Sarah Schulman : politique des relations (Le conflit n’est pas une agression)

Sarah Schulman, Le conflit n'est pas une agression © Diacritik

Dans Le conflit n’est pas une agression, Sarah Schulman critique la confusion actuelle entre conflit et agression et propose une réflexion sur les façons de penser et de créer des liens sociaux et politiques aujourd’hui.

L’auteure montre comment, du plus interpersonnel au plus macropolitique, cette confusion entre conflit et agression implique un type de relations et en exclut d’autres, le problème étant que cette logique justifie la violence personnelle, sociale, politique, qu’elle légitime le rejet destructeur et permet de reconduire des rapports de domination évidemment inégaux et injustes, meurtriers.

La question pourrait être : comment penser, rendre possible et inventer des rapports sociaux, politiques, personnels qui ne soient pas destructeurs, négateurs des vies ? Si ces rapports sont à repenser, à réinventer, à reconstruire, c’est parce que ceux qui existent incluent la possibilité de la destruction de l’autre, l’injonction à dominer et à écraser l’autre individu, l’autre groupe, l’autre peuple. Dans cet essai, Sarah Schulman analyse la manière dont la confusion entretenue entre conflit et agression est un des moyens par lesquels cette possibilité et cette injonction sont produites et justifiées – confusion qu’il faut défaire afin de s’attaquer à la légitimation actuelle de la mise à mort symbolique, psychique et physique d’individus et populations.

L’auteure ne propose pas une réflexion abstraite, d’histoire de la philosophie ou des idées, son livre étant au contraire ancré dans le contemporain. A travers les différents chapitres, sont examinés des cas précis, concrets, actuels : de la relation intime à la violence génocidaire subie par le peuple palestinien de Gaza, en passant par la criminalisation du VIH au Canada, par le rapport entre familialisme et familles queers, ou encore certaines approches psychanalytiques, ce sont différents niveaux des relations et différents types de relation qui sont analysés selon la perspective de la confusion, voire identification, entre « conflit » et « agression ». Le but de la pensée, ici, est la compréhension, la critique, et surtout l’action, la pratique politique effective, pour une politique qui ne soit pas synonyme de violence et de destruction. La pensée, chez Sarah Schulman, est une pratique historique et politique, un mode d’action au présent par lequel penser = vie.

La réalité humaine est conflictuelle. Dans la mesure où il n’existe pas de façon naturelle de penser ou de vivre, où l’esprit humain n’est pas déterminé à développer tel contenu, telles idées, telle façon de concevoir les êtres et les choses, la réalité qui résulte de cette absence d’universalité spontanée ne peut être que diverse et conflictuelle, cette caractéristique étant sans doute indépassable. Pour Sarah Schulman, l’important ici n’est donc pas de s’attaquer au conflit en lui-même – même s’il ne s’agit pas non plus de simplement constater le conflit en se satisfaisant de ce constat – mais bien à la confusion actuelle entre conflit et agression, confusion problématique dans la mesure, encore une fois, où elle participe à la création et à la légitimation de rapports systémiques de domination injustes, violents, destructeurs. Il peut y avoir conflit sans qu’il y ait violence ou destruction des vies, mais comprendre cela présuppose que l’on comprenne d’abord une des raisons qui conduisent aujourd’hui le conflit à impliquer des relations violentes et destructrices, cette raison étant l’identification d’une relation conflictuelle à une relation agressive.

Si je perçois et pense tel conflit comme une agression, cela me permet de penser et percevoir l’autre non simplement comme un individu avec lequel il y a un désaccord ou une relation tendue mais comme un ennemi, la source d’un danger réel pour moi : je me positionne comme une victime prise dans une situation dangereuse, subissant une violence, l’autre étant situé à la place du coupable, de celui qui attente à mon intégrité, à mes droits, à ma santé psychique, à ma vie. Confondre conflit et agression implique une répartition des places et identités à l’intérieur d’un rapport compris comme affrontement, comme « guerre ».

