Pascale Bodet : un cinéma de l’amour sans trêve (Presque un siècle)

La grand-mère de Presque un siècle de Pascale Bodet © Les Films du Carry

« Tu t’abîmes les yeux. Tu t’abîmes les yeux » lance d’emblée, depuis son fauteuil dont elle ne bougera désormais presque plus, la grand-mère à sa petite-fille, Pascale Bodet qui la filme dans son splendide et bouleversant Presque un siècle. Tu t’abimes les yeux parce que tu ne cesses, sans répit de me filmer pourrait poursuivre la grand-mère. Tu t’abimes les yeux parce que ta caméra cherche à éprouver ce que ton film va bientôt donner : une image qui serait l’amour nu, une image qui n’aura bientôt plus besoin de l’image. Une image qui se situera bientôt hors des bords de l’écran. Une image qui ne s’abimera pas, intrépidement présente, une image sans image : l’atome d’amour. 

Récemment présenté au Cinéma du Réel ainsi qu’au festival de Brive, Presque un siècle s’impose sans soute, après le très beau L’Art en 2015, comme le film le plus remarquable jusqu’ici de Pascale Bodet et l’un des plus importants de ce début d’année. De fait, Presque un siècle dresse un portrait presque fixe, un portrait presque immobile qui cherche à retenir une image dans les yeux : celle de sa grand-mère alors âgée de 99 ans, au bord d’une mort qui, doucement, vient – mais comme une caresse lointaine, une promesse reculée dans les choses. Comme si, depuis cette fenêtre qu’elle ne cesse de regarder à la manière d’un spectacle dont l’image nous échappe sans cesse, la grand-mère attendait tranquillement cette presque mort. Ainsi, c’est paradoxalement, dans cette grande douceur de la mort que s’installe Presque un siècle, dans un apaisement où la caméra entend capter la quiétude d’une femme âgée et aimée, où la caméra revient de la pénombre où commence le film pour la remonter à la pleine et forte lumière de la salle de cinéma.

Car, à l’entame du film, il y a tout d’abord ce pacte d’amour que se fixe la caméra de Bodet. Non, la petite fille ne s’abimera décidément pas les yeux. Elle fixera du regard têtu de l’amour filial qui veut voir encore cette grand-mère dans ce moment entre la vie et la mort mais sans agonie aucune où la femme âgée achève sa vie mais la porte encore haut. Et vite, la grand-mère fixe la caméra plus que la caméra ne la fixe. Elle fixera la caméra dans cette vie qu’elle vit, dans la joie de ce pléonasme : le vivant de la vie dont, par un renversement absolu, la caméra se fait l’intime spectatrice, comme si filmer ici c’était être au spectacle de cette vie qui vit encore mais un spectacle qui refuse le spectacle : un spectaculaire invu au cinéma, celui, forcené, de la vie qui insiste en soi.

Chaque scène dit alors cette attention aux gestes, aux visages mais aussi aux voix : la grand-mère épluche les carottes pour la soupe. Elle discute avec sa petite fille dans un quotidien qui révèle une proxémie choyée. Elle parle avec Pierre, son fantastique voisin, de la vieillesse, lui qui est obsédé par la mort qui vient. Elle parle toujours avec Pierre, son voisin, des gens qui viennent de mourir, de ceux qui vont bientôt disparaître, de la vie qui s’en va. Elle regarde le patinage artistique à la télé. Elle regarde un concert de musique classique. Elle prépare encore le repas. Elle reste de longs instants silencieux devant sa fenêtre. « Pourquoi t’éteins pas ton machin-là ? » lance à un moment la grand-mère à Pascale Bodet : parce que, par ce film, l’amour ne s’éteint littéralement pas.

© Les Films du Carry

Et, dès lors, la caméra est appelée à ne pas bouger. L’inertie cinématique devient chez Bodet la puissance filmique de l’empathie, la solution contre-spectaculaire de cet intime filial – par où l’éloge continu de l’immobilité filmique s’offre comme stase d’amour ultime à la grand-mère. Et alors la caméra s’efface. Comme en écho diffracté à Chantal Akerman dans No Home Movie qui filmait sa mère aux derniers instants précédant sa disparition, la caméra fait ici l’intime vœu de disparaître pour que la grand-mère devienne l’émerveillement continu d’un percept devenu synonyme, par le cinéma, de l’affect. Le dispositif filmique choisi par Bodet (plan fixe, plan séquence, voix off de la cinéaste – toujours hors champ) se donnera comme celui qui saura faire disparaître la caméra dans l’image, qui la fera répondre d’une politique du sensible tant chaque plan dira ainsi une scène ininterrompue, comme un flux sans fin de ce qui retiendra, par la caméra, sa grand-mère dans le champ de la caméra tant le champ, c’est l’espace de la vie vivante, de l’image qui vient dire la palpitation encore de vivre : c’est une image du plein champ parce que, d’abord, c’est une image du plein amour.

