Qu’est-ce que la domestication ? C’est le passage de tout ou partie d’une espèce animale de l’état sauvage à l’état domestique, c’est-à-dire à un état où les animaux sont maintenus en captivité, logés, nourris, protégés et familiarisés par l’Homme en contrepartie de leurs produits et/ou de leurs services. Certaines espèces sont entièrement domestiquées : chien, bœuf, cheval… ; d’autres espèces comportent à la fois des sujets domestiques et des sujets sauvages : lapins de garenne, lapins de clapier et lapins nains de compagnie appartiennent à la même espèce (Oryctolagus cuniculus) ; de même pour les rennes sauvages d’Amérique et les rennes domestiques d’Europe et d’Asie (Rangifer tarandus), pour les éléphants d’Asie (Elephas maximus), pour les chameaux de Bactriane à deux bosses (Camelus bactrianus), etc.
Autre recommandation d’importance : il faut prendre garde à ne pas confondre, contrairement à ce que l’on le voit faire de plus en plus souvent, notamment dans la presse, les « animaux domestiques » et les « animaux de compagnie ». Tous les animaux domestiques ne sont pas des animaux de compagnie (bœuf, chameau, cheval, éléphant d’Asie, etc.) et tous les animaux de compagnie ne sont pas non plus des animaux domestiques : tel est notamment le cas des NAC (« nouveaux animaux de compagnie ») que sont parfois des rats, des reptiles, des araignées, etc. Les chiens eux-mêmes, animaux de compagnie préférés des Français (qui en possèdent quelque 8 millions) après les chats (13 millions), ne sont pas tous des animaux de compagnie : tel est notamment le cas des chiens de police, de berger et autres chiens de travail. Les mots « de compagnie » désignent une fonction ; l’adjectif « domestique » renvoie, lui, à un état des animaux que l’Homme a extraits de l’état sauvage pour se les approprier.
Enfin, il faut autant que possible éviter de parler de « l’animal » au singulier car il existe une dizaine de millions d’espèces animales qu’il est impossible de placer sur le même plan et de traiter de manière identique. D’où l’absurdité de l’idéologie « anti-spéciste » qui voudrait placer toutes les espèces sur un plan d’égalité ; au contraire, respecter les animaux, c’est d’abord respecter leurs différences.
Modalités et déterminants des premières domestications
Les approches classiques de la domestication animale relèvent principalement de deux disciplines : l’archéologie, qui cherche et étudie les traces des premières domestications, et, secondairement, la zoologie, qui se concentre, elle, sur ce que la domestication a fait aux animaux, notamment en transformant des espèces sauvages en espèces domestiques : le loup (Canis lupus) en chien (Canis familiaris), le mouflon (Ovis orientalis, Ovis ammon) en mouton (Ovis aries), l’aurochs (Bos primigenius) en bœuf (Bos taurus), etc. Enfin, dernière venue sur ce terrain de recherche, l’anthropologie s’intéresse à ce que l’Homme investit – en observation, en intelligence, en sensibilité, en empathie, en connaissances, en techniques, etc. – dans la domestication d’animaux. Il ne fait guère de doute que les premières domestications, partie constituante de ce qu’on appelle parfois non sans quelque exagération la « révolution néolithique », ont représenté une phase décisive dans l’évolution de l’espèce humaine, notamment grâce au passage d’une économie de prédation, fondée sur la chasse et la cueillette, à une économie de production, grâce à l’agriculture et à l’élevage, transition qui a nécessité et entraîné un progrès décisif des connaissances et des techniques.
Historiquement, les premières domestications peuvent être regroupées en trois vagues successives : 1) celle du chien vers 13000 ans av. J.-C., au nord de l’Europe et en Extrême-Orient ; 2) celles du porc et des ruminants (bœuf, chèvre, mouton) entre -9000 et -6000 au Proche-Orient ; 3) celles du cheval et du chameau en Asie centrale, du dromadaire en Arabie et de l’âne en Afrique orientale autour de -3500.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, ces domestications n’ont pas été dictées par le souci de satisfaire des besoins : en effet, les hommes du Néolithique étaient sans doute loin d’imaginer tous les usages qu’ils pourraient faire de ces animaux, à l’exception de ceux qu’ils chassaient auparavant pour se procurer de la viande, des peaux, de la fourrure.
