elle son matériel pour peindre de petites aquarelles gouachées. Elle fut la première artiste à utiliser comme support le fibrociment, et fut par ailleurs une militante socialiste convaincue et engagée. Alors qui est donc Georgette Agutte, et pourquoi est-elle totalement oubliée aujourd’hui ?

Georgette est née le 17 mai 1867 à Paris. Sa mère, Marie Debladis, a elle-même appris la peinture auprès de Charles Camoni, et toute sa vie elle a dessiné, réalisé des portraits au pastel et des tapisseries. Son père, Georges Aguttes, meurt quelques mois avant sa naissance des suites d’un accident. Il n’a que vingt-cinq ans, sa carrière est à peine ébauchée. Il a été l’élève de Félix-Joseph Barrias et de Camille Corot, et se rattache à l’école de Barbizon. Entre 1863 et 1865, il a exposé des paysages, vues de Chantilly et des environs – c’est un artiste en devenir que la mort a fauché. Peu de temps après être devenue veuve, Marie Debladis se remarie avec l’époux de sa propre sœur, décédée elle aussi, Nicolas Hervieu, conseiller d’État, à la position sociale fort enviable. Georgette grandit entourée de demi-frères et sœurs, dans une famille très prospère.
Très tôt, elle s’initie à la sculpture auprès de Louis Schroeder, ancien élève de François Rude, au style tout à fait académique. Elle présente, sous l’égide du maître, deux bustes en plâtre au Salon des artistes français de 1887. À vingt ans, Georgette Agutte est une jeune fille de la bourgeoisie qui s’adonne à son passe-temps par plaisir et ne cherche pas encore à faire carrière. Elle suit les enseignements de l’académisme, on est encore dans une forme d’entre-soi de bon aloi, sa production est très normée, très « classique » (À l’époque, 15 % des artistes exposant des sculptures au Salon sont des femmes, et ce chiffre descend à 10 % pour la peinture).

L’année suivante, Georgette Agutte rencontre Paul Flat, qu’elle épouse. Le jeune homme est critique d’art, mais son grand œuvre, c’est une version éditée et commentée du journal d’Eugène Delacroix, à laquelle il travaille avec l’aide du peintre René Piot (une nouvelle édition critique a été publiée seulement en 2009 par Michèle Hannoosh, chez José Corti). En effet, Delacroix pendant quarante ans a tenu un journal dans lequel il consignait toutes sortes d’observations sur la société, ses ami.es, ses rencontres avec d’autres artistes, mais surtout l’avancée de ses travaux, ses réflexions critiques sur la peinture, ses interrogations. C’est donc une véritable bible pour une jeune artiste débutante – et qui en influencera beaucoup d’autres. En lisant Delacroix, Agutte découvre une autre voie que celle de l’académisme, ce qui renforce sa vocation. Parallèlement, elle se lie d’amitié avec René Piot, qui l’introduit dans les milieux artistiques parisiens et, sans doute, l’initie à la couleur.
C’est pour elle l’époque des rencontres décisives. Grâce à René Piot, en 1893, elle est admise en tant qu’« élève libre » dans l’atelier de Gustave Moreau, à l’École nationale des beaux-arts, où elle est bien entendu la seule femme (les Beaux-arts ne s’ouvriront officiellement aux femmes qu’en 1897). Gustave Moreau est sans doute le plus grand professeur des Beaux-arts du XIXe siècle, en tout cas celui qui forma le plus d’artistes de renom. Rompant avec la méthode conventionnelle qui veut qu’on apprenne d’abord à maîtriser le dessin avant de peindre, il ne trouve pas de meilleure école que d’emmener ses élèves au Louvre copier les œuvres des maîtres anciens. Sans complaisance, il pousse les artistes en devenir à travailler toujours plus, et à chercher leurs propres ressources en eux-mêmes. « Exercez votre cerveau, pensez par vous-même. Que m’importe que vous restiez des heures entières devant votre chevalet si vous dormez », leur enjoint-il. Il enseigne également que la couleur n’est pas au service de la nature, mais bien de l’imagination du peintre. Enfin, cet ultime conseil, qui pourrait résumer toute la quête esthétique de Georgette Agutte : « Faire simple et s’éloigner du faire lisse et propre. La tendance moderne nous mène à la simplicité des moyens et à la complication des expressions. »
Dans l’atelier de Gustave Moreau, où elle rencontre également son grand ami Henri Matisse, Agutte apprend l’indépendance d’esprit et la liberté. Désormais, elle se consacre tout entière à la peinture, suivant d’abord le sillage de Corot et des symbolistes en peignant des bois sombres et des bords de rivières, avant de passer au post-impressionnisme en mettant l’accent sur la couleur, axe central de son œuvre qu’elle n’abandonnera plus.