Sarah Schulman, évidemment, ne nie pas qu’existent des rapports qui relèvent de l’agression mais elle constate que, de manière diverses et diffuses, de nombreux rapports sociaux, politiques, individuels sont pensés aujourd’hui comme relevant de l’agression alors qu’il s’agirait plutôt de rapports éventuellement conflictuels. L’agression, dans ce cas, est une invention non nécessairement consciente dont apparaît la dimension stratégique : la confusion n’est pas exclusivement psychologique ou produite par une ignorance relative aux notions, elle relève d’une logique générale qui permet de déterminer des différences et oppositions, des identités et qualités, de penser l’autre et de se penser soi d’une certaine manière.

Le point de vue de Sarah Schulman serait proche de celui de Michel Foucault : si l’exagération du préjudice incluse dans le fait de confondre conflit et agression possède ces implications, celles-ci sont d’abord pensées par l’auteure comme les moyens d’une différenciation et identification des individus, comme les moyens d’une forme de subjectivation, comme les conditions d’une stratégie socio-politique au service d’une domination, d’un contrôle, d’une forme de politique coercitive et de contrôle portant aussi sur des populations.

La conséquence de cette dynamique est l’intervention de l’Etat. Un individu, un groupe d’individus se considérant agressés – là où n’existent pourtant que des désaccords ou des différences de points de vue – feront appel à l’Etat, aux institutions, à la police, c’est-à-dire aux détenteurs de « la violence légitime ». Comment se défendre contre l’agression, contre la violence exercée par autrui ? La réponse, aussi vieille que Hobbes, est l’État. Le premier effet de la stratégie est la légitimation et l’intervention de l’État : légitimation de son rôle, à savoir l’exercice d’une « violence légitime » ; intervention judiciaire et policière. Il s’agit de faire intervenir un tiers, de médiatiser la relation première en déchargeant les individus de toute responsabilité (qui peut être une coresponsabilité), de toute initiative personnelle et active dans la recherche d’une résolution du conflit. L’État déresponsabilise et maintient chacun dans un rôle passif, déterminé par la place qui est la sienne dans le conflit : l’un ne peut que subir la peine, le châtiment, la stigmatisation, l’autre demeure à sa place de victime, chacun étant assigné à une identité « objective » et demeurant prisonnier d’une forme d’impuissance.

La confusion entre conflit et agression appelle l’intervention de l’Etat, de la justice, de la police, l’implication de ceci étant la judiciarisation et policiarisation des rapports entre individus ou groupes, chacun étant étiqueté en fonction d’une identité qui s’accompagne d’un certain type de rapport possible à l’Etat mais aussi à soi (subjectivation).

Les problèmes soulevés par cette situation et par les relations qu’elle rend possibles sont divers et pluriels. Si l’on synthétise les analyses de Sarah Schulman, on peut établir la liste suivante : simplification de la complexité des relations à partir de catégories abstraites, binaires, judiciaires, policières, déshumanisantes ; remplacement de la compréhension par l’injonction ou la sanction ; stigmatisation et désignation à la violence de l’État ; victimisation et privation de la capacité d’agir ; évitement de l’auto-examen et de la réflexion (c’est-à-dire d’une subjectivité auto-définie) ; reproduction et légitimation d’un système inégalitaire de pouvoir ; imposition d’identités qui impliquent un accès inégal et injuste aux ressources de l’Etat ; médiation permanente de l’État et coupure de toute prise en charge communautaire ; etc.

Accuser celui – individu ou groupe – avec lequel existe un conflit d’être un agresseur rend possible la reproduction, la réactivation continuée d’un système de pouvoir, de relations de domination : pouvoir d’un individu vis-à-vis d’un autre, pouvoir d’un groupe vis-à-vis d’un autre, pouvoir de l’État sur les individus et groupes. Ce pouvoir est problématique dans la mesure où il implique l’exercice de la violence ou l’exposition à la violence, que celle-ci soit symbolique, psychique, physique, matérielle. Le pouvoir ici est un pouvoir de contraindre, d’identifier et de punir. Mais il est aussi un pouvoir de contrôle dans la mesure où il rend nécessaire, pour accéder aux ressources de l’Etat, de se conformer à certaines identités, à certaines normes reconnues comme non agressives, et de sanctionner de diverses manières celles et ceux qui dévieraient de ces impératifs. Dominer, contrôler, punir, contraindre sont les finalités de cette stratégie que Sarah Schulman met au jour et qui repose aussi sur la confusion première entre conflit et agression.