Les motivations et les modalités de la domestication varièrent en fonction des espèces. Pour le chien – le loup, à l’époque –, deux hypothèses, non exclusives l’une de l’autre, peuvent être retenues : 1) une complicité dans la chasse, les loups poursuivant le gibier et le rabattant malgré eux vers des chasseurs embusqués qui prélèvent les meilleurs morceaux et abandonnent le reste aux loups (cf. le « charognage » encore pratiqué de nos jours par certaines tribus d’Inde qui suivent les meutes de dholes pour leur dérober une partie de leurs proies) ; 2) l’adoption par les humains de petits loups pas encore sevrés, qui seront nourris au sein par les femmes comme cela se fait encore de nos jours dans certaines ethnies d’Amazonie ou de Nouvelle-Guinée (figure ci-dessous).
Pour le porc et les ruminants, l’hypothèse privilégiée est celle de la protection des premières cultures de la voracité de ces « voleurs de récoltes » : en effet, à partir d’un certain seuil de développement de l’agriculture primitive, il serait devenu plus facile d’enfermer les voleurs de récoltes (par la méthode dite du « coraling ») que d’entourer tous les champs cultivés de murs de pierres ; du même coup, on disposait d’une réserve de viande sur pied. Mais une fois ces animaux capturés, il a fallu les nourrir, ce qui a contribué à les familiariser avec les humains. Il faut aussi savoir que le mouflon n’a pas de laine et que celle-ci n’est apparue peu à peu qu’avec le mouton au terme de très nombreuses générations de sélection. En revanche, l’hypothèse d’une domestication pour le lait est de plus en plus souvent évoquée par les spécialistes, mais elle ne convainc pas l’auteur de ces lignes car l’expérience montre qu’il est impossible de traire des animaux qui ne soient pas déjà très familiarisés avec les humains et donc déjà domestiqués.
La domestication du cheval est particulièrement problématique. En effet, elle intervient plusieurs millénaires après la domestication des autres herbivores c’est-à-dire à une période où les humains disposaient déjà de tous les animaux qui leur étaient nécessaires pour se nourrir et se vêtir. En outre, les humains de cette période n’avaient à coup sûr aucune idée des utilisations que leurs descendants allaient faire de ces animaux, d’abord pour la traction – il a fallu pour cela attendre l’invention de la roue à rayons et à jante et des chars légers à deux roues vers -2000 – puis pour l’équitation qui ne s’est pas généralisée avant -700, la selle n’apparaissant qu’au début de l’ère chrétienne, suivie par les étriers vers 800 ap. J.-C.. Bref, on peut se demander si le moteur de la première domestication du cheval n’a pas été d’abord psychologique : le besoin de parvenir enfin à maîtriser et à s’approprier cet animal fougueux et insaisissable, dont la principale défense est la fuite. L’autre mystère de la domestication du cheval réside dans la lenteur des inventions le concernant : plus d’un millénaire pour parvenir à l’attelage, plus d’un autre millénaire pour l’équitation, puis encore un autre millénaire pour parvenir à un harnachement à peu près complet !
Le fait de priver des animaux sauvages de leur liberté implique, on l’a vu, de pourvoir à leur alimentation, de les protéger des prédateurs et des intempéries, et de favoriser leur reproduction, condition première de l’accroissement de la richesse des humains. Toutes ces actions sont autant de facteurs de domestication. Le nourrissage tout particulièrement constitue un puissant instrument d’habituation des animaux aux humains. En outre, le contrôle de la reproduction, notamment par le choix des reproducteurs, représente un outil de sélection des animaux dans le sens du développement de leur docilité, de leur musculature pour les animaux de travail et de boucherie, de la toison laineuse chez le mouton, de l’accroissement de la taille pour les chiens de défense ou de sa réduction pour les chiens de compagnie, etc.