L’émancipation artistique de Georgette Agutte correspond également à une émancipation de sa condition de femme. En 1894, elle demande le divorce. Redevenu légal dix ans plus tôt, cet acte de rupture avec la tradition bourgeoise et religieuse demeure un véritable scandale, surtout dans le milieu d’où elle vient. Sa mère, outrée, fait tout pour l’en dissuader. Peine perdue. La jeune femme n’en fait qu’à sa tête. Entretemps, celle-ci a en effet basculé vers une autre histoire.
Georgette Agutte connaît Marcel Sembat depuis toujours, pour ainsi dire, car il est voisin, à Bonnières-sur Seine, de la tante de Georgette, chez qui celle-ci se rend régulièrement. Petite, elle aurait joué avec lui, et à vingt-cinq ans, Marcel Sembat est déjà profondément épris de la jeune fille, ainsi que le révèle son journal secret, les Cahiers noirs. Avocat, journaliste et député influent du XVIIIe arrondissement, Sembat est un gros lecteur, un homme politique à l’esprit très ouvert, en faveur du droit de vote aux femmes, de l’élargissement du droit à l’avortement, bref un esprit éclairé, un « socialiste intellectuel » dont l’engagement auprès de la classe ouvrière est total, même s’il n’en est pas originaire lui-même. Mariés en 1897, Georgette Agutte et Marcel Sembat forment un couple de légende. Leur vaste correspondance amoureuse, qui perdurera jusqu’à la fin, est sans cesse parsemée de grandes déclarations d’un romantisme échevelé. Très fusionnels, n’allant nulle part l’un sans l’autre, ils vont durant toute leur vie s’aider, se nourrir, se soutenir l’un l’autre, sans faille.
On peut penser que le soutien total et sans concession de son mari à sa carrière a totalement libéré Georgette Agutte des barrières qui auraient pu entraver son parcours d’artiste du fait qu’elle était une femme. Ainsi Marcel Sembat la laisse-t-il parfaitement libre de signer ses œuvres de son nom de naissance (elle choisit néanmoins de retirer le S final du nom de son père, pour marquer aussi son indépendance par rapport à celui-ci). En outre, forcé par ses fonctions de sans cesse se déplacer, toujours accompagné de son épouse, il demande partout où il se rend à ce que soit aménagé un atelier où elle puisse travailler : le respect qu’il éprouve pour le travail de Georgette est entier et absolu – ce qui à l’époque n’est pas chose évidente.
De son côté, c’est elle qui ouvre Marcel à l’art contemporain et lui présente les peintres qui sont ses amis, et que tous deux fréquenteront ensemble au cours de leur vie commune : Henri Matisse, le plus proche, auquel ils achèteront plusieurs œuvres, André Metthey, à qui ils commanderont trois cheminées pour la maison de Bonnières, René Piot, Félix Fénéon, Paul Signac, Kees Van Dongen, Georges Rouault, Édouard Vuillard et même Auguste Rodin. Non seulement Marcel Sembat, grâce à sa femme, devient fin connaisseur en matière d’art contemporain, mais il se fait critique, écrit des livres sur les artistes, et va se servir au cours de sa carrière politique de tous les leviers possibles pour aider les mouvements d’avant-garde à trouver leur place sur la scène officielle, comme lorsqu’il parraine le Salon d’Automne en 1905, et plus tard, le 3 décembre 1912 à l’assemblée nationale, où il va jusqu’à défendre la liberté du mouvement cubiste.

