L’échappée belle de Philippe Bordas (Cavalier noir)

Philippe Bordas © Francesca Mantovani pour les Editions Gallimard

Un narrateur fugue vélo sur l’épaule vers l’Allemagne pour rejoindre une jeune femme : dans son nouveau roman, Cavalier noir, Philippe Bordas revigore brillamment l’archétype de la muse.

Quel parisien de nos jours n’a pas envie de quitter la masse grise et sombre de sa ville ? Comment ne pas succomber au plaisir de la fuite dictée par le seul plaisir ?  Celle de cet écrivain, moderne pícaro, est parfaitement orchestrée. Disques vendus et groupuscules artistiques quittés, il rejoint Mylena dans les vallées boisées du Neckar parce que c’est l’évidence et que les remarques inquiètes des proches sont une indication stratégique de la proximité du bon choix.

« Au reproche de ma fille s’ajoute l’insinuation des amies fidèles qui me soupçonnent d’immoralité. Mylena n’a pas mon âge et je n’ai plus le mien. Par quelque côté que notre rencontre soit envisagée, les adjectifs d’indécence m’ont été retournés. Aux sous-entendus de sexualité déshonnête s’ajoutent, en fin de discussion, sans que j’essaie de me justifier, les imputations d’écriture obscène.
»

Il n’y a pourtant pas de propagande porno ou d’apologie du under-age chez Bordas, mais une sensualité puissante et précise dans la description d’un personnage féminin complexe, à part, sublime.  « Une créature aérienne, de nez fin et busqué, comme déduite des pages d’un traité de fauconnerie. Hautaine par précaution, pour se tenir à couvert des curieux et des industries féminines de séduction. (…) Ni la mode ni l’argent ne l’attirent, ni les journaux ni le cinéma. La vérité, c’est qu’elle est inactuelle et que cet exode hors du temps m’attire à elle infiniment. »

Mylena, muse absolue, beauté parfaite, fantasme littéraire ? Et pourquoi pas ? « À force de s’écarter des nerveuses et des hystériques de son âge, de la frénésie matérielle et de l’impatience des filles de sa génération, elle ne montre aucune faculté d’insertion et s’enrobe de lenteur tactique pour esquiver tout geste d’effusion sociale.»

Voilà, il s’agit dans la littérature comme dans la vie la plus concrète, de trouver la ligne de fuite dans le panorama que nous propose la société. Les deux se retrouvent ainsi perchés dans une hutte, aussi réelle qu’imaginaire : « À coexister sur une si faible portance d’air, la gravité diminue, les disputes s’allègent » et le résultat de cette opération amoureuse en hauteur est une mise en pratique de la poésie. « Ce n’est plus une maison que nous habitons, mais une couleur. »

Le bonheur atteint comme on trace un cercle parfait ? C’est sans compter sur la visite inéluctable des souvenirs dans cette cabane spéciale, comme ceux des camarades de classe de lettres supérieures (qui croient que leur classe sociale l’est) ou l’ami retrouvé (mais tombé dans le mal). Qu’importe, le narrateur tient sa liberté comme Bordas tient son écriture et le guidon de son vélo. Lire, écrire, c’est allègrement pédaler et la langue qui ondule dans le roman est d’une richesse rare.

« Ce n’est pas d’un français de chaire dont j’avais rêvé, mais d’un français entier — le plein français, avant qu’il ne soit divisé, ségrégué et parcellé, particulé par la guerre sociale et la nomenclature de l’économie. Je ne convoitais ni la belle langue moulée de l’Académie, ni le style coulant des couronnés, ni l’argot des bas-fonds — mais une monarchie sauvage où le clavier serait joué à son intégrale, des caves aux parvis, des aigus de la rue jusqu’aux graves profonds jaillis des cloches de Notre-Dame.» Une possible définition de la modernité.

Philippe Bordas, Cavalier noir, Gallimard, février 2021,336 p., 21 € — Lire un extrait