Le « marronnage » : un phénomène méconnu de dédomestication
Les actions domesticatoires qui viennent d’être évoquées ne se limitent pas aux premières domestications. Elles doivent s’exercer en permanence, aujourd’hui encore, faute de quoi des animaux domestiques peuvent se dédomestiquer, s’ensauvager, voire, dans certaines circonstances, retourner à l’état sauvage. C’est ce qu’on appelle le « marronnage », du mot hispano-américain cimarrón qui désignait, depuis le XVIIe siècle, un « esclave nègre fugitif ».
Certains cas de marronnage sont particulièrement remarquables pour leur ancienneté et leurs conséquences à long terme. Il a été récemment démontré que certaines espèces autrefois considérées comme « naturelles » ont en réalité pour origine des populations domestiques introduites par l’homme dans leur habitat actuel, où elles sont ensuite repassées à l’état sauvage. Tel pourrait être le cas du dingo (Canis lupus dingo) arrivé en Australie, comme le pensent plusieurs auteurs, avec les hommes par l’isthme qui soudait ce sous-continent à l’Asie du Sud-Est à l’époque des dernières glaciations. Tel est le cas du mouflon de Corse (Ovis musimon), produit du marronnage de moutons domestiques (encore très proches, alors, du mouflon d’Asie mineure) qui furent transportés dans l’île par voie maritime dès le VIIe millénaire av. J.-C. En cessant d’être dépendants de l’homme, les animaux marrons perdent les caractères qu’ils avaient acquis avec la domestication et retrouvent, par l’effet de la sélection naturelle, un aspect physique proche de celui des espèces ou des variétés sauvages voisines. Les actuels porcs sauvages de Nouvelle-Zélande offrent un bon exemple de population marronne qui, après une période relativement courte, présente un phénotype uniforme plus proche du sanglier que de ses ascendants hautement domestiqués.
Dans certaines régions, les phénomènes de marronnage sont si nombreux et revêtent une telle ampleur – parfois à l’échelle continentale – que l’on est fondé à parler de zones de marronnage de la même manière que l’on parle, pour d’autres endroits, de zones de domestication. Incontestablement, l’Amérique est l’une d’elles : l’histoire du bétail n’y aurait pas été ce qu’elle est sans le marronnage (rappelons qu’il n’existait là-bas, avant l’arrivée des Européens à la fin du XVe siècle, que six espèces domestiques : le dindon, le canard à caroncule, le cobaye, le lama, l’alpaca et le chien). Partout où il a trouvé outre-Atlantique des conditions ne serait-ce qu’acceptables, l’élevage des grands herbivores importé par les conquistadores espagnols et portugais s’y est propagé à une vitesse prodigieuse. En quelques décennies, des estancias ont été créées dans presque toute l’Amérique du Sud. Au milieu du XVIe siècle, le grand élevage bovin américain était présent dans le nord et le nord-ouest du Mexique ; il atteignit le Nouveau-Mexique en 1598 et le Texas au début du XVIIIe siècle. Parallèlement, l’élevage du cheval se répandit chez les Indiens d’Amérique du Nord comme une traînée de poudre : il apparaît dès avant 1650 chez les Apaches, peu après chez les Navajos, puis, chez les Indiens des Plaines, vers 1660 chez les Ute, 1700-1705 chez les Ponca et les Pawnee, 1714 chez les Comanches, 1738 chez les Cree et les Arikara, 1750 chez les Blackfoot et les Cheyennes, 1775 chez les Dakota, 1784 chez les Gros-Ventre et les Sarsi, etc.
Corollairement, cet élevage florissant était souvent mal contrôlé. Au début, le bétail était parfois lâché volontairement par les conquistadores, là où ils débarquaient, pour constituer des réserves. Mais à peine installés, Espagnols et Portugais semblèrent déjà débordés par leur cheptel, au point que dans les pampas argentines comme dans les campos brésiliens et les llanos de l’Orénoque, il y eut des millions de têtes de bétail bien avant qu’il y apparût un seul établissement européen : la première occupation de l’Amérique fut souvent réalisée d’abord par les troupeaux.
