Robert Doisneau : entretien à Montrouge (Eden’Art, 1, 1993)

Robert Doisneau (1993) © Christine Marcandier

En 1993, Robert Doisneau acceptait de recevoir Eden’Art chez lui, à Montrouge, pour un long entretien ponctué de son rire et de sa gentillesse. Il avait même accepté de se laisser tirer le portrait, une photo dont le négatif a disparu, reproduite ici avec le grain du papier. Cet entretien date d’une époque qui était encore celle de l’argentique…

Eden’Art : Robert Doisneau, que pensez-vous de ce triptyque, qui associe l’une de vos photographies à une autre signée Henri Cartier-Bresson et un extrait des Carnets de Raymond Radiguet ?

© Eden'Art
© Eden’Art


Robert Doisneau
: Ce n’est pas mal… c’est joli. D’autant plus que ce sont vraiment des sensations qui sont très proches dans ma mémoire… Le côté printemps, noces, chez Gégène à Joinville. C’est une tradition populaire qui se perd, parce que maintenant chacun a sa voiture ; dans le temps, les gens venaient tous dans le même autocar, ça chauffait, puis ils arrivaient dans ces guinguettes où il y avait des jeux de tonneaux, des tape-culs. On a tourné un film avec Sabine Azema, il y a un an (« Bonjour, monsieur Doisneau », 1992), chez Gégène aussi, mais comme maintenant tout ce qui est populaire est récupéré par une petite bourgeoisie un peu constipée, ça n’a plus le côté kermesse que ça avait du temps de ces fêtes, avec justement ces cris de jeunes filles chatouillées. Radiguet le dit très bien, c’est ça, c’est un peu énervant, on en a marre, on a envie de lui foutre une paire de tartes pour qu’elle rentre chez elle.

Et sur le principe de cette confrontation entre un texte et une photographie ?

Oh oui… même une musique si c’était possible ! La peinture n’a pas eu beaucoup d’influence sur moi, le cinéma en a eu plus, la littérature beaucoup, et j’ai fréquenté beaucoup d’écrivains. Et puis des peintres, beaucoup moins, c’est marrant. Bien sûr, j’ai été copain avec Picasso, Braque, Fernand Léger mais je m’en fous, ça ne m’intéresse pas du tout leur truc. Les écrivains comme Cendrars, Prévert, et actuellement Pennac, et un nouveau qui s’appelle Bobin, je trouve ça fabuleux, ce talent pour concentrer une petite pastille qui se dilue dans votre être, et qui vous donne envie de faire quelque chose.

Si j’étais directeur d’une école de photo, il y aurait des cours de pêche à la ligne, de bouquet et de musique : la pêche à la ligne pour la patience, le bouquet pour l’arrangement floral, l’équilibre des choses, la musique pour mettre dans un état réceptif et aiguisé.

Cet état réceptif et aiguisé ne doit-il pas aussi être celui du spectateur ?

Le spectateur regarde et dans sa tête on a semé une graine qui continue à germer. Si on donne un truc complètement terminé, c’est pas fameux, il se comporte comme un glouton, il ne fait aucun effort, ça ne lui éveille aucun réflexe personnel, aucun souvenir personnel. La récompense que je peux avoir maintenant, c’est d’avoir une suite, de voir le prolongement… On a ressenti quelque chose à un moment, simplement une chose gaie comme ça, on s’est amusé à voir cette fille qui se tapait le derrière sur un bout de bois. Et quand quelqu’un ensuite vous écrit et que cela a éveillé un souvenir, un sentiment chez lui, c’est vraiment la complicité. J’ai tout le temps cherché à me faire des complices et ça marche assez souvent. Donner l’envie aux gens.

Pensez-vous que mettre en rapport une photographie et un texte aide à faire renaitre cette envie ?

Oh, bien sûr, ça aide comme ici ce côté agaceries du printemps, de l’été, de la jeunesse, on le sent bien. Tenez, il y a un livre qui va sortir, avec tous les écrivains que j’ai rencontrés, c’est les trombines des gens, il y en a un paquet : 83 !

(Robert Doisneau nous montre des photos du livre)

Là, c’est Queneau, avec son air sinistre, toujours observateur, finaud, moi je le trouvais marrant, ce gars-là. Prévert, bien entendu. Duras. Pennac, ça c’est vraiment un complice parfait. On se marre bien tous les deux. Montherlant, alors là, je n’ai rien à voir avec lui. Vous voyez, l’écrit me conforte souvent.

Une page de Mes gens de plume (Robert Doisneau, éd. La Martinière)
Une page de Mes gens de plume (Robert Doisneau, éd. La Martinière)

Puisque l’on compare souvent vos photographies à des textes, est-ce que l’on peut dire qu’elles racontent des histoires ?

Ah oui ! Certains peuvent trouver que c’est mineur comme souci, mais je suis un conteur, il n’y a pas de grand message graphique, ce n’est pas mon truc. J’aime bien raconter une histoire. On voit une proposition du hasard, et on continue l’histoire, on attend le moment où les acteurs sont en conformité avec ce que vous croyez qu’ils sont, et on est quelquefois déçu, parce qu’ils sont beaucoup moins ressemblants aux personnages de votre imagination.

