On pourrait dire que le livre de Marie de Quatrebarbes, Les vivres, est habité par l’absence comme il est traversé par l’effort d’habiter cette absence. Mais il est tout autant définissable par l’effort de créer cette même absence – création par un langage qui ne se satisfait pas de dire le fait de l’absence, de simplement en parler, qui au contraire lui donne une présence qui expose le langage à un dehors, à une limite qui le vide ou le fait exploser.
Le livre est organisé selon un certain ordre temporel puisque ses six chapitres correspondent, de juillet à décembre, à six mois d’une année qui n’est pas indiquée : un ordre est mis en évidence mais quelque chose manque à cet ordre, quelque chose est soustrait, l’évidence se brouille. Le livre se présente donc comme une sorte de journal, en tout cas de texte structuré selon la forme respectée du calendrier : est marquée une temporalité conforme au temps social, à une succession temporelle commune, qui paraît aller de soi. Sauf que, là encore, ce qui va de soi s’accompagne d’un manque, d’une énigme : pourquoi ces six mois et pas les autres, ceux qui manqueraient pour former une année complète ? pourquoi ces six mois-là ? à quoi correspondent précisément leur évocation et leur succession ? On ne sait pas, on ne le saura pas.
La lecture du livre fait apparaître que sous cet ordre premier, le texte obéit à une autre temporalité, qu’il est structuré par un désordre profond, que rien n’y est évident, au contraire, ce qui y apparaît s’effaçant dans le mouvement de son apparition, existant selon une relation étroite entre la présence, l’apparition, et l’absence, la disparition. Marie de Quatrebarbes ne décrit pas dans ce livre un monde – « notre » monde reconnaissable, déjà donné, flagrant – dans lequel quelque chose ou quelqu’un serait absent, elle crée un monde où la présence est indissociable de l’absence, le livre étant cet objet-monde, sa loi étant le mouvement de l’effacement, sa logique étant celle de la relation incohérente, sa temporalité étant celle d’un temps hors de la chronologie.
Sous l’ordre, le chaos ; sous la chronologie, l’achronologie d’un temps chaotique ; sous le code, la folie de ce qui échappe au codage ; sous l’évidence, l’obscurité ; sous la présence, l’absence. Dans Les vivres, ce basculement, cette tension, se retrouvent au niveau du langage, de la langue. C’est cette tension qui caractérise ici l’écriture selon Marie de Quatrebarbes, une écriture à la limite de la langue, du langage, par laquelle la langue est criblée, lacérée, chaotisée par tout ce qui lui échappe et qui pourtant l’envahit.
Si les écrivain.e.s posent des questions très bêtes, du type : comment écrire une phrase ? comment écrire un paragraphe ? que faire avec la langue ?, c’est parce qu’une phrase, selon la manière dont elle est écrite, n’implique pas ou ne fait pas exister le même monde. Il ne s’agit pas uniquement de sens ou de rapport au monde mais du monde qui n’est pas le même selon que la phrase obéit à une certaine chronologie, à certaines relations grammaticales ou sémantiques, ou bien qu’elle échappe à tout ceci pour l’existence d’autres temps, d’autres logiques, d’autres sens ou absences de sens, d’autres cadres pour les mots et les choses, c’est-à-dire d’autres mondes. Cette conscience de la langue, du langage, du monde, est centrale dans Les vivres – comme dans les autres livres de l’auteure – et c’est cela qui fait de ce livre un livre réellement de poésie, chose remarquable et rare (la poésie étant par définition rare, surtout, évidemment, dans les « livres de poésie »…).
Marie de Quatrebarbes fait des mots et des choses des événements : ils surgissent, inattendus, et disparaissent, pris dans un flux d’événements qui tous surgissent et disparaissent, s’effacent dès qu’apparus. « J’aimerais écrire des phrases emboîtées comme des poupées russes » : des phrases, donc, non pas qui se succèdent, différenciées chronologiquement l’une de l’autre, liées selon une signification progressive, mais qui s’impliquent, se multiplient, prolifèrent sur elles-mêmes en des séries surprenantes. Ainsi, les relations entre les éléments de la phrase sont pensées en fonction de ces implications étranges, étonnantes, de cette multiplicité de la phrase et des phrases traversées par un mouvement rapide (« Je pense en mouvement ») , des sortes de sauts incessants d’un mot à l’autre, d’une phrase à l’autre, d’une chose à l’autre.
