Dans son abécédaire, Gilles Deleuze faisait du tennis moins un sport ou un jeu qu’une « question de style ». Pour Serge Daney, « un match, comme un film, est un petit récit. (…) Un tournoi, c’est déjà un grand récit ». Il y a de tout cela dans le premier roman de Thomas André, L’Avantage, qui vient de paraître aux éditions Tristram : du tennis, un tournoi et surtout beaucoup de style.
« Je n’arrivais pas à exister » : la première phrase de L’Avantage est une mise en jeu. Pas seulement le coup d’envoi du premier match d’un tournoi dans le sud de la France mais bien un enjeu, existentiel, pour Marius et une manière de dire sa présence/absence au monde et à lui-même. Il ne s’agit pas pour lui de gagner ou même seulement de jouer mais bien de trouver un espace pour devenir soi. Marius a 16 ou 17 ans, « plus ou moins », il loge chez Georges et Maud, les parents de son ami Cédric qui participe avec lui au tournoi. Alice, la sœur de Cédric, tente de finir son mémoire. La vie pourrait être légère, longueurs dans la piscine, siestes au soleil, virées nocturnes alcoolisées et les matchs à disputer. Mais quelque chose pèse, Marius ne vit rien pleinement, il demeure dans une forme d’indifférence au monde, tout lui est indécis. D’ailleurs il a perdu son dernier match mais il peut revenir dans le tournoi à la faveur d’un forfait de dernière minute. Pourquoi pas ? « Dans le miroir j’avais l’air impassible, comme si je ne ressentais aucune émotion particulière ».
L’été est comme une mécanique et un suspens : le temps à la chronologie intériorisée par le narrateur, l’espace sans situation précise, les liens entre les personnages longtemps ambigus. Alice n’arrive pas à écrire, Cédric brûle ses soirées et conduit trop vite, Marius laisse passer les heures, les victoires qui s’additionnent ne laissent de marbre. S’il a gagné, « l’avantage, c’est que maintenant je n’avais plus à penser au tennis jusqu’au match suivant ». Alors le trio fait du bateau et du ski nautique, l’écume fait « un sillage onctueux derrière le bateau. C’était à peine croyable qu’une chose aussi banale soit aussi belle, à la limite du supportable ». La remarque du narrateur vaut art poétique du livre.
L’avantage est cette banalité estivale, chauffée à blanc par le soleil du Sud, toute de désirs violents mais à peine exprimés, comme si Thomas André réunissait L’Étranger et Bonjour Tristesse. Drôle d’attelage que Camus et Sagan, pourtant rien ne peut davantage approcher l’atmosphère singulière de ce roman. Sauf peut-être cet article sur Einstein que Marius trouve un peu par hasard, dans une pile de magazines, qu’il feuillette par indolence et farniente : le temps est « une illusion », il « ne s’écoule pas vraiment », il est comme une « quatrième dimension de l’espace » et Thomas André s’entend comme personne à dire ses langueurs et brusques embardées, sa durée élastique, la manière dont chaque protagoniste le modèle à sa propre empreinte dans l’espace. Alice dans l’évitement, Cédric dans l’autodestruction, Marius dans un à côté permanent. Dans cet été moite et ouaté, ocre comme la terre battue épuisée de soleil qui ne colle même plus aux tennis, on se croise et on se perd, on se retrouve par hasard, on s’égare et on se quitte.
Qu’il joue au tennis ou fasse l’amour (l’un est pour lui un peu synonyme de l’autre, on vous laisse découvrir une scène d’anthologie), Marius est un entomologiste de l’instant, il l’observe dans ses arêtes avec une impassibilité qui n’est que le masque d’une sensibilité suraiguë. « Je ne pensais à rien de spécial, je me contentais de renvoyer la balle, en me concentrant sur mon jeu de jambes et la fluidité de mon bras. À certains moments, je me sentais presque liquide, un peu flou ». Les liens de Marius avec ses amis comme avec le monde semblent aussi intenses et provisoires, liquides, que les affrontements sur le court. Si extérieurement « tout à l’air normal (…) à l’intérieur, mon cœur battait à tout rompre ». Le temps d’un tournoi, s’expose un jeune homme qui tente de ne pas basculer et d’exister, pris dans « une spirale mélancolique » dont Thomas André rend l’épaisseur, l’ambiguïté et la douce amertume. On est happé par la magie de ce livre d’autant plus tendu qu’il n’y a, en apparence, « rien à raconter » et que tout demeure indécidable.
Thomas André, L’Avantage, éditions Tristram, janvier 2021, 162 p., 17 €