Machine à mots : Parle de Noémi Lefebvre

Noémi Lefèvre, Parle (détail couverture)

« Parle est une rhétorique pure qui court après la vie » (Tais-toi)

Après son très remarqué Poétique de l’emploi paru en 2018, Noémi Lefebvre publie aux Éditions Verticales Parle, accompagné de Tais-toi qui lui sert, en quelque sorte, de postface. Avec ce cinquième ouvrage dont elle précise dans Tais-toi qu’il n’est ni roman, ni poésie, ni théâtre, non plus que pièce radiophonique ou cinéma, elle met en place un dispositif original, différent de ses livres précédents, tout en réorchestrant plusieurs de ses motifs de prédilection à travers une écriture qui privilégie une dynamique verbale d’une grande force critique.

Le texte, très court, de Parle (quelque 80 pages), prend pour objet une question d’apparence minuscule : la répartition d’un lot de petites cuillères à la suite de ce qu’on imagine être un inventaire après décès. Il s’organise à travers une alternance de voix anonymes et indéterminées en nombre qui s’adressent en une succession rapide de très courtes répliques, à un destinataire tout aussi anonyme qui est sommé de parler tout en étant condamné au silence aussi longtemps que dure l’échange — d’où le caractère éminemment paradoxal de l’injonction qui donne son titre à l’ouvrage.

Peu importe qui sont ces voix puisque leur anonymat même est central. L’enjeu du texte n’est pas leur individualisation mais, bien au contraire, la dimension collective qu’acquièrent leurs interventions respectives à travers les reprises et modulations qu’elles ne cessent d’opérer de réplique en réplique. Quant à leur interlocuteur muet, il se retrouve en quelque sorte cerné par un discours que l’écriture pousse avec jubilation vers l’absurde et le burlesque pour mieux en interroger les présupposés, les contradictions et les apories.

Alternance des voix et dynamique de l’écriture

Jouant sur la succession rapide de répliques souvent très courtes qui rebondissent d’un locuteur anonyme à l’autre, l’auteur réutilise de manière libre et personnelle le vieux procédé de la stichomythie pour donner au texte son rythme propre grâce à une découpe des phrases qui lui confère à la fois son énergie et ce potentiel de « dinguerie » que Noémi Lefebvre évoque dans sa postface. Le texte relève par là d’une dynamique qui est celle du ressassement : non point un ressassement qui ralentirait, voire immobiliserait le discours jusqu’à le menacer d’extinction mais, bien au contraire, un ressassement qui utilise la répétition et la reprise pour en augmenter la puissance cinétique tout en le structurant à travers le retour de quelques formules qui, revenant régulièrement et quasiment à l’identique, servent en quelque sorte de leitmotivs. S’enchainant sur un rythme soutenu, les prises de paroles tendent en effet à prendre appui syntaxiquement l’une sur l’autre, à se relayer (l’une complétant un énoncé que la précédente laisse souvent inachevé) et à renchérir pour mieux cerner, voire emprisonner, leur interlocuteur, et ce d’autant que leurs contenus respectifs semblent tous converger comme à la recherche d’une sorte d’unanimité salvatrice. Elles usent d’ailleurs très largement d’un « nous » qui les réunit en tant que sujet de l’énonciation et recourent tout aussi largement à des énoncés à valeur de vérité générale.

En fait, le rythme accéléré qui naît de l’alternance rapide des prises de parole renforce cette convergence comme anonymée des propos. Alors que la stichomythie est le plus souvent utilisée au théâtre pour mettre en scène de manière dramatisée des forces antagoniques, les voix ici, loin de s’affronter, se relayent plutôt et se liguent pour mieux imposer leur discours en prenant appui les unes sur les autres : l’alternance des voix devient dès lors un outil de pression voire d’intimidation vis-à-vis d’un interlocuteur auquel il est reproché de manquer de bonne volonté ou d’enfreindre les règles tacitement en vigueur. Au point que ces voix disent avoir été tentées de recourir à la violence physique, même si les valeurs de gentillesse, d’amour et d’harmonie qu’elles ne cessent de prôner les en ont finalement dissuadées. La violence sera donc feutrée et sous-jacente : ce sera celle des mots, et de leur usage par ceux qui refusent le conflit direct de peur du désordre qu’il pourrait engendrer tout en arguant de leur fragilité pour exiger de l’interlocuteur qu’il adopte vis-à-vis d’eux le ton qui convient.

En même temps, le rythme soutenu des répliques et la dynamique d’écriture qu’il induit favorisent des glissements de sens qui, tenant du court-circuit ou du coq à l’âne, emportent de proche en proche les courts énoncés enchaînés les uns aux autres dans une dérive tout à la fois comique et absurde, qui ouvre la porte à une réflexion critique dont la portée est très directement politique.