Après son mariage en 1897 avec Sembat, Agutte installe ses ateliers à Bonnières-sur-Seine, et dans leur maison du XVIIIe arrondissement de Paris, rue Cauchois. On compte qu’en vingt-cinq ans de carrière, elle produit environ huit cents œuvres – ce qui est énorme. À ses débuts, elle peint des paysages dans un style post-impressionniste assez convenu. Elle cherche encore à reproduire ce qu’elle voit, à rendre les effets atmosphériques, la lumière sur l’eau (elle peint souvent la Seine qui coule à cent mètres de la maison de Bonnières), et elle y intègre des figures. Lorsqu’elle voyage avec Marcel, elle emporte toujours avec elle de quoi peindre, et produit de nombreuses aquarelles qui souvent sont des images fidèles des lieux qu’elle traverse. Elle en présente une centaine lors de sa première exposition solo à la Galerie Petit en 1908.
Au début de sa carrière, Agutte expose au Salon des artistes français, émanation de l’Académie des beaux-arts qui lui sert de vitrine depuis toujours. En 1903 a lieu le premier Salon d’automne, où tous les styles sont acceptés, et où les mouvements avant-gardistes naissants vont se retrouver et prospérer. C’est là que naît officiellement le fauvisme en 1905, le cubisme en 1911, et c’est aussi là qu’en 1912, Frantisek Kupka présente pour la première fois des toiles abstraites. Dès 1904, Georgette Agutte abandonne le Salon des artistes français au profit du Salon d’automne où exposent, comme elle, beaucoup d’anciens élèves de Gustave Moreau. À partir de 1909, elle en devient même sociétaire. Elle expose également au Salon des indépendants, dont la charge revient principalement à Paul Signac. Ses fondateurs pensent que l’art doit participer au bien commun, et Signac de déclarer : « Justice en sociologie, harmonie en art : même chose. » Georgette Agutte expose aussi au Salon des orientalistes, notamment les aquarelles qu’elle a peintes lors de son voyage en Égypte en 1908.

Agutte est donc une artiste très active, elle expose beaucoup, c’est une travailleuse infatigable qui explore toutes sortes de voies : peinture, dessin, aquarelle, sculpture, arts décoratifs, et peu à peu une synthèse s’opère, comme on le voit particulièrement bien dans ses nus. Plus que dans ses paysages, c’est là que son identité de peintresse commence vraiment à s’éveiller. Ainsi par exemple avec « La Japonaise », elle passe de la sculpture à la peinture, sautant à pieds joints par-dessus la vieille querelle qui oppose les deux disciplines. Elle peint le corps de sa modèle avec l’œil d’une sculptrice, soignant bien le modelé et le volume, et grâce aux jeux d’ombre et de lumière, la figure se détache du fond. Elle donne aux corps qu’elle peint une vraie présence physique, et ce même lorsqu’elle opte pour le fauvisme : les figures jouissent toujours de leur autonomie, alors que le fond se réduit à un simple décor. Dans son livre Le nu dans la peinture, Francis Carco écrit : « Tandis que M. Henri Matisse s’affirme un créateur gracieux, tendrement sensuel des beaux corps qu’il pénètre d’une lumière douce, Georgette Agutte, virile, interprète, sous des éclairages sans caresses, des formes drues, musclées. Elle s’est toujours plu à modeler, de préférences aux molles courbes charnelle, les signes de force. » De manière générale, les critiques saluent son énergie, son dynamisme. Et dans une lettre à Marcel Sembat, leur ami René Piot écrit : « Je vais travailler avec la rage de Georgette ! »
C’est en 1910 que s’opère un tournant dans le style d’Agutte. Elle s’éloigne du post-impressionnisme pour se rapprocher du fauvisme. La couleur est son royaume, dont elle se sert pour représenter sa maison de Bonnières-sur-Seine et les environs. Le jardin, véritable petit parc où souvent on aperçoit la silhouette plus ou moins définie de Marcel, les fleurs, les massifs, la Seine, qui coule à deux pas de chez eux, les environs de Bonnières, avec parfois des éléments d’architecture, font les délices de la peintresse. Si la facture générale reste assez classique, le traitement des couleurs suit très vite une inspiration fauviste pleine de fantaisie. Ainsi peut-on dire que Paul Signac l’a influencée, mais davantage dans les associations de couleur que par sa technique pointilliste. On voit le résultat de cette étude du coloris dans un tableau comme Les femmes à la coupe d’oranges, où le tissu qui sert de fond est semé de points de couleurs complémentaires dans les violets et les oranges.