Cette dimension problématique de la confusion dont il est ici question s’augmente du fait que l’Etat n’est pas « neutre », qu’il est lui-même la source ou la cause de violences non pas « légitimes » mais reposant sur des points de vue, des catégories, des politiques racistes, sexistes, LGBTphobes, classistes, etc. Il ne s’agit pas uniquement du fait, par exemple, qu’une culture de la violence raciste existe au sein de l’institution policière et que, dans certains cas, faire appel à la police revient à exposer tel individu à une violence certaine, d’autant plus déchainée que celui-ci sera identifié comme non Blanc. Il s’agit plus généralement du fait que les politiques étatiques ne cessent d’exercer une violence symbolique, de privilégier certaines normes de genre ou relatives à la sexualité, de décider de mesures économiques et sociales productrices d’inégalités et d’injustices. Si les conflits entre individus ou groupes qui résultent de ces politiques et de ces partis-pris sont interprétés selon la catégorie de l’agression, alors l’État peut intervenir pour à la fois réaffirmer les catégories et présupposés à partir desquels il fonctionne et agit mais aussi masquer le fait qu’il est lui-même à l’origine de ce qui produit le conflit et qui conduit à interpréter celui-ci comme une agression : le pauvre sera enfermé, le Noir sera tabassé ou tué, le queer sera culpabilisé, criminalisé, etc.

Ce qui est alors visible dans cette configuration, ce n’est pas l’Etat et son rôle dans la pauvreté, dans la perception du non Blanc comme dangereux, dans l’injustice des situations sociales que connaissent celles et ceux qui s’écartent des normes hétérosexuelles ou des identités cisgenres, mais la « dangerosité » du pauvre, du non Blanc, de l’existence queer – « dangerosité » réglée par l’État lui-même, coupable qui efface les traces de propre culpabilité tout en pouvant continuer à exercer sa violence contre ses victimes.

La conséquence de tout ceci est que pour ne pas être assigné aux catégories soumises à la discrimination et à la violence, pour pouvoir accéder aux ressources de l’Etat, chacun – individu ou groupe – s’efforcera de se conformer aux normes, aux présupposés qui animent l’action de l’État, de ne pas être identifiable comme faisant partie des profils ou groupes « dangereux » : être toujours plus Blanc, plus conforme aux modes de vie hétéronormatifs, plus soumis aux injonctions de la règle sociale, économique, politique… Il s’agit de contrôler, un contrôle opéré en partie par les individus eux-mêmes, comme il s’agit de légitimer des violences étatiques, policières, judiciaires à l’égard de celles et ceux que l’État, de son fait, conduit à être exposé.e.s à sa violence.

Sarah Schulman © Jean-Philippe Cazier

A partir de la confusion entre conflit et agression, Sarah Schulman déroule donc un ensemble de fils qui mettent en évidence la façon dont des relations de pouvoir se diffusent, se pérennisent, relations qui ne désignent pas seulement des victimes pour la violence symbolique et matérielle – que ce soit celle exercée par des individus, par des groupes sociaux ou par l’État – mais qui instaurent et légitiment des inégalités, des systèmes de contrôle des individus et populations, qui appellent et justifient des crimes psychiques ou physiques, qui créent et répartissent des identités plus ou moins bénéficiaires, qui instituent des vies plus ou moins vivables.

