Quinze ans après La Horde du Contrevent, Les Furtifs ont signé le grand retour d’Alain Damasio au genre romanesque, qu’il avait délaissé au profit de formes narratives courtes, d’exercices radiophoniques et vidéoludiques et de ses engagements militants. Toutes ces expériences pourtant semblent avoir nourri le livre, qui sort en poche chez Folio, et expliquer en grande partie la justesse d’une anticipation qui amplifie les trajectoires dystopiques de notre présent ultra-libéral : à l’horizon 2040, les grandes villes ont été privatisées et sont cotées en bourse, leur accès est régulé par un système de forfait qui dépend des revenus et du comportement de leurs habitants. La réalité virtuelle s’impose aux perceptions humaines et les organes technologiques de contrôle et d’auto-aliénation s’étendent et se miniaturisent toujours davantage, sous la forme notamment d’une bague qui a éclipsé le smartphone.
Comme souvent chez Alain Damasio, on est frappé par la justesse et la précision de la projection, parfois esquissée en un mot-valise ou d’un simple jeu de mots. Le romancier nous expose cet avenir étrangement familier avec une grande puissance de suggestion et excelle particulièrement dans ces scènes d’anticipation à ras de terre, où un vendiant, auto-entrepreneur clochardisé, vend ses babioles à l’encan numérique, où le personnage principal s’entretient, dans un taxile, avec un avatar algorithmé à la perfection pour s’adapter à son interlocuteur. Si ces descriptions ont une telle profondeur de champ, c’est sans doute que le roman agence et approfondit les éléments d’une architecture futuriste éparpillés dans son recueil de nouvelles, Aucun souvenir assez solide, publié sept ans plus tôt. Deux de ces textes semblent même annoncer l’intrigue du récit : « Les Hybres », qui fournit l’embryon narratif des furtifs, et « Annah à travers la harpe », itinéraire orphique d’un père en quête de sa fille décédée.
Dans Les Furtifs, le lecteur est en effet amené à suivre le parcours de Lorca parti à la recherche de sa fille Tishka, mystérieusement disparue il y a plusieurs années. Intrigué par ses derniers mots, la veille de sa disparition, et l’étrange marque laissée sur le mur de sa chambre, le sociologue militant s’est fait chasseur de furtifs au sein du Récif, une unité militaire secrète qui traque ces étranges créatures inconnues du grand public. Logés dans l’angle mort de la vision, ces êtres quasi-imperceptibles à l’œil nu, toujours en mouvement, se figent, aussitôt vus, en sculptures de céramique pour ne pas livrer le secret de leur espèce. Les furtifs sont le superlatif du vivant, aux capacités de régénération et de métamorphose infinies. Persuadé que sa fille a été emmenée par l’un d’eux, Lorca les poursuit pour retrouver Tishka, faisant progressivement glisser le roman de la chasse, à l’enquête puis à l’apprivoisement. En compagnie de son équipée polyphonique, puissante et désirable comme sait les écrire Alain Damasio, la traque vire épopée herméneutique. Les chasseurs remontent les rares traces que veulent bien laisser ces êtres fuyants et insaisissables, s’attachent à éprouver leur frisson, cette signature vocale qu’étudie Saskia, l’oreille de la meute, et à traduire leur glyphe composé d’un alphabet réversible que les aveugles de la cellule Cryphe tentent de déchiffrer dans d’infinis jeux de langue oulipiens.
Lorca et son équipe s’extraient peu à peu des dispositifs gouvernementaux qui entendaient capter la puissance furtive à des fins militaires et plongent dans le monde contestataire où le furtif devient l’animal-totem d’une utopie vitaliste et l’emblème d’un désir d’intraçabilité. La quête de Tishka se fait quête politique dans ce roman familial-révolutionnaire dont les héros sont d’abord traqueurs avant d’être traqués, lorsque le ministre de l’intérieur décide de faire des furtifs le nouveau prétexte paranoïaque d’une politique liberticide. Le roman alterne ainsi l’enquête et la conquête, le déchiffrement et la révolte. Les scènes les plus réussies mêlent l’intrigue familiale à l’horizon révolutionnaire de la furtivité, depuis la prise éclair d’un immeuble « privilège » par les squatteurs fulgurants de la Céleste et de la Traverse, jusqu’à l’occupation de Porquerolles dans une séquence à mi-chemin de Mad Max et de Nuit Debout. Cette scène de bataille navale 3.0 constitue l’acmé d’un roman placé tout entier sous le signe de l’eau.