Vos processions de mariage nous font irrésistiblement penser aux descriptions de Flaubert dans Madame Bovary, c’est vous qui provoquez ce genre de rencontres ?

En effet, vous parlez de Madame Bovary, un bouquin qui est une clef, c’est la graine, ça aussi… Dans le fond ce n’est pas le hasard, on choisit le moment qui coïncide avec les souvenirs, vécus ou littéraires aussi, beaucoup plus que graphiques. Vous voyez, par exemple, j’ai été cinq ans aux usines Renault, je faisais un boulot de photographe industriel, et je volais à Monsieur Louis Renault quelques instants : je m’enfermais dans le labo et je foutais un écriteau sur la porte : « développement en cours ». Peinard ! Et je lisais Giono. « Les oiseaux giclaient des buissons ». Ah quand on lisait ça, qu’on était à Billancourt et qu’on entendait les marteaux-pilons, c’était vraiment le bonheur, l’évasion. C’est vrai que ça aide à vivre… Je ne peux pas lire assez, raison de fatigue physique.

Vous écrivez vous-même les préfaces de vos albums dans un style très particulier, très travaillé. Quel est votre rapport à l’écriture ?

Oh, mais je me suis amusé… et j’ai donc écrit un peu, pas avec facilité, un petit bouquin qui s’appelait — c’était aussi un jeu de mots de Prévert — A l’imparfait de l’objectif, et j’avais du plaisir à le faire.

210863-gfEst-ce que vous auriez aimé écrire ?

Peut-être, mais il aurait fallu que j’aie une culture qui ne soit pas faite de bric et de broc, de morceaux glanés au hasard des choses… (il réfléchit, reprend) Giono ? pourquoi Giono ? parce que c’était avant mai 68, mais c’était vraiment la même démarche, il correspondait bien. Après il a été moins bien, dans les derniers temps je lui en voulais un peu de ne pas être resté aussi simple.

Quelle part accordez-vous à la technique dans vos photographies ?

Je suis un bon technicien, je travaillais très bien au laboratoire, je suis un bon tireur, j’obtenais des résultats meilleurs que ceux des grands laboratoires. La technique fait partie de la règle du jeu, mais je ne veux pas me réfugier là-dedans uniquement. Certains font des images très bizarres avec les distorsions de la technique. Il y a dix ans, il y a eu l’apparition d’un nouvel objectif à très court foyer et tous mes confrères s’en servaient, faisaient des effets de perspective exagérés, je n’ai pas cédé à ce genre de truc. Je trouve que c’est un peu pour dissimuler son insuffisance. Beaucoup de jeunes photographes ont été influencés par la bande dessinée, c’est à dire qu’on a un premier plan énorme d’un détail, d’un objet, c’est quelquefois un pied, une main, une jambe de femme, en très gros, difforme, et au fond un paysage… Il ne faut pas que la technique pèse, il faut qu’elle obéisse, il ne faut pas compter sur le côté phénomène de la technique.

© Eden'Art
© Eden’Art

J’avais un très bon copain, très grand photographe, Maurice Tabard, et quand il a vieilli, il ne faisait plus que des solarisations, c’est-à-dire que vous commencez à développer une épreuve et brusquement vous flanquez un coup de lumière très brutal, et puis on continue à développer, la partie de l’image argentée qui existe sert de masque à ce qui est en dessous, et il se forme des liserés tout autour des images. Moi je lui disais, « tu sais, je crois que tu fais des conneries, c’était mieux, ces images que tu avais faites ». Ce petit père Tabard qui avait perdu un peu la raison faisait pendant des journées entières des essais sur des surfaces oléo-hydroliques qu’il touchait avec un petit bâton, et ça donnait des images qui étaient d’une abstraction totale, qu’il me montrait en s’émerveillant du résultat obtenu et moi, ça me laissait froid… Il n’y avait absolument rien d’humain là-dedans, il y avait les jeux du hasard. Un peu, c’est intéressant, mais sans plus.

Vous avez pratiqué la gravure, et vous parlez de l’émerveillement du graveur au moment de l’apparition de l’image, est-ce qu’il vous arrive de retrouver cette sensation en développant vos négatifs ?

© Robert Doisneau
© Robert Doisneau

En réalité, l’image que vous n’avez pas vue et qui apparaît une fois le film développé, cela m’est arrivé une fois : il y avait un bal de 14 Juillet et j’étais venu avec Prévert. On regardait deux filles qui dansaient ensemble, les jules n’étaient pas encore arrivés et elles en étaient réduite à danser toutes les deux. Elles avaient un petit ventre bombé et leurs ventres se touchaient, et entre les deux il y avait une forme comme un vase grec. C’était extraordinaire. Je ne l’avais pas vu, j’avais fait la photo parce qu’elles étaient cocasses, ces deux gourdes, c’était drôle et c’est seulement au développement que je me suis rendu compte qu’il y avait cet espace entre les deux volumes qui était curieux, amusant — et c’est rare que le hasard vous fasse un tel cadeau, la plupart du temps la perfection est desséchante.

