Michel Pastoureau : « La sémiologie de la rayure est infinie » (Rayures. Une histoire culturelle)

Qu’ont en commun Picasso et une prostituée du Moyen Âge, un carrefour urbain et Obélix ou un transat et un Buren ? Les rayures, bien sûr, dont Michel Pastoureau retrace l’histoire dans un livre d’une érudition et d’une audace folles, aussi beau qu’il est passionnant. Rayures. Une histoire culturelle vient de paraître au Seuil, dans une version augmentée et mise à jour de L’Étoffe du diable, son Histoire des rayures et des tissus rayés parue dans « La Librairie du XXIe siècle » en 1991 et 1995 et traduite dans une quarantaine de langues.

Dans l’introduction de son livre, Michel Pastoureau raconte que son enquête, de l’Antiquité au XXIe siècle, est née de sa fréquentation des images médiévales et du constat que les rayures signalaient alors le plus souvent des personnages réprouvés, marginaux ou négatifs — les juifs ou hérétiques, les bouffons et jongleurs, les prostituées, le chevalier félon des romans de la Table Ronde… Or ce n’est plus le cas aujourd’hui, ou plus seulement. La rayure, au siècle dernier (le XXe), a aussi été associée au danger (dans la signalétique routière), à l’hygiène (draps et sous-vêtements), au jeu (sports et loisirs), à l’ignominie (les rayures des vêtements de déportés).

Retracer une histoire des rayures suppose donc de ne pas rabattre ces disjonctions et contrastes, entre valeurs positives et négatives. La rayure ne semble jamais neutre ou anodine, elle est audacieuse, voire scandaleuse : de même qu’elle trouble la vision, elle dérange l’ordre établi, elle est essentiellement « rebelle à toute organisation trop rigoureuse ou trop limitée ». Mais si toute taxinomie ou volonté de classification est complexe dès lors qu’il s’agit de rayure, cette dernière permet, quand on a la puissance de saisie et de récit de Michel Pastoureau, de travailler les rapports du visuel et du social, une symbolique et une sémiologie, et de nous offrir une histoire culturelle depuis ce prisme du rayé.

Michel Pastoureau, Rayures © éditions du Seuil
Michel Pastoureau, Rayures © éditions du Seuil
Michel Pastoureau, Rayures © éditions du Seuil

De tableaux en images publicitaires, de reproductions en détails signifiants, de photographies en cartes, Michel Pastoureau commente, analyse et raconte. Chaque entrée, textuelle et iconographique, est le déploiement d’un moment auquel sont attachés croyances et codes culturels : qu’il s’agisse de la pilosité du diable, de manteaux et tentes, des animaux de l’Apocalypse, des géométries des blasons héraldiques, de la robe de Charlotte Corday assassinant Marat dans sa baignoire, des passages piétons, d’une photographie de Man Ray ou de Picasso par Doisneau, l’historien réussit l’impossible — être à la fois dans un empan maximal et dans des saisies de détails, dans une lecture toujours joyeusement précise et sérieusement extravagante.

Ici l’érudition est plaisir, le regard arpente et explicite, il laisse une absolue liberté de gambade à ses lectrices et lecteurs. Nous observons la mise en regard de la photographie d’Al Capone dans les années 30 et d’une publicité Dunlopillo des années 60, plongeons avec gourmandise dans l’analyse des rapports entre musique et rayures et traversons ainsi des siècles de peinture, architecture et littérature, de photographie, publicité et signes urbains, d’objets familiers (peigne, râteau, chaise longue). Le sujet aurait pu sembler « frivole », écrit Michel Pastoureau en introduction du livre. Il ne l’est évidemment pas et chaque page de ce très beau livre démontre le contraire. Ou s’il l’est, c’est pour dire sa manière aérienne, même s’il ne manque pas d’aborder les époques les plus sombres de cette histoire culturelle et sociale — Inquisition, colonisation, déportation et extermination. Les rayures sont de « drôles de zèbres ». La rayure est tour à tour ou conjointement « trace » et « marque », « signe de désordre et instrument de remise en ordre » — un code et signe puissant, jusqu’aux rayures que forment sur la page les lignes du texte de Michel Pastoureau.

Michel Pastoureau, Rayures. Une histoire culturelle, éditions du Seuil Seuil, 160 p., 29 € — Télécharger un extrait de Rayures en pdf.