Ceci peut se faire, par exemple, en fusionnant deux phrases en une, en construisant des phrases qui changent en cours de route : « Le regard n’a pas de bras pour désigner ce qui arrive dépend de beaucoup ». Ou bien, autre exemple, en interrompant une phrase de manière abrupte, en la trouant d’accidents : « C’était une tasse en porcelaine japonaise découpée, dans la tasse japonaise qui ». Ou encore, ce qui est le cas privilégié, en choisissant l’incohérence qui relie – puisque l’incohérence, chez Marie de Quatrebarbes, est une logique – des mots ou des choses qui n’ont a priori aucun rapport entre eux, qui les lie selon des rapports irrationnels, aberrants : chaque mot, chaque chose est alors un événement lié à d’autres événements, et ainsi de phrase en phrase, de paragraphe en paragraphe.
Un autre temps règne, non plus la progression chronologique mais le temps de l’événement, d’un monde d’événements : sauts perpétuels, liens chaotiques, significations sans cesse effacées, aussi rapides que la vie de ces insectes qui ne vivent que l’instant d’une journée. La raison, la pensée habituelle, la perception y perdent leurs contours, leurs frontières, au profit de leur dehors, la pensée s’égarant et errant dans les forêts d’un monde nomade, obscur, hors de tout ce que nous savons.
Quelque chose a sans doute eu lieu, quelque chose qui est évoqué dans le livre sans être nommé ou précisé, quelque chose qui a un rapport avec la perte, la disparition, la mort. Quelqu’un est-il mort ? Peut-être. Sans doute. On ne le saura pas clairement puisqu’aucune phrase ou aucun paragraphe n’est chargé d’exprimer cette signification ou ce fait qui sont plutôt disséminés à travers le livre qui, ici ou là, utilise tel mot, telle image : ici des larmes, ici un squelette, ici des chaises vides, ici « Je ne suis pas là lorsqu’elle me quitte » ou « Le jour de son départ », etc. Le fait – l’événement – de la mort, ou de la perte, n’est pas l’objet du discours, il est passé dans le discours, il n’est pas ce dont on parle, il est ce qui est présent dans une parole qui inclut la disparition ou la mort non comme un objet extérieur dont il serait question mais comme son étoffe même, comme un élément d’une matière langagière qui en serait profondément imprégnée. La mort, la disparition, l’absence sont d’abord l’événement du texte, c’est ce qui arrive à la langue, au langage, à la pensée, ce qui les affecte et les contraint à des postures inconnues et étranges.

Dans Les vivres, ça parle et cette parole – cette écriture – inclut la disparition, l’effacement, la mort comme sa loi, l’axe central de sa logique, la conséquence étant que la mort ne peut être un objet qui serait le référent d’un discours séparé de cette mort, celle-ci ne pouvant au contraire qu’envahir le discours qui perd ses repères, ses structures, son ordre logique autant que grammatical ou syntaxique, pour un autre discours voué à la mort, à la perte, à la disparition. C’est comme si les digues de la langue avaient cédé : la mer – la mort – envahit tout et compose un paysage résultant de cet envahissement, de cette marée totale, paysage fait d’absence, de manques, de trous, de désordre, de relations aberrantes et mouvantes. Le langage de la catastrophe ne peut pas parler de la catastrophe, il ne peut qu’être lui-même un langage catastrophique, même lorsqu’il parle de tout à fait autre chose.