La caméra filme ainsi des silences qui se donnent comme autant de plénitudes, des silences de pleine vue qui se chargent non pas d’images mais de ce flux de non-visible, d’atomes purs de vivant que la grand-mère regarde par la fenêtre, celui dont elle dit, en réponse à la question de sa petite-fille qui lui demande ce qu’elle regarde : « Tout et rien ». C’est ce tout et ce rien que, dans son aimance et sa persistance rétinienne, la caméra de Bodet rend dans une rare politique d’immanence car avec Presque un siècle, ce n’est pas l’imminence une mort mais l’immanence une vie, celle qui, comme le disait naguère Deleuze de Dickens, proclame de l’immanence la puissance à ressentir : le débord à chaque image d’un vie impersonnelle, du neutre de la vie qui vient, qui fait de la vie un événement dégagé de toute singularité mais qui pourtant répond également d’une singularisation sans faille.

En ce sens, par sa science avérée de l’immanence, Presque un siècle entre dans la patiente défaisance de la logique documentaire qui devrait présider à son film. A commencer par la logique du souvenir qui voudrait faire du film le memento mori, depuis l’image, de la grand-mère désormais disparue : à son contraire exact, Presque un siècle se donne comme une vita nova. La grand-mère ne meurt jamais : voilà ce que dit le film, ce qu’il montre, ce qu’il susurre. Puisque, avant même la première image et bien après la dernière image, la grand-mère est toujours encore vivante à l’écran. S’il ne cesse de parler de la mort, le film se construit en contrepoint au personnage de Pierre le voisin. Pierre prépare sa mort, il est l’anti-grand-mère, son double négatif exact, sa puissance inversée. Contradiction vivante, Pierre, homme pourtant joyeux et drôle, est inquiet de mort, traversé par ce qu’il va pouvoir devenir, par la néantisation de soi.

Pierre ne peut plus aller au cimetière, son cinéma à lui, comme il veut, lui qui sait comment les morts peuvent nous voir. Il a déjà préparé sa mort. Il a déjà choisi son costume. Et il a enfin préparé une boîte noire, la camera oscura de sa vie, ou plutôt de ceux qui ne sont plus : il y réunit, à la surprise constante et admirative de la réalisatrice, des coupures de presse particulières, à savoir les nécrologies des gens qu’il a connu et qu’il veut emporter dans sa tombe comme un précieux talisman de son existence, se conduisant à la manière d’un extravagant pharaon des temps modernes. Mais là où Pierre pourrait passer pour l’Aby Warburg de Saumur, l’architecte d’un cercueil qui serait son Atlas de Mnémosyne à lui seul, la grand-mère choisit d’être plutôt, avec force, strictement benjaminienne : contre toute déréliction mélancolique, elle organise le pessimisme enjoignant, à son tour, à la caméra de Bodet de conjurer la tristesse.

Car, par la grand-mère, Presque un siècle ne s’offre jamais comme un funérarium mais bien plutôt comme un puissant et neuf vivarium. De fait, parce qu’elle refuse de parler de la mort, parce qu’elle s’inquiète plus de la santé de sa petite-fille plutôt que de la sienne propre, parce qu’elle ne veut pas mourir en détail comme les vieillards chez Bichat, ce n’est jamais paradoxalement un film sur la mort mais décidément un grand film de vie. Pierre arpente des yeux son cénotaphe portatif constellé de ses coupures mortuaires mais, à son contraire, les plans qui entourent la grand-mère sont solaires. Presque un siècle est un grand film de lumière. Les plans qui montrent la grand-mère au bord de sa fenêtre, toujours lumineuse, sont ponctués, quant à eux, comme ses doux compagnons, de plans fixes sur des bourgeons de rose – sur le renouveau incessant de l’immanence. A ce titre, Presque un siècle offre une formule de contre-mort qui contrevient à tout pathos : un film contre-pathétique qui, dépassant la mort, appelle à une grande re-continuation dans les choses.

C’est pourquoi, par cette poursuite de la vie par le vivant, Presque un siècle n’est pas un film de souvenirs. Parce qu’il se pose, frontalement, la question cinématographique entre toutes de savoir comment habiter une image, comment rendre un amour à l’image et comment faire de l’image un pur présent d’image, Presque un siècle ne sera jamais l’archive de la grand-mère, ne sera pas le film que Pierre placera dans sa tombe à côté de lui. Ainsi, ce que confirme à nul autre pareil et avec force Presque un siècle, c’est combien au cinéma le souvenir n’existe pas. Le cinéma est la négation de tout souvenir : son véhément refus contre toute logique funéraire. Comme le disait déjà Robbe-Grillet à propos de L’Année dernière à Marienbad, toute image au cinéma inexiste au passé. Tout image y est au présent, un absolu de présent, une injonction d’être-là au monde.