Un point culminant sera atteint avec les grandes révoltes indiennes de la fin du XVIe siècle : les vols et les disparitions de bétail se multipliant, de nombreuses estancias furent abandonnées par leurs occupants, des troupeaux entiers de chevaux et de bovins furent livrés à eux-mêmes et retournèrent à la vie sauvage. Au XVIIIe siècle, dans le nord du Mexique, les troupes espagnoles appelées à combattre les Indiens du Sonora se déplaçaient avec tellement de chevaux (six à dix par cavalier) qu’elles peinaient à les contrôler, perdant ainsi leur mobilité et leur efficacité. Des phénomènes analogues s’observent en Amérique du Nord à partir de 1598, date à laquelle auront lieu les premiers retours massifs de chevaux à la vie sauvage.
Effarés, dans un premier temps, par ces animaux inconnus, gigantesques et fougueux, les Indiens comprirent assez rapidement le parti qu’ils pouvaient en tirer. Certains, comme les Indiens du Chaco et de Patagonie ou comme les Chichimèques du Mexique, commencèrent à les chasser pour le cuir ou la viande ; puis ils empruntèrent l’équitation, soit par imitation – pour s’hispaniser – comme les curacas péruviens (anciens chefs incas), soit, le plus souvent, par résistance, pour faire la guerre aux Espagnols, comme les Araucans du Chili. D’autres, comme les Guajiros de Colombie, passèrent directement, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, à l’élevage des bovins. D’autres encore, comme nombre les Indiens des Plaines de l’Amérique du Nord, transposèrent du chien, leur unique animal domestique précolombien, au cheval leurs techniques d’élevage et de transport, par travois. Mais le fait le plus important à retenir est celui-ci : quelles qu’aient pu être les motivations et les voies suivies, le passage d’un système de production fondé sur la chasse à un autre fondé sur l’élevage, chez les Indiens d’Amérique à partir du XVIe siècle, s’est toujours opéré à travers la re-domestication d’animaux marrons.
Le marronnage ne disparaîtra pas pour autant d’Amérique : aux États-Unis, il restera endémique jusqu’à la fin du XIXe siècle. Évalués à plusieurs millions en 1800 et à deux millions en 1900, les mustangs, chevaux domestiques retournés à l’état sauvage, étaient encore 17 000 en 1971, date à laquelle une loi a été promulguée pour protéger ces symboles vivants de l’esprit pionnier et de l’histoire de l’Ouest – en conséquence de quoi ces animaux sont aujourd’hui quelque 40 000, coûtant annuellement 17 millions de dollars en entretien de corrals fédéraux et en dédommagements des dégâts qu’ils causent. Aux chevaux marrons, il faut ajouter des bovins et des ânes (une dizaine de milliers dans l’Ouest), des moutons et des chèvres (dans des îles au large de la Californie) et surtout des porcs, très nombreux (1,5 million) dans les marais, les deltas et les forêts des États du sud-est, de la Virginie au Texas.
La situation apparaît plus préoccupante encore dans cette autre grande zone de marronnage qu’est l’Australie. La raison en est simple. Cet immense pays, qui se trouvait vide d’animaux domestiques à l’époque de sa colonisation par les Anglais, a été le champion des essais d’acclimatation chers au XIXe siècle : le chien, le cheval, l’âne, le porc, le bœuf et surtout le mouton, introduits dès la fin du XVIIIe siècle en même temps que les premiers convicts, furent suivis du lapin en 1859 – vingt-quatre sujets dont les centaines de millions de descendants ravagèrent l’Australie durant plusieurs décennies –, du dromadaire l’année suivante, puis du buffle d’Asie. Inconsidérément lâchés (comme les lapins) ou abandonnés quand ils ne servaient plus (comme les ânes, les chevaux, les dromadaires et les buffles), ces animaux se sont multipliés à l’état sauvage au point de livrer aux troupeaux domestiques et aux kangourous, sur des pâturages déjà pauvres et marqués par des sécheresses prolongées, une sévère concurrence alimentaire.
Pour tenter de remédier aux conséquences de leur imprévoyance, les Australiens ne reculent devant aucun moyen : hier myxomatose contre les lapins (introduite plusieurs fois à partir de 1930, cette maladie ne produisit les effets escomptés que dans les années 1950), aujourd’hui hélicoptères et armes à feu contre les grands herbivores, donnant périodiquement le spectacle lamentable de monstrueux carnages.