Pour Marie de Quatrebarbes, il ne s’agit pas d’harmoniser quoi que ce soit : les images, les mots, les choses, les êtres se heurtent, se combinent en se séparant et se séparent en se combinant, divergent les uns des autres et de soi, s’agencent un instant et dérivent dans la même seconde, forment des tourbillons ou des lignes comme celles d’un éclair soudain dans le ciel. C’est cette limite du langage, du sens, de l’être qui est l’horizon du texte, limite que l’auteure ne cesse de réintroduire dans le langage, dans le sens, dans l’être pour qu’adviennent la catastrophe, la disparition, l’effacement, le chaos d’un monde chaotique – pour que surgisse partout et toujours l’événement.
Les courts paragraphes qui composent Les vivres pourraient être vus comme des surfaces où flottent des mots, des phrases, paragraphes composés et décomposés par des courants rapides, selon des rapports toujours inattendus. Des choses apparaissent et disparaissent – apparaissent-disparaissent –, des objets, des lieux, des êtres, des actions mais toujours l’apparition n’est que pour un instant, même si ce qui existe ou a existé peut revenir, continuer sur une ligne fragile bien que plus durable.
Par exemple, un Je qui pourrait faire office de narrateur ou narratrice alors que ce Je est plus proche du fantôme, d’une instance énonciatrice inconnue, se différenciant par sa seule existence pronominale d’autres « êtres » tout aussi fantomatiques et inconnus : tu, elle, on… Par-delà son existence pronominale, ce Je est surtout le lieu anonyme, impersonnel, d’images, de souvenirs, de relations au monde, à soi et à d’autres, de pensées brèves et étranges, qui sont tout autant flottants, entraperçus plutôt qu’évidents et clairs, pris dans une logique de l’évanescence, de l’effacement, de la disparition. Un Je sans Je, dont serait retranché ce qui habituellement est supposé définir le Je, dont ne persiste qu’un noyau de pensées désarticulées, des fragments de corps, un langage en morceaux aussi mobile, changeant, étrange que des images kaléidoscopiques. Et il en est de même du tu, du elle, du on : rien n’est précisé, expliqué, articulé de manière rationnelle ou commune, reconnaissable.
Chaque entité surgit, vivant de sa seule vie de fantôme, se combine avec les autres, s’évanouit, ou parfois se confond avec les autres : « J’étais cette jeune fille normale (…). J’étais, dit-elle, déconstruite, la silhouette et le corps s’excluant ». Je ou elle ? On ne sait pas, les deux à la fois sans doute, et sans doute, en même temps, les deux différentes, le langage affirmant ici sa puissance d’ambiguïté et d’égarement. Au lieu de frontières, d’identités, d’un ordre fixe : des passages, des mouvements, des brouillards voyageurs, des zones d’indistinction, des devenirs. De manière générale, les distinctions entre les choses, les règnes, les propriétés se troublent, s’abolissent, s’échangent : les objets agissent ou ressentent, les propriétés du corps sont des choses du monde extérieur (les larmes sont des pierres, je suis de l’eau…), l’abstrait et le concret se rejoignent sur un même plan, le corps est lui-même une chose manipulable (« J’inverse mes oreilles pour mieux entendre »), ce qui est absent est pourtant présent et inversement (« On coiffa ses cheveux que j’avais coupés »), etc. Les distinctions communes entre l’humain et l’objet, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le rêve et le réel, entre aujourd’hui et hier, entre les substances et les accidents, sont bouleversées, redistribuées, prises dans une mobilité qui envahit tout. Au lieu d’être le vigile d’un certain ordre du sens, au lieu d’être le chien de garde des catégories de la pensée et de l’être, au lieu de reproduire des hiérarchies et répartitions qui la rendent intelligible et efficace, la langue – l’écriture – les expose à un événement qui les efface, les fissure, les force à se soumettre à d’autres possibilités relationnelles, existentielles, logiques et ontologiques.