Le grand désarroi des classes moyennes 

Comme dans ses livres antérieurs, Noémi Lefebvre pratique de manière virtuose la transcription/déconstruction des discours qui circulent dans l’espace social et propose pour ainsi dire un portrait verbal de la « classe moyenne supérieure » – comme les voix se désignent elles-mêmes – dans le rapport profondément contradictoire qu’elles entretiennent avec le monde et avec les mots. Car c’est dans leur rapport au langage que s’actualisent les apories auxquelles elles se trouvent confrontées. Apories dans lesquelles nous plonge sans médiation le texte en jouant sur cette dinguerie évoquée plus haut pour faire surgir, dans les mots mêmes qu’elles utilisent, tout le paradoxe de ce « rêve qui ne […] fait pas rêver » dont elles restent tributaires sans pour autant en être tout à fait dupes.

Tout se passe comme si les voix faisaient, en quelque sorte, le tour de leur prison, qui est celle de leur habitus social, de leur usage de la langue, de leurs croyances, de leurs préjugés et, tout aussi bien, de leur bonne volonté culturelle, celle-ci se donnant à voir par exemple à travers l’emploi récurrent d’un passé simple dont les actualisations plus ou moins approximatives viennent interroger le souci obsédant de la correction grammaticale. De même, les références littéraires ou philosophiques (Proust et Beckett, Rousseau, Marx ou Deleuze) qui sont régulièrement convoquées en tant que possibles outils de pensée et d’émancipation disent, en même temps, et selon une logique éminemment contradictoire, l’insécurité de locuteurs craignant de les utiliser de manière inappropriée au regard de la norme intellectuelle et linguistique.

La dynamique liée à l’enchaînement des répliques produit de fait une dérive qui, de proche en proche, dérègle le discours et finit par générer des énoncés qui ne sont plus que leur propre caricature amphigourique (« L’argent crée l’illusion d’une objectivation par la transformation de toute qualité en quantité chiffrée. »), dans un rapport au savoir où les œuvres menacent en permanence de se réduire à de simples formules privées de la moindre valeur pratique. Il est frappant, en effet, de constater combien domine tout au long du texte l’usage massif des tournures négatives et, avec elles, l’idée même d’un impouvoir qui enferment les locuteurs dans une sorte d’impasse tant discursive que politique. En réalité, le texte met en mots le grand écart entre les vastes questions existentielles, politiques et philosophiques auxquelles les voix ont conscience que notre époque a le devoir de se confronter et la profonde inanité qui mine leurs tentatives, compte tenu de leur incapacité fondamentale à saisir réellement le monde et à le transformer.

Comme l’écrit Noémi Lefebvre dans sa postface, Parle c’est aussi « le temps d’Homais », un temps où Homais occuperait, en quelque sorte, toute la place, la bêtise – nous le savons depuis Flaubert – n’ayant pas de dehors, non plus que la langue qu’elle parle. D’où aussi une oscillation permanente entre l’usage d’un vocabulaire savant à travers lequel les voix cherchent à se saisir des grands sujets contemporains (écologie, migrants, travail des enfants) et un retour (ou recours) régulier au cliché, au lieu commun ou au truisme (« Sans les pommiers, il n’y aurait pas de pommes » 80) qui ponctuent le texte, et constituent comme un réservoir de mots préfabriqués sur lesquels les voix sont vouées à revenir régulièrement buter, mais avec néanmoins ce courage du truisme qui fascinait tant Barthes dans Bouvard et Pécuchet, la « [l]apalissade » correspondant « au moment où la Bêtise devient philosophique et emporte l’intelligence comme peur de l’évidence-évidente » (Le Discours amoureux, Seuil, 2007).

On l’aura compris, le travail sur la langue est l’instrument même de cette déconstruction en actes de tous les discours endoxaux qui menacent de parler tous seuls et à notre place. Une déconstruction qu’il s’agit d’opérer depuis leur intérieur même, en « assum[ant] et travaill[ant] » – comme l’écrit de son côté Nathalie Quintane (Ultra-Proust, La Fabrique, 2017) – « cette part de bêtise française logée jusque dans la langue ».

Entre fabrication intempestive d’alexandrins (parfois délibérément et ironiquement signalée comme telle), effets assonancés et rimes intérieures, enchainements des répliques par anadiplose et usages répétés de l’antimétabole, nombreux sont les procédés poétiques et les figures de style réutilisés de manière délibérément décalée pour produire des effets cocasses qui, détraquant la langue, confèrent à Parle toute sa drôlerie et toute son efficacité.

Noémi Lefebvre, Parle suivi de Tais-toi, éditions Verticales, février 2021, 144 p., 14 € — Lire un extrait