Natures mortes et figures remplacent donc peu à peu les paysages. Les premiers portraits apparaissent. Ces changements thématiques sont accompagnés de changements techniques derrière lesquels on décèle l’influence d’Henri Matisse. Georgette Agutte se concentre sur la couleur, qu’elle utilise en aplats, et la création pure prend le pas sur la reproduction du réel. On le voit en particulier dans les natures mortes où compte davantage la résonance des couleurs entre elles que les objets eux-mêmes. Matisse joue en effet un grand rôle auprès d’Agutte. Amis de longue date, ils se sont toujours entretenus de peinture, notamment dans leur correspondance. Dans ses Carnets noirs, le 29 avril 1912, Marcel Sembat raconte cette anecdote aussi passionnante que touchante : « La joie : il [Matisse] a approuvé le tableau de Gé ; il est entré dedans, il a refait l’ombre qui, bleue, était une lumière et ne calait rien ; avec de la terre d’Italie étalée au pouce, il a rebâti tout le tableau rien qu’en changeant l’ombre… le bleu de droite s’est mis à luire, le jaune du fond à reculer, la robe rouge a pris corps, le guéridon a surgi, l’arbre nain s’est avancé ». On retrouve aussi l’influence de Matisse dans les natures morte d’Agutte. Ainsi, Nature morte aux pastèques, vase et tapis rappelle Le tapis rouge que Marcel Sembat avait acheté en 1908.

Georgette Agutte a bien étudié tous les nouveaux courants de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Sans s’y plier, elle en a retenu certaines influences, créant son style à elle. Voilà pourquoi Apollinaire, dans une chronique artistique de 1913 au sujet du Salon des indépendants écrit : « Mme Georgette Agutte a beaucoup gagné en liberté, ses impressions de nature paraissent maintenant complètement dégagées de l’influence de Matisse. »
En effet, elle ne pousse pas la logique fauviste jusqu’à son paroxysme, où les couleurs deviennent arbitraires, mais elle emprunte à ce courant ce dont elle a besoin pour créer son propre univers. En revanche elle se distingue radicalement de Matisse dans son refus de renoncer à toute perspective et toujours elle conservera ce modelé hérité de la sculpture.
Il ne faudrait pas non plus voir dans l’amitié Matisse-Agutte une relation de maître à disciple. À l’époque, Henri Matisse n’est pas encore reconnu comme le génie qu’on révèrera plus tard, c’est un peintre avant-gardiste qui discute avec sa consœur, et leurs échanges demeurent équilibrés, comme en témoignent ces lettres où Georgette Agutte le pousse à ne pas céder à ceux qui condamnent ses audaces. Extrait d’une lettre d’Agutte à Matisse du 5 décembre 1910, après qu’il eut exposé La Danse au salon d’Automne : « Laissez faire le temps et allez sans vous inquiéter d’une critique stupide qui bâillera d’admiration devant ce que vous faites maintenant dans dix ans. Pensez à Stendhal qui disait toujours : « Je serai compris en telle année. » Il se donnait trente ans et il jugeait absolument juste, les faits l’ont confirmé. […] Il faut aller, se résigner et travailler sans broncher, se boucher les oreilles et produire ce que l’on sent. » Autre lettre du 1er octobre 1911, à propos du Salon d’automne : « Ne devez-vous pas tout oser ? Vos deux esquisses si fraîches et si délicates de ton paraissent une concession à l’opinion […] Que pouvez-vous redouter, grand dieu ? Oh ! Les pauvres décorateurs, à côté de ces tableaux, quel piteux effet ils produiraient ! La presse ? Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi vous en préoccuper, il vaut mieux la guerre cent fois que l’indifférence, vous avez eu tort, il faut que vous osiez tout montrer. »
Georgette Agutte, elle aussi, ose : pendant la guerre, elle découvre un nouveau matériau sur lequel peindre, les plaques de fibrociment, mélange de mortier et d’amiante récemment inventé dans une usine proche de Bonnières. Elle est la première artiste à les utiliser, avant Miro et Picasso. Les plaques de fibrociment se découpent suivant la taille qu’on désire, et leur surface, lisse d’un côté, mate et rugueuse de l’autre, permet de bien accrocher la peinture. C’est un travail qui rappelle un peu la fresque et sa matité, tout en préservant l’éclat de la couleur. Agutte en fait des peintures murales, qu’elle expose pour la première fois dès 1914. Là encore, elle est dans la matérialité des choses ancrées dans le réel, même si celles-ci se détachent sur un fond qui n’est qu’un décor.
Entre 1908 et 1921, elle réalise cinq expositions en solo dans des galeries très prestigieuses. Chaque fois, de célèbres critiques rédigent les catalogues, et la presse est au rendez-vous. Des articles élogieux paraissent aussi bien dans Le Figaro que l’Humanité et le Mercure de France.
C’est au cours des dix dernières années qu’elle atteint la pleine maîtrise de son art, notamment grâce au fibrociment. Elle réalise moins de paysages, à part les gouaches représentant la montagne, et plus de portraits et de scènes de genre. La couleur est toujours au centre de sa création. C’est à cette période qu’elle reçoit ses rares commandes comme le Buste de Jules Guesde, pour son fief de Roubaix.