© Robert Doisneau
© Robert Doisneau

Vous avez pratiqué la couleur, pour une mission de la DATAR, par exemple. Quel est votre rapport à la photo couleur ?

Tout mon travail est plutôt au noir, parce que dans les années 50, aucun magazine n’était en couleurs donc je n’en ai pas fait beaucoup ; mais je pense à un de mes copains, Hans Silvester, et son travail, entièrement basé sur la couleur, est splendide. La DATAR, ça m’a amusé parce que cela voulait dire que les grands ensembles sont des maisons maquillées pour qu’elles soient un peu supportables, ils ont fait un effort mais c’est laid, de toute façon c’est très laid.

Dans vos photos de la DATAR justement, nous avons remarqué qu’il n’y a plus personne dans la banlieue.

C’était un peu volontaire : les gens de banlieue viennent le matin à la ville pour travailler, donc la banlieue se vide et le soir les gens rentrent chez eux. Il y a beaucoup moins de vie sociale du soir : Gervaise ne va pas chercher son jules au bistrot, il est devant la télé ! Quand il y a un match de foot, au coup de sifflet final, on entend toutes les chasses d’eau qui fonctionnent, c’est épatant.

Capture d’écran 2016-03-01 à 16.14.27Dans ces photos pour la DATAR vous êtes très attaché aux lignes, aux volumes…

J’essaie que ce soit lisible. Il y a l’histoire des lettres de l’alphabet, l’espèce de truc que j’ai raconté, c’était un peu une farce mais ce n’est pas tout à fait faux. Une image, pour être lisible, doit ressembler à une lettre de l’alphabet romain. Les Japonais font d’autres images.

Vous vous dites proche des gens mais on peut lire vos photos de façon plus mordante, plus agressive, non ?

Ça dépend de votre caractère…

Est-ce vraiment le filtre personnel du spectateur ? Il vous arrive d’être plus proche des moralistes français que de Prévert, comme par exemple dans la photographie des « animaux supérieurs »…

Les animaux supérieur © Robert Doisneau 1954
Les animaux supérieurs © Robert Doisneau 1954

Ah là, oui. On est navrés devant la connerie des gens qui sont autour. Parce que vraiment ils sont tous laids, sauf le singe. Mais chacun y met un peu ce qu’il veut. Dans le cas des « animaux supérieurs », c’est vraiment ce qui m’animait. Ces gens représentent la chose que je déteste le plus : la foule. Celui qui est seul à toujours raison, pour moi, le singe c’était le solitaire, les autres c’était la foule anonyme, lâche et moqueuse.

N’êtes-vous donc pas un peu plus méchant que ne le veut l’image du bon monsieur Doisneau ?

Non. Je suis indiscipliné. Le fantaisiste est assez mal vue. Faut pas marcher sur les pelouses, faut rester dans les allées, et pour emmerder le monde on marche à côté. Je serais complètement niais si j’étais vraiment le bon petit jeune homme béni au catéchisme. J’ai essayé de faire un film récemment, là je ne vaux rien, je n’ai pas d’autorité. Je suis plus dans mon rôle seul avec un appareil qui est confidentiel qu’avec tout le bastringue du cinéma. Je ne peux pas dire Moteur ! Le film est loupé. Je vois en ce moment la même équipe qui est en train de travailler sur un film de Resnais, un gros truc (Smoking / No Smoking). Pour faire une scène qui va durer 15 secondes, ils posent des rails pendant 20 minutes. Alors moi, ça m’emmerde. Rien que la symbolique du rail, c’est rigide. J’aime mieux que ça volète un peu.

Mais qu’est-ce qui vous attirait dans le cinéma ?

J’aurais bien aimé avoir le matériel actuel du cinéma. Là j’aurais peut-être pu faire des trucs. Comme ces trois jeunes Belges qui ont fait un film fabuleux, pas aimable, aimable, plein d’irrespect à l’égard de la morale, des principes. Ils sont rigolos, ces trois-là (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, C’est arrivé près de chez vous, 1992).

Quels sont les autres photographes que vous appréciez ?

Oh, il y en a beaucoup. De mémoire, comme ça… Henri Cartier-Bresson est un copain que j’ai suivi longtemps et puis il a montré une telle dignité dans son travail, un tel sérieux, une telle noblesse dans son boulot ! Brassaï, Kertesz. Parmi les vivants, Hans Silvester, mon vieux copain Ronis, deux femmes qui m’ont épaté, Janice Niépce et Sabine Weiss. Il y en a plein, ces sales petits cons, ils travaillent bien ! (Il rit). Non, c’est vraiment très chouette !

Eden’Art, n°1, 1993. Propos recueillis par Jean-Max Colard, Jean-Thiébault Urban et Christine Marcandier.

Capture d’écran 2016-02-28 à 17.03.06