Comme un tendre cri refusant la mort, Presque un siècle refuse d’être un film de souvenirs, d’être pris dans une folie doloriste, consolatrice : dans la parlure moderniste du deuil et du recueillement par l’image. A ce titre, aucun des plans n’entendra être cette archéologie du vivant dont la modernité s’est nourrie au réveil de son désastre. La mort n’y est pas. Car à l’heure où Godard propose son Livre d’images, fabuleuse archéologie d’un siècle de films et de la présence contemporaine saturée à l’image, Pascale Bodet choisit quant à elle de défaire l’entreprise archéologique dont Pierre, en double enjoué de Godard, incarne la possibilité à l’écran : à la lettre, chez Bodet, il n’y a pas d’archive et encore moins de devenir archive de l’image. Presque un siècle est la résistance cinématographique à l’idée d’archive.

© Les Films du Carry

Dépassant le paradigme moderne et godardien de l’archéologie qui dit du cinéma la promesse manquée du 20e siècle, Pascale Bodet œuvre à ce qu’il faudrait nommer avec elle et avec Chantal Akerman à un cinéma de l’après-archive, une image qui refuserait de faire taire la puissance ontique en elle : une post image qui serait parvenue à exister contre l’affolement de l’image mouvement et contre l’épuisement de l’image temps que Godard achève de dévoiler dans son livre d’images. Une post-archive contre tous les clichés sur les films souvenirs et les films de famille qui entreprend de défaire la mort, de chasser les fantômes, de faire de la mort la chance d’une energia neuve où la théorie de l’image répond à une théorie de l’amour : où la théorie des images ne se donnerait que comme une théorie de l’amour. Où, dans Presque un siècle, l’image devrait se donner le nom nouveau dans la théorie de l’aimage : ce qui à l’écran rend l’amour visible à l’œil nu.

Et, aussi bien chez Akerman que chez Bodet, l’aimage se signale bel et bien comme une après image dans son dispositif lui-même qui installe les conditions de possibilité de son apparaître. Il n’est qu’à considérer une scène ici, celle où la grand-mère regarde à la télé le concert d’un violoncelliste. A aucun moment, comme pour la fenêtre qu’elle regarde sans répit, on ne voit ce qu’elle regarde à l’écran. Comme par un jeu de reflets, la famille, qui regarde la télévision avec elle, lui signale que le violoncelliste ferme les yeux pour jouer mais jamais l’image de cet homme qui ferme les yeux ne sera visible à l’écran. Car dans l’aimage, le contrechamp n’existe pas. Il n’y existe toujours qu’un champ unique, un être-là qui n’attend jamais son contrepoint : c’est un chant continu et indéfectible d’un amour sans trêve qui se donne, même les yeux fermés, dans l’après-mort.

On l’aura compris : il faut voir Presque un siècle, puissante vibration contre les imageries sur la mort, puissant film d’une petite-fille qui, contre toute idée de mort maladive, proclame la joie continue d’une indéfectible présence grand-maternelle à l’écran. Pierre a tort et la grand-mère en parle peu car elle le sait : ce ne sont pas les morts qui nous voient. Ce sont les vivants qui nous regardent. Des vivants que l’écran montre sans faille, sans répit, et sans concession. Et sans doute en va-t-il chez Pascale Bodet, au contemporain, de ce que Michel Delahaye dans ses articles critiques décisifs, que Serge Bozon, Emmanuel Levaufre et la cinéaste elle-même ont contribué à faire redécouvrir, disait de Jean Rouch : « Un cinéma est né, où vie et film se renvoient leur image, du même au même et du même à l’autre. » A sa suite, on pourrait ainsi prolonger : Pascale Bodet n’a eu l’ambition ni de refléter, ni de recréer le réel ; simplement, elle a su l’accepter dans sa complexité, accepter le reflet du film sur le film et la réintégration de ce reflet composite dans le film. Ainsi Pascale Bodet s’est-elle trouvée, par aimage et refus de l’ontologie manquée de l’archive, faire œuvre de créatrice.

Presque un siècle, un film de Pascale Bodet, documentaire, France, 2019, format HD, durée : 52 minutes. Une production Les films du Carry, avec la participation de France Télévisions, et le soutien du Centre National du Cinéma et de l’Image animée, et de la Procirep, société de producteurs et de l’Angoa. Lire ici l’entretien de la réalisatrice, Pascale Bodet, avec Siryne Zoughlami.