En lisant Les vivres, l’on peut se souvenir de la relation d’objet chez Mélanie Klein, des rapports complexes entre choses et mots chez Louis Wolfson, du corps schizoïde chez Guattari et Deleuze. Mais l’on peut aussi, peut-être surtout, se souvenir de Benjy, l’idiot du livre de Faulkner, Le bruit et la fureur, celui qui invente une enfance de la langue, celui dont le monologue crée une langue-enfance. Il s’agit d’un discours hors discours, à la fois fragmentaire et discours-flux, un discours hors des codes, de la logique habituelle de la langue, parataxique, un discours où le mot et le sens sont volontiers décadrés, disjoints, qui véhicule des sensations et perceptions déconnectées, un discours achronologique, illogique, fait de sauts, de connexions qui sont des événements, etc. Ce qui caractérise surtout le discours de Benjy, comme celui qui compose Les vivres, est la disparition ou quasi-disparition du caractère transitif de la langue : la relation sujet-objet, la distinction et distance impliquées par cette relation, sont abolies, effacées – le monde n’est plus seulement au dehors, l’intérieur est aussi extérieur, le narrateur et l’objet s’échangent, se confondent, ici est ailleurs (et inversement), aujourd’hui est hier (et inversement). La langue construit un plan unique, sans hiérarchie ni distinction données et immuables, une surface où glissent, se connectent et se déconnectent, apparaissent et disparaissent des fragments, des énoncés, des êtres fantomatiques, des sensations aberrantes, des perceptions nomades, des événements incessants.
Le discours est alors celui de l’enfant, de l’idiot, et l’on peut avoir l’impression que Benjy est passé dans le livre de Marie de Quatrebarbes. Les vivres est un livre-enfance, non pas uniquement parce que celle-ci est présente dans le livre, évoquée à plusieurs reprises et de manières multiples, mais parce que ce livre est habité par l’enfance de la langue, une langue-enfance qui, incapable de parler, invente sa propre parole d’idiot. L’enfance n’est-elle pas aussi, dans Les vivres, ce qui est perdu, ce qui s’est effacé, ce qui est absent et mort ? Les vivres serait alors un livre qui ne parle pas de l’enfance mais qui subit l’événement de l’enfance, événement qui soumet la langue à son balbutiement, à son silence, à son monde. Ce monde est celui de l’écriture – l’écriture comme enfance.
Les vivres ne serait donc pas à lire comme un livre qui « parle de », ni même comme un livre qui « veut dire », qui aurait une signification à exprimer. Les vivres ne veut rien dire : il s’agit d’un livre qui dit, qui parle, où ça parle, et la parole, l’écriture, y sont d’abord l’effectuation d’un événement, le lieu où l’événement a lieu, dans la langue, par la langue, contre la langue, par-delà la langue. Les vivres est le monde de cet événement. Mais quel événement ? La mort, l’enfance, sans doute. Mais aussi la vie.
Pourquoi écrire un livre qui inclut de cette façon la mort, la perte, l’effacement, l’enfance disparue ? Le fait est que le livre de Marie de Quatrebarbes les inclut mais comme des présences, des forces agissantes, persistantes, formatrices du texte : non pas des objets distants dont on parle, mais des événements actuels, ce qui arrive actuellement au texte. S’il s’agit d’écrire à partir de l’événement, il s’agit aussi, en écrivant, de ne pas se perdre dans l’événement, de ne pas s’y perdre tout à fait : ne pas être détruit – altéré mais non détruit car il s’agit de vivre encore. Ecrire, donc, pour vivre l’événement de la mort, de l’effacement, de la perte mais sans en mourir, sans être totalement effacé.
On peut comprendre le titre du livre comme l’affirmation de la vie, de l’événement de la vie : « les vivres » renverrait à ceux qui vivent, aux vivants si l’on veut, mais aux vivants en tant qu’ils sont en proie à l’événement de la vie et pas seulement au processus biologique du vivant, l’infinitif marquant l’événement, et l’infinitif substantivé (au pluriel) se référant à ceux ou celles ou cela, ceci, qui, submergés par l’événement de la mort, demeurent, en tant qu’ils subissent cet événement, en proie à l’événement de la vie.
Marie de Quatrebarbes, Les vivres, éditions P.O.L, 2021, 96 p., 12 € — Lire un extrait.