Les mains dans les poches : Constance Debré, Love Me Tender

Love Me Tender, deuxième livre de Constance Debré après le remarqué Play Boy en 2018, pourrait sembler relever de la forme canonique du Bildungsroman, apprentissage de soi comme des barrières que les normes sociales, familiales et morales élèvent face à nos espoirs de conquêtes, aussi bien intimes que professionnelles. De fait ce récit relève d’un canevas que l’auteure forge en composant son œuvre, texte après texte, et que l’on pourrait nommer le roman d’émancipation. Ce sont tout autant des obstacles extérieurs qu’intérieurs, autant sociaux qu’intimes, que combat une narratrice à la fois ex-épouse, mère, amante et femme, comme autant d’identités qu’une lutte pour enfin avoir le droit d’être soi tente de concilier. Love Me Tender est le récit d’un combat, intime et littéraire, pour l’accès à une vita nova.

Play Boy narrait comment Constance Debré, issue d’une famille bourgeoise, avocate, mariée pendant 20 ans, mère d’un petit garçon, comme autant de fils d’appartenance, coupait avec une identité antérieure qui ne lui correspondait pas ou plus. « J’ai même pas osé mettre la langue la première fois que j’ai embrassé une fille » : la première phrase de Play Boy est aussi l’incipit de l’ensemble de l’œuvre, le creuset de ce livre comme de tous ceux à venir ; elle est formellement provocante et moins bien sûr par l’acte raconté (une femme embrasse une femme) que par l’élision volontaire d’une partie de la négation, l’oralité revendiquée et cette question de la langue, pas seulement organe sexuel mais bien question de style, d’écriture. Il s’agissait, comme un programme initial, de trouver une langue à soi comme on accepte ses tropismes et rompt ses chaînes identitaires antérieures, ce qui n’est pas une simple négation, c’est un soi/non soi — ainsi peut-on lire cette absence de négation complète. Certes, quelque chose n’est plus mais s’émanciper n’est pas nier toute antériorité, c’est poursuivre autrement : en aimant des femmes, en passant à l’acte (« Avant je savais mais c’était théorique »), en advenant même et autre, écrivain, en domptant la négation.

L’écriture de Constance Debré, dès Play Boy, a quelque chose du procès-verbal, du fait des phrases courtes, assertives, comme autant de constats, en apparence sans affects, mais cette simplicité formelle suppose un ascétisme qui repose sur un travail extrême. Mais il s’agit aussi d’un « procès-verbal » au sens d’un processus, d’une dynamique souterraine jamais soulignée par l’artifice de « donc », « car » ou « en effet » qui viendraient dicter au lecteur ce qu’il doit penser ou comprendre. Là est la déflagration que provoque la langue de Constance Debré, tout chemine en soi (lecteur) comme en elle (écrivain), une émancipation conjointe, autre forme d’un même et l’autre. L’auteure l’écrit comme on manifeste :

« ce qui m’intéresse dans l’homosexualité ce n’est pas les filles que je baise, c’est la fille que je deviens ».

Play Boy narrait donc une rupture, la fin de l’histoire avec Laurent, la fin de l’inscription dans une lignée de la grande bourgeoisie (« J’ai même des duchesses du côté de ma mère »), la fin de l’exercice du droit (en tant qu’avocate, ce « métier d’homme où on porte une robe »), la fin du moule hérité et de ce qu’elle « sait faire », pour basculer dans l’inconnu, prénom Agnès, « une vraie histoire avec un début, un milieu et une fin. Et du sexe bien sûr ».

Rupture et fin sont donc des procès-verbaux, sujet de Love Me Tender. On ne se débarrasse pas comme ça, sur une décision, de ses moi antérieurs. Le divorce d’avec Laurent est complexe, procédurier, terrible. La bataille se cristallise sur la garde de l’enfant. A-t-on le droit d’être une mère quand on aime les femmes et qu’on le revendique ? Si Play Boy assumait une forme de scandale et de provocation, partir, le dire et associer le patronyme célèbre au coming out, Love Me Tender déploie les conséquences et l’émancipation à poursuivre, la bataille juridique, la démultiplication du conflit, familial et intérieur, pour aller toujours plus avant vers une épure — se défaire, se dépouiller de l’appartement, du fric, du boulot, des meubles, choses et objets (jusqu’aux livres), de tout ce qui inscrit et limite pour devenir soi, se construire un corps, accepter les renoncements auxquels on est aussi, pour une part, contraint(e). « Nager, lire, écrire, et voir des filles, comme une ascèse », soit faire des longueurs, forger des lignes (celles de son corps, celles du texte).

« L’homosexualité, pour moi, ne signifie pas autre chose qu’une vacance de tout »

Il y a provocation et scandale, encore et toujours mais, répétons-le, pas là où il pourrait confortablement se situer. Love Me Tender est un texte sans résilience facile, réparation mièvre, sans aucun (auto)apitoiement ou baume comme il est sans exhibition. S’exprime une farouche volonté d’être libre, envers et contre tous et d’abord envers et contre soi. Se disent la perte, la douleur, l’arrachement, une solitude fondamentale, dans la lignée des Confessions (« c’est la conversion de Saint-Augustin, cette affaire », « aussi radical »), du « je suis moi-même la matière de mon livre » de Montaigne ou du intus et in cute en épigraphe des Confessions de Rousseau : Love Me Tender est un texte rêche, au sens étymologique (selon Alain Rey, l’ancien haut allemand hruf, croûte d’une plaie), confession sans concession, sans captatio benevolentiae.

Dans le récit coexistent encore deux femmes : celle d’hier (mariée, avocate, bourgeoise et mère) et celle d’aujourd’hui (vers l’épure), avec pour point d’articulation impossible, Paul. On peut tout abandonner quand il s’agit d’être libre, sauf l’enfant, sauf cet amour et cette douleur. Là est le scandale du livre — au sens de pierre d’achoppement : le conflit avec le père, médiatisé par une procédure judiciaire, le conflit intérieur (faire le deuil de l’enfant) et la violence de ces deux procès insolubles. « A part mon fils que je ne vois plus tout va bien. (…) J’ai les mêmes jambes, les mêmes oreilles, les mêmes bras, mais plus rien n’est pareil. Depuis trois ans, ce sont des pans entiers de moi-même qui tombent. Qui n’en finissent pas de tomber ».

« Mon programme, c’est le moins de propriété possible »

La justice, que Constance Debré connaît bien, est présentée comme une mécanique implacable, déshumanisée jusque dans les tentatives de conciliation, un processus de destruction. L’amour est scruté dans ce que l’on refuse d’affronter, creuset d’une littérature de l’expérience. Parler de soi, depuis soi, se prendre comme prisme, permet de dire la violence de la justice, celle de l’ex-conjoint (l’homosexualité comme désordre psychique, les accusations d’inceste…), celle exercée sur l’enfant (sommé de choisir, de trancher, de juger), sur soi (et l’intériorisation d’un sentiment de culpabilité).
Face à ce déchaînement, le texte de Constance Debré est d’une sobriété radicale, pour aller vers ce « puisque rien ne m’oblige » en bandeau du livre : « j’apprends qu’il y a très peu de différence entre aimer et ne pas aimer » — et que lâcher prise est sans doute la manière absolue d’être mère, un Love Me Tender devenu Love Me True.

Constance Debré, Love Me Tender, J’ai lu, janvier 2021, 160 p., 7 € — Lire un extrait