Plus jamais vous ne regarderez un bâton de craie ou un hamac, n’utiliserez un éventail ou mâcherez un chewing-gum de la même manière, après avoir plongé dans Le Magasin du monde et les textes d’un collectif d’historiens dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre. Ce livre est d’abord un immense cabinet de curiosités, il est un recueil de récits mais aussi une histoire de la mondialisation, de la circulation des objets, leurs usages et leurs appropriations.

Les objets sont des manières de saisir et appréhender le monde, ils disent des flux et des échanges par leurs circulations mais aussi des temporalités et des cultures, tant leurs usages peuvent varier dans le temps comme dans l’espace. En ce sens, ils sont aussi des figurations de pratiques, sociales et économiques, voire politiques. C’est ainsi l’histoire du chewing-gum, fabriqué à partir du chiclé, une résine que mâchaient les Mayas, dont le général Santa Anna, président déchu du Mexique, exilé à New York en 1869, favorisa la fabrication, les ventes lui permettant en effet de financer une armée susceptible de renverser le gouvernement en place dans son pays. L’omniprésence des tongs, dont l’origine est incertaine (la zori japonaise ?), disent, au-delà du marketing efficace d’entreprises brésiliennes, la démocratisation des vacances au soleil alors même qu’elles furent des chaussures d’ouvriers. Leur histoire dit le passage des prolos aux bobos. Le surf, Pierre Singaravélou le montre, fut un outil de résistance des Polynésiens, avant d’être promu par les USA pour attirer de nouveaux colons à Hawaï et ainsi « civiliser » les autochtones. Là encore, le paradoxe et le politique sous l’apparente liberté de prendre la vague au soleil.

Plus largement cet usage politique des choses et objets est figuré par la carte, favorisant le sentiment d’appartenir à un monde global, créant en quelque sorte « la terre » jusque-là invisible dans sa totalité mais vectrice aussi d’une appropriation physique comme symbolique par les Européens, via le modèle Mercator. Depuis d’autres représentations du globe ont bouleversé cet européocentrisme, comme la projection de Peters qui restitue sa taille réelle au continent africain. Nombre d’objets disent ainsi le lien entre leur diffusion et la colonisation. Les empires coloniaux britanniques, français, néerlandais (et avant, les pratiques économiques et politiques liées aux « grandes découvertes » espagnoles et portugaises) ont propagé et imposé des objets aussi divers que la boîte de conserve ou la machine à coudre. La boîte de conserve a vu sa circulation amplifiée par les conflits mondiaux, le chewing-gum par la seconde guerre mondiale, les soldats américains distribuant leur ration dont l’usage avait été pensé, dès la première guerre mondiale, pour rafraîchir la bouche sans dentifrice et calmer les nerfs — ce dont se souviendra la marque alors française Hollywood dans ses premières campagnes de pub. La tablette de chiclé, que les entreprises nord-américaines ne parvenaient pas à imposer hors de leurs frontières devient symbole de liberté et d’un american way of life grâce aux G.Is qui partagent leurs Wrigley’s avec les civils puis synonyme de coolitude, prospérité et insouciance.

Se saisir des objets de ce magasin du monde revient à les observer autrement, c’est-à-dire aussi à les extraire de leur histoire instituée : ainsi le piano, envisagé par Sylvain Venayre, ne l’est pas seulement depuis l’histoire de la musique, une histoire des techniques ou une histoire culturelle — l’instrument roi de la bourgeoisie et de l’éducation des femmes. Considérer le piano en changeant d’échelle, donc depuis une histoire du monde et de la mondialisation, c’est regarder du côté des saloons du far-ouest américain, du succès de Yamaha au Japon ou de la colonisation économique de l’Afrique, avec le marché de l’ébène et de l’ivoire nécessaires à la fabrication des instruments. L’histoire des objets est aussi une histoire des humains : « leur production en série en a fait les plus petits dénominateurs communs des hommes et des femmes qui ont peuplé la planète. Quels que soient les lieux de leur fabrication, tout en restant apparemment les mêmes, ils ont été échangés, manipulés, appropriés de façon très différente selon les moments et les lieux » (Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, introduction).


Cette histoire des objets est encore une histoire des mots qui les désignent. Avec le nom de l’objet voyage une langue que d’autres langues s’approprient. Ainsi chiclé, déjà cité, banjo, kava, kimono, shampoing et tant d’autres, