Inoubliable Agatha ! Elle a traversé le siècle — le XXe — et elle est toujours là. Née en 1870, défunte en 1976, ses 66 romans la prolongeront jusqu’à aujourd’hui et feront d’elle une femme-siècle de la même façon que Georges Simenon demeure du côté belge un homme-siècle. Lui, c’est Maigret, elle, c’est Poirot. Deux patronymes peu valorisants, soit dit en passant. Mais surtout deux écritures sans rapport entre elles. Et aussi deux styles d’enquête on ne peut plus différents et proposant deux univers romanesques en regard l’un de l’autre mais incompatibles.
Dans le présent essai, l’autrice, Sonia Feertchak choisit de donner un « coup de jeune » à sa favorite, n’hésitant pas à soutenir que, à chaque lecture qu’elle fait d’un roman d’Agatha, elle se sent rajeunir. On veut bien la croire évidemment et d’autant que l’on prend en compte trois données de son analyse qui l’entraînent à réviser l’univers christien. C’est d’abord qu’elle déploie une exigence de vérité qui la conduit à rabattre la structure de chaque énigme sur une valeur unique, qui est donc cette vérité plénière qui nous est promise d’entrée de jeu. Ce qui signifie qu’à la demande de vérité est opposée la famille telle qu’elle représente un vieux patriarcat très british qui n’en finit pas de résister avant que de disparaître. Et cette famille se présente comme une survivance de l’Histoire que meuble sans doute l’intrigue du roman mais au prix de ce qui constitue le plus souvent un ramassis de « passions tristes » auquel les enquêteurs (Marple, Poirot, Christie elle-même) ont à faire après que les acteurs de la scène tragique les aient endurées et en aient subi les effets.
Il est donc un passé de l’univers d’Agatha qui est également un passif et qui maintien les survivances d’une ère toute victorienne. Or, ce passé se concentre en un lieu aussi massif que défini et que l’on peut confondre avec une maison toute patriarcale, elle aussi, ou, mieux dit, une abondante maisonnée, car différentes fréquentations venues du dehors la font sortir de son isolement. Et c’est bien là le lieu où se concentre tout le mal, pour autant qu’il se concentre. Il a d’ailleurs ses endroits d’élection où il aime à concentrer ses menées. Ce sont des lieux symboliques tels que la bibliothèque ou la chambre à coucher, avec dans chaque pièce tout le confort désirable. Lieux où se condensent une vie feutrée et une longue habitude du silence. Car les choses ne se disent guère dans l’espace victorien. « Ce qui fascine dans les histoires criminelles, ce n’est pas le sexe, c’est l’emprise, écrit Feertchak. Autrement dit, l’illusion de consentement de celui ou celle qui ne peut pas consentir comme l’a montré Vanessa Springora. Christie ne s’empare pas directement du crime sexuel familial ; d’un côté, elle décrit les conditions qui le rendent possible, de l’autre, elle pousse les intrigues concernées jusqu’au meurtre ; les victimes sont totalement objetisées.» (p.119)
Mais Agatha est trop imprégnée des règles et lois de son milieu bourgeois et nécessairement conservateur pour donner dans quelque progressisme que ce soit. Son féminisme est certes agissant mais il ne va pas jusqu’à exclure les femmes des visées criminelles. Entre sexes, d’ailleurs, la culpabilité est assez équitablement partagée. Pourtant quelques groupes de femmes, si l’on observe bien, bénéficient d’un statut à part. On placera en tête les êtres qui subissent une domination intersectionnelle (comme disent les sociologues), c’est-à-dire ceux qui cumulent les formes d’infériorité. Et il arrive que la bourgeoise qu’est Agatha leur accorde de temps à autre une protection. C’est le cas pour certains domestiques qui craignent de trop parler. Un groupe tout autre est celui des orphelines — souvent jolies, toujours touchantes et utilisant bien ce qui fait leur liberté. Sonia Feertchak les désigne comme « électrons libres ». Chez Christie, cela ne donnera pas pour autant des « suffragettes ». Simplement, pour quelques-unes d’entre elles, peut se poser la question : « Pourquoi n’ont-elles rien dit plus tôt de ce qu’elles ont subi ? » Mais là, on en est revenu à des formes de harcèlement.
Le roman d’énigme selon Agatha et selon la maisonnée dans laquelle il se déroule constituent une scène à l’intérieur de laquelle une catharsis a lieu. L’objectif à atteindre est une fois encore l’établissement d’une vérité par les enquêteurs. Techniquement, cela passe par des indices qui, pour la plupart, n’ont que peu un caractère matériel à la différence des investigations rencontrées chez un Doyle. Ils sont psychologiques et répondent le plus souvent à la question : « Qu’est-ce qui ne colle pas dans la série des détails réunis au sujet du crime ? » Et l’on se souviendra ici de l’extraordinaire Meurtre de Roger Ackroyd qui va largement en ce sens. Les détails en cause peuvent être très minimes et sont donc malaisés à lire. Ainsi du chapeau que la dame porte exceptionnellement de travers alors qu’elle a toujours grand soin de sa mise. Encore faut-il faire cas de ce qui n’est d’abord qu’une indication. Mais Poirot et même Marple excellent à ce jeu.
Quant à Christie elle-même, le langage des signes n’a pas de secret pour elle. Elle en tire le maximum, exploitant le fameux « paradigme indiciaire » que décrivit jadis Carlo Ginzburg. Mais, encore une fois, chez Christie, l’indice tend vers l’abstraction. De là parfois, de savantes reconstitutions. La vérité, qui est à ce prix, passe quelquefois par là. Au bout du chemin, la romancière désignera celui ou celle que l’anthropologue français René Girard renait pour un « bouc émissaire » fondateur d’une lignée ou d’une maisonnée. Nous venons de citer René Girard. À propos des maisons patriarcales, nous aurions pu citer avec Christie La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard. Oui, le terrain que nous a fait découvrir Feertchak est bien celui d’une anthropologie. Terrain sur lequel s’est mue notre essayiste avec beaucoup de bonheur et de discernement. Elle nous aura fait aimer sa belle relecture des romans d’Agatha qu’elle a entreprise.
Sonia Feertchak, La Vérité — tue. Agatha Christie et la famille, Philosophie Magazine Éditeur, mars 2021, 250 p., 18 €