Si un tel système est préjudiciable pour ceux et celles qui en subissent la violence en première ligne, Sarah Schulman montre qu’il l’est également pour ceux et celles qui paraissent en bénéficier : les « victimes », celles et ceux qui se définissent comme « agréssé.e.s ». Le fait est que ces individus ou groupes paraissent bénéficier de la sécurité garantie par l’État mais ceci se fait au détriment de leur liberté. Ce qu’ils sont, ils le sont sous l’œil d’un système de contrôle et de répression, comme ils le sont en renonçant à leur capacité d’agir, de décider par eux-mêmes, de choisir. En effet, la victimisation inclut la déresponsabilisation dans la résolution du conflit (et parfois, dans l’existence même de celui-ci), dans la prise en charge de celui-ci, dans le choix de ce qui peut être fait. La « victime » est assignée à une identité, à une subjectivité déterminée sans recours à l’autoanalyse, elle se place elle-même en situation de passivité par rapport à ce qui lui arrive ou à ce qu’elle croit qu’il lui arrive. Elle est « victime », elle ne décide pas, ne se donne pas les moyens de se définir elle-même : elle renonce à une subjectivité autonome autant qu’à sa capacité d’agir, c’est-à-dire à sa liberté, au profit de l’État et de sa violence.

Pour s’émanciper de ces relations de pouvoir, de ce rapport aliénant et incapacitant à l’Etat, pour ne pas participer à la production de la violence, à la destruction des vies, Sarah Schulman développe des analyses qui ont justement contre centre le choix et la liberté. Comment agir, comment décider par soi-même, choisir, comment ne pas être un agent de la violence ?

Il s’agit, pour Sarah Schulman, de concevoir d’autres types de relations qui n’excluent pas le conflit mais qui l’envisagent et s’y engagent différemment, en dehors de toute confusion entre conflit et agression, bien sûr, mais aussi en dehors de la médiation étatique et policière. Des relations en quelque sorte non pas verticales mais horizontales.

L’auteure met en avant la nécessité d’inventer d’autres types de médiation entre les individus en réfléchissant aux moyens possibles de la médiation : le dialogue direct, la réflexion commune, la médiation sociale plutôt qu’étatique, etc. Les individus en conflit pourraient ou devraient eux-mêmes prendre en charge le conflit, en chercher eux-mêmes la résolution, ce qui est l’un des moyens privilégiés pour s’émanciper d’un rapport à l’Etat qui est non seulement producteur de violence mais qui est lui-même, dans un grand nombre de cas, à l’origine du problème.

Ce travail d’invention et de fabrication de liens ne peut pas ne pas passer par un auto-examen, une auto-analyse incluant un point de vue critique sur soi, sur les catégories de ma propre pensée, de ma propre subjectivité, catégories qui ne sont jamais exclusivement personnelles mais sont toujours collectives, favorisées en partie par la violence symbolique et matérielle exercée par l’Etat.

Sarah Schulman insiste également sur la nécessité de la communauté, de la prise en charge communautaire des conflits : la médiation ici se fait par le groupe – groupe d’amis, groupe social, groupe culturel ou subculturel, etc. –, celui-ci ne se substituant pas à l’individu mais permettant à celui-ci de développer sa propre capacité d’agir sans déléguer son action à l’État, sans abandonner sa pensée, son identité, son agentivité, au profit de l’État. L’action communautaire est une des conditions de l’action individuelle, les relations intra-communautaires permettent aux individus d’être agents, de choisir, de se penser par eux-mêmes, de sortir d’un rapport à soi aliéné comme d’un rapport aux autres destructeur. Sans doute cette perspective est-elle aussi, pour Sarah Schulman, une conséquence de son engagement au sein du mouvement Act Up et de la communauté queer.

Le conflit n’est pas une agression est un livre politique autant qu’un livre qui réfléchit aux conditions actuelles de la subjectivation, les deux étant ici indissociables. C’est aussi un livre qui place au centre la question des relations et celle de la communauté – l’existence communautaire, la pensée et l’action à partir de la communauté, étant conçues comme les moyens nécessaires, bien que sans doute non suffisants, pour des existences individuelles libres, pour des vies – la sienne comme celle des autres – davantage vivables.

Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, traduit de l’anglais par Julia Burtin Zortea et Joséphine Gross, éditions B42, février 2021, 296 p., 23 €.
Les éditions Inculte viennent de publier Maggie Terry, roman de Sarah Schulman dont les thématiques sont proches de certaines de celles qui traversent Le conflit n’est pas une agression. Le roman (320 p., 19 € 90) est traduit de l’anglais par Maxime Berrée.