Aux dispositifs de contrôle s’infiltrant de plus en plus insidieusement dans le quotidien et dans les corps répondent en miroir l’exigence d’une contestation ruisselant dans les interstices du capitalisme pour le fracturer plutôt que le renverser et l’ambition furtive d’insaisissabilité, qui consonne magnifiquement avec le slogan adopté ces dernières semaines par les manifestants d’Hong Kong : « Sois comme l’eau ». Et c’est sans doute là que réside l’un des grands mérites politiques du roman d’Alain Damasio : nous offrir le précipité d’un imaginaire révolutionnaire en transition, à cheval entre le XXe et le XXIe siècles. Les Furtifs invente en effet toute une grammaire militante pour aujourd’hui, une utopie de bricoleurs plutôt que d’ingénieurs, déconcentrée, immaîtrisable sans être informe, une résistance aérienne et liquide, vive, engageante où se mêlent les puissances du hacker, de l’écolo et du libertaire, sans se dérober à la question de la violence.
Alain Damasio n’en reste pas moins tributaire, dans ce roman comme dans La Zone du dehors, des représentations révolutionnaires du XXe siècle. Reprenant à son compte l’analogie avant-gardiste entre rupture politique et rupture poétique, la révolution est, dans le roman, indissociable d’une performance, comme le montre la scène finale de concert insurrectionnel où la « loufe » des insurgés est relayée par le frisson des furtifs, fendant l’asphalte des rues de Marseille, détruisant voitures, commerces et provoquant l’effondrement d’un pont. En réactivant cet héritage politique, Alain Damasio prend aussi le risque de redonner à la révolution un arrière-fond religieux, très prégnant dans le récit et dont Sahar, l’épouse de Lorca, incarne la conscience critique : martyrologie, résurrection, scène quasi-eucharistique, messianisme non plus de l’insurrection, mais de la « furtivité qui vient ». Tout le roman gravite autour de Tishka et de ses parents, sainte famille entourée d’apôtres chargés d’annoncer au monde la bonne nouvelle furtive, au risque de faire du vivant une idole ou un fétiche.
Car là est l’enjeu profond du roman et sans doute de toute l’œuvre d’Alain Damasio : quelle ode au vivant écrire qui ne sacrifie pas le vivant dans son éloge ? Comment exprimer et célébrer la vie sans la statufier, l’immobiliser et, par là même, l’anéantir ? Quelle langue furtive inventer sans qu’elle ne se fige, comme ces créatures devenues céramique au premier regard, ou ne se volatilise dans son propre mouvement et ne confine à l’illisibilité ? À ce titre, la polyphonie par laquelle se construit le roman offre une réponse ambiguë : si la vitalité des idiolectes des sept narrateurs, précise au phonème près et jusque dans la typographie, fait entendre une tessiture vocale et existentielle impressionnante, la différenciation des voix peut virer au cloisonnement stylistique et manquer d’enfermer chacun d’entre eux dans son sabir et son identité. Rien de plus réussi alors que l’hybridation langagière qui a cours à la fin du livre entre la parole de la mère et le babil radical de l’enfant-furtive. Cette ambition formelle se double d’une ambition philosophique menée, comme dans les précédents romans d’Alain Damasio, sous le patronage de Gilles Deleuze, cité à plusieurs reprises dans le récit et dont les concepts de « corps sans organe » ou de « ritournelle » nourrissent l’invention fictionnelle des furtifs. L’un des personnages les plus remarquables du livre, Varech, est ainsi un philosophe, étrange hybride de Gilles Deleuze, de Baptiste Morizot et d’Alain Damasio lui-même. Le romancier aime à se décrire comme un philosophe raté. Ses fictions résonnent pourtant comme de véritables épopées conceptuelles vitalistes placées successivement sous le signe du dehors (La Zone du dehors), du vif (La Horde du contrevent) et, enfin, de la furtivité, dont le mérite est d’ajouter à la dimension poétique et politique des deux précédents romans une dimension écologique importante, congédiant le transhumanisme au profit d’un transvitalisme ambitieux et complétant (ou achevant ?) ce grand cycle romanesque.
Manifeste politique et littéraire, bric-à-brac militant, enquête familiale, épopée et récit d’anticipation, Les Furtifs constitue assurément un livre décisif pour aujourd’hui, qui nous rappelle que la dystopie n’est jamais l’antithèse de l’utopie, mais qu’elle l’appelle et la contient : par l’effort de résistance collectif que le roman déploie, Alain Damasio ouvre des trajectoires d’émancipation possibles pour les temps qui viennent.
Alain Damasio, Les Furtifs, Folio, février 2021, 944 p., 11 € 50