Toutefois, c’est dans sa représentation de paysages croqués sur le vif qu’elle aboutit à l’expression la plus personnelle et la plus affirmée de son art. Après la guerre, la montagne devient son sujet de prédilection. Le couple Agutte-Sembat achète un chalet à Chamonix, et Georgette peint un nombre impressionnant d’aquarelles gouachées, emportant toujours son matériel avec elle lors de leurs nombreuses excursions – l’alpinisme naissant est l’une de leurs occupations favorites. Quand on regarde les aquarelles de cette époque, on voit combien la touche d’Agutte s’est libérée (tout est daté, on peut donc facilement suivre son évolution). Opérant une fusion entre ses acquis et les découvertes modernes, elle trouve un langage esthétique qui lui est entièrement propre, où elle renonce à la perspective héritée de la Renaissance, au traitement de l’objet dans une perspective réaliste, pour le transfigurer à travers la couleur, véritable mode d’expression de sa vision, qu’elle pose par aplats, faisant s’entrechoquer des tons afin d’en tirer une énergie nouvelle et bien réelle. Son style se fait plus dépouillé, le champ des couleurs se rétrécit aux bleus, bruns et blancs. Elle va à l’essentiel, ne s’embarrasse plus détails, mais met en relief les grandes lignes avec une tendance croissante à l’expressionnisme. Des centaines de gouaches s’accumulent dans le chalet de Chamonix, très loin des paysages un peu scolaires de ses débuts. Le réalisme topographique est oublié. Les personnages disparaissent. Le monde est rendu à ses éléments principaux, bruts, élémentaires : roche, glace, neige, ciel. Le traitement est nerveux, presque agressif. Glaciers et montagnes se hérissent : à la nature chaotique correspondent des couleurs stridentes.

Il y a une résonance étonnante à écrire ces phrases quand on connaît la fin de l’histoire. Le 6 septembre 1922, alors qu’ils sont partis pour une excursion en montagne, Marcel Sembat décède d’une hémorragie cérébrale. Douze heures plus tard, Georgette Agutte se donne la mort à son tour. Elle laisse une lettre à son neveu : « Ma vie est terminée avec lui. Par lui j’avais le bonheur, je l’ai eu amplement, je n’ai pas à me plaindre, mais sans lui la lumière est morte. Adieu. » Et de terminer sur cette phrase sublime et déchirante : « Voilà douze heures qu’il est parti. Je suis en retard. »