Sous des formes plus insidieuses mais d’autant plus dangereuses – et peut-être aussi plus révélatrices –, d’autres phénomènes de marronnage tendent aujourd’hui à se multiplier à nos portes, dans l’indifférence ou l’ignorance à peu près générales.
En Europe, les animaux marrons les plus connus sont les chats. À l’époque, pas si lointaine (jusqu’au XVIIIe siècle), où ces animaux étaient volontairement maintenus par l’homme dans leur rôle de prédateurs des rongeurs, nombreux étaient ceux qui, préférant sans doute le gibier aux souris, s’échappaient et devenaient « harets », c’est-à-dire chats que l’on « harasse » (de l’ancien français harer, « crier hare », « traquer »).
Autrefois exceptionnelle, la pratique du lâcher d’animaux dans la nature est aujourd’hui en passe de devenir un véritable « phénomène de société », avec, notamment, les abandons d’animaux familiers au moment des départs en vacances (plus de 100 000 cas par an, selon la SPA). On connaît le cas des chats qui peuplent cimetières et terrains vagues, et qui font l’objet de la sollicitude de personnes âgées et/ou de très actives associations catophiles, comme « L’École du Chat » (7000 adhérents pour la seule Île-de-France) qui milite pour une « citoyenneté du chat » fondée sur la stérilisation, la vaccination, l’identification par tatouage… Le vagabondage des chiens fugueurs ou abandonnés par leurs maîtres est un phénomène qui n’est pas nouveau (cf. les chiens parias des villes d’Asie), mais qui est en passe de retrouver des proportions dangereuses. De nos jours, en France, les chiens fugueurs ou abandonnés feraient, selon certaines sources, autant de victimes que les loups dans les troupeaux de moutons à l’estivage.
Mais arrêtons là cette énumération pour tenter quelques explications. Le marronnage est un phénomène complexe en ce sens qu’il fait intervenir simultanément des facteurs très différents. Les animaux qui ne peuvent survivre sans l’homme (cas limite du bombyx du mûrier élevé dans des conditions totalement artificielles) ne sont évidemment pas concernés par le marronnage. En revanche, les animaux qui sont gardés dans des milieux proches de leurs biotopes naturels (comme les herbivores en système extensif) ou qui présentent un régime alimentaire peu différencié (comme le chien et le porc) ou encore ceux dont la domestication ne peut jamais être poussée très loin (comme l’abeille) retournent facilement à la vie sauvage. Mais de nombreux autres animaux peuvent aussi être concernés lorsqu’ils sont placés par l’homme dans certaines conditions. Les cas de l’Amérique et de l’Australie montrent que certains marronnages sont des phénomènes typiques de la colonisation pastorale des nouveaux mondes, dans un contexte de faible densité démographique. Le retour d’animaux à la vie sauvage est également favorisé par les périodes d’instabilité politique, économique et sociale : les aléas de la conquête en Amérique hispanique, les incertitudes de la colonisation de l’Ouest américain, les conflits incessants avec les tribus indiennes, la guerre de Sécession aux États-Unis, ne sont certainement pas étrangers à la persistance du marronnage sur ce continent bien au-delà du XVIIIe siècle.
Les techniques d’élevage exercent aussi une influence déterminante. D’une manière générale, les marronnages sont plutôt favorisés par les systèmes extensifs, fondés sur la recherche du nombre de têtes de bétail et l’utilisation de vastes espaces, et qui laissent, notamment pour leur alimentation, une grande initiative aux animaux (comme dans les pampas d’Argentine ou les semi-déserts d’Australie), de même que par les systèmes où la domestication est volontairement limitée (comme chez les Indiens des Plaines, qui ne dressaient qu’à moitié leurs chevaux pour les rendre plus difficiles à voler) : tous ces systèmes comportent forcément une grande part d’instabilité dans la mesure où ils exposent en permanence les humains à une perte rapide du contrôle des animaux en situations de crise.
