« L’air jaune de la ville, quand son soleil est à son zénith au centre du ciel et que tous les résidents se sont retirés pour ce qu’ils appellent leur « tout-en-un » — un repas d’une heure suivi d’une heure de sieste —, cet air vibre autour des étrangers dans la rue. Je remontai des avenues, longeai des immeubles qui semblaient à peine affleurer au sol, comme si leurs étages s’élevaient en fait sous terre et que seuls m’apparaissaient les auvents où garer les voitures. D’autre part, le soleil se déplaçait en même temps que moi. Je tremblais légèrement. J’avais l’impression d’avoir les pieds un peu caillouteux. J’étais peut-être prise de vertiges. Je m’arrêtai de marcher pour voir où en étaient les tremblements. Ils diminuèrent. J’étais devant une boulangerie. Il y avait des gens à l’intérieur, assis et buvant dans de petites tasses. J’étais confrontée à un dilemme : entrer ou pas. Mon accent n’était pas mauvais à ce moment-là ; je savais qu’on me comprendrait. Sauf qu’il y avait un geste à effectuer lorsqu’on pénétrait dans un lieu déjà occupé par d’autres, quelque chose situé entre « bonjour », « pardon » et « félicitations, je suis ici », sauf que je ne me souvenais pas duquel il s’agissait. Aussi subtilement que possible, je me penchai de-ci de-là en essayant de me rafraîchir la mémoire : devais-je tressaillir, effectuer une rondade ? Je n’arrêtais pas de me dire : Ce serait tellement formidable de pouvoir entrer. Si seulement le voyage revenait simplement à mettre en valeur ses talents linguistiques, si seulement cela n’exigeait pas en plus un certain engagement corporel, comme chanter ou danser — je crois qu’à l’heure qu’il est, je serais cosmopolite. À Ravicka, j’étais seulement citépolite. Un enfant m’aborda et me demanda si j’avais sommeil. Pourquoi cette question particulière me rappela le geste manquant, je ne le saurai jamais. Mais c’était : vous vous penchez en avant comme pour une révérence, jambes écartées, et après avoir tenu cette posture plusieurs secondes (la durée variant selon votre âge), vous ramenez les jambes l’une près de l’autre. Je passai la porte ; les clients se tournèrent dans ma direction ; j’effectuai mon enchaînement et j’avais raison. »
Renee Gladman, Voyage à Ravicka (2010), traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions Cambourakis, 2019, pp. 31-33.