Pourquoi très peu de temps après sa mort Georgette Agutte est-elle passée aux oubliettes ? Un certain nombre de facteurs expliquent ce phénomène. D’abord, c’est une femme, et à l’époque, celles-ci n’ont pas encore gagné un statut équivalent à celui des hommes, loin s’en faut. Il faut attendre le début du XXIe siècle pour que, prenant conscience des biais qui ont toujours frappés les artistes féminines, des militant.es de l’histoire des arts aillent déterrer les oubliées des temps passés. En outre, Agutte est une bourgeoise : on est donc toujours tenté de voir en elle « une dame qui peint », comme un hobby, plutôt qu’une artiste vouée corps et âme à son œuvre – ce qu’elle est, sans le moindre doute. Ensuite, elle est la femme d’un homme illustre, dont le rayonnement surpasse à l’époque tellement le sien qu’elle est telle une lune gravitant autour d’un astre. Quand l’astre meurt, la lune devient invisible. Pire : la politique est prompte à l’oubli, plus encore que l’art. Marcel Sembat disparaît des radars, entraînant Agutte dans sa chute. Il en va de même de ses fréquentations : graviter trop près des plus grands peut avoir un effet pervers : on est qualifiée de suiveuse, sans originalité, de pâle reflet du maître, en l’occurrence Henri Matisse.
Par ailleurs, Georgette Agutte n’a pas veillé à la postérité de son œuvre – elle n’imaginait sans doute pas avoir à s’en préoccuper aussi tôt. Au cours de sa vie, elle a vendu très peu de toiles ou de sculptures. Elle n’en éprouvait pas la nécessité. Par conséquent, celles-ci n’ont pas circulé sur le marché de l’art et, très longtemps, les seules que l’on a pu voir faisaient partie du legs au musée de Grenoble. Pendant soixante-dix ans, ses héritiers ont en effet conservé son héritage intact, mais cette attitude protectrice a eu pour conséquence de laisser dans l’ombre ses œuvres, pourtant fort nombreuses.
Il existe enfin des raisons purement artistiques qui explique cette désaffection pour Agutte. Au début du XXe siècle, un grand mouvement révolutionnaire balaie la peinture, faisant voler en éclat des siècles d’acquis remontant à la Renaissance. Georgette Agutte a embrassé le fauvisme, puis s’est dirigée, à la fin de sa vie vers l’expressionnisme, mais en faisant ainsi cavalière seule, elle n’a pas enfourché la vague avant-gardiste comme une Sonia Delaunay ou une Suzanne Duchamp. Dans les années 1920, lorsqu’elle disparaît, elle ne figure pas parmi les « locomotives » de l’art. Une grande partie de son œuvre peut alors paraître désuète, car issue d’une tradition ancrée dans le XIXe siècle. À cette époque, l’art évolue à une vitesse vertigineuse, et celles et ceux qui restent en arrière sombrent vite dans le néant, car plus personne ne s’intéresse à eux : seule la nouveauté compte dans cette période de bouillonnement formidable que sont les années 1920 à Paris. Quelque part, Georgette Agutte est tombée du train en marche.
Pourquoi ressusciter Georgette Agutte aujourd’hui ? Parce que l’histoire de l’art ne compte pas que des génies, mais une foule de « petits maîtres » qui chacun.e chemine de son côté, expérimente, cherche sa voie, pavant les routes sur lesquelles naîtront les génies de la génération suivante. Georgette Agutte est une artiste accomplie en ce sens qu’elle a creusé son sillon et fini par trouver son identité d’artiste. Après ses errements du début, elle s’est peu à peu dépouillée de ses acquis théoriques, pour construire une vraie vision empirique qui lui est propre. Rien que pour cela, c’est une artiste digne de respect.
Mais au-delà de son art, comme la saluera Paul Valéry après son suicide dans une lettre du 7 septembre 1922 : « Cette femme a été magnifique », et rares sont les figures féminines aussi inspirantes qu’Agutte. Sa détermination est farouche, aussi bien dans son art que dans sa vie. Elle est la première femme à fréquenter l’atelier de Gustave Moreau aux Beaux-Arts : elle s’y taille une place alors même que les femmes n’y sont pas acceptées. Elle fait à nouveau figure d’exception lorsqu’elle demande le divorce au mépris du qu’en-dira-t-on. Elle est aussi une des rares peintresses à toujours signer de son nom à elle ses œuvres. Grande voyageuse, alpiniste intrépide aux tous débuts de ce sport, militante infatigable de la cause socialiste, engagée au service des pauvres lorsqu’elle sert la soupe populaire à Montmartre pendant la guerre, présente au congrès de Tours en 1921, amie des plus grands peintres de son époque, inventrice de la peinture sur fibrociment, grande amoureuse, formant un couple mythique comme il en existe peu, sa vie s’achève sur cet acte de liberté ultime que constitue son flamboyant suicide, douze heures après la mort de son mari. Georgette Agutte mérite cent fois de sortir de l’ombre, et travailler à sa réhabilitation en dénonçant les biais dont elle a été victime est une noble entreprise. Souhaitons que le centenaire de sa mort et de celle de Marcel Sembat en 2022 soit l’occasion d’un nouvel engouement pour cette très belle artiste à laquelle on n’a pas suffisamment rendu hommage.

Toute la collection d’œuvres d’art rassemblée par Georgette Agutte et Marcel Sembat fut léguée au musée de Grenoble, seul musée susceptible d’accueillir des œuvres contemporaines à l’époque. Il reste aujourd’hui l’endroit où est rassemblé le plus grand nombre d’œuvres d’Agutte. Merci à Anne Laffont grâce à laquelle nous avons pu reproduire les tableaux de Grenoble.
La Maison Agutte-Sembat à Bonnières-sur-Seine propose quant à elle des visites guidées très éclairantes sur l’œuvre et la carrière de Marcel Sembat et de Georgette Agutte. Un immense merci à Samuel Bouré qui nous a consacré du temps, a répondu à mes questions et m’a permis de réaliser ce portrait.