L’interprétation la plus facile serait d’assimiler le marronnage à l’attitude, par exemple, d’un chasseur magdalénien se débarrassant de ses déchets osseux et lithiques en les jetant plus ou moins au hasard autour de lui. Or une telle interprétation n’est pas satisfaisante, et pour deux raisons principales. En premier lieu, l’attitude qui consiste à abandonner ou à laisser s’échapper des animaux dont on n’a plus besoin ne se manifeste qu’exceptionnellement et, on l’a vu, dans certains contextes spécifiques (colonisation, insécurité). On constate en outre que le marronnage concerne plus particulièrement les espèces exogènes ainsi que les zones et les périodes d’importation de ces espèces : Amérique à partir de 1492, Australie à partir de 1788. On peut donc voir dans le marronnage (ou, au moins, dans certaines de ses formes) un phénomène symétrique et inverse de l’acclimatation. En second lieu, il ne s’agit pas ici de « déchets » anodins : les animaux marrons sont des êtres vivants, qui peuvent parfois se révéler dangereux, directement ou indirectement du fait de leur multiplication incontrôlée.
Quel homme révèle le marronnage ? Un incorrigible irresponsable ? Ou bien, plus simplement, une sorte d’apprenti sorcier en permanence à la recherche des limites, des siennes et de celles du monde qui l’entoure ? Doit-on, comme cela a été fait dernièrement à propos des jachères, mettre en parallèle marronnage et « jachère de l’esprit » ? Est-ce forcer l’analogie que de constater que les grands marronnages historiques ont été le fait d’Occidentaux, dans des périodes où ceux-ci s’opposaient à d’autres hommes qu’ils s’efforçaient de rejeter dans des identités et des espaces aux statuts incertains : conquérants hispaniques de l’Amérique vis-à-vis des Indiens, colons anglais de l’Australie vis-à-vis des Aborigènes ? Ces questions restent posées et sont autant de pistes à explorer. Mais, n’en doutons pas, les marronnages ont beaucoup à nous apprendre sur les hommes qui les produisent ou les laissent se produire, sur leurs rapports à la nature et sur leur vision du monde. La déprise trahit l’homme tout autant que l’emprise.
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On l’aura compris, l’étude de la domestication et de son envers, le marronnage, est aussi importante pour la connaissance de l’Homme que pour celle des animaux.
En domestiquant des animaux, les humains se sont créés des devoirs envers eux : de les nourrir, de les protéger, de les traiter conformément aux caractéristiques de leurs espèces. On saisit dès lors toute l’absurdité du mot d’ordre de « libération animale » lancé par le philosophe Peter Singer dans un livre paru en 1979 et repris par certains mouvements animalistes « abolitionnistes » (à ne pas confondre avec les « welfaristes » qui militent, eux, pour une amélioration, évidemment souhaitable, du traitement des animaux).
Outre les désordres qu’elle ne manquerait pas d’engendrer et dont les marronnages de grande ampleur donnent un aperçu, cette « libération animale » ne serait rien d’autre qu’un reniement, par les humains, des devoirs qui leur incombent à l’égard des animaux domestiques.
Bibliographie succincte de Jean-Pierre Digard
• L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion, Fayard 1990 et 2009.
• Le cheval, force de l’Homme, Gallimard « Découvertes », 1994 et 2002.
• Le cheval. Romans et nouvelles. Textes réunis par Jean-Pierre Digard et Jean-Louis Gouraud, Omnibus, 1995.
• Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident. Catalogue de l’exposition présentée à l’Institut du Monde Arabe du 26 novembre 2002 au 30 mars 2003, Gallimard & Institut du Monde Arabe, 2002.
• Les Français et leurs animaux. Ethnologie d’un phénomène de société, Fayard, 1999 et Pluriel », 2005.
• Une histoire du cheval. Art, techniques, société, Actes Sud, 2004, et Babel 2007.
• L’animalisme est un anti-humanisme, CNRS Éditions, 2018.
• Des chevaux, des hommes… et des femmes. Propos équestres légers ou sérieux, réjouissants ou fâcheux, Descartes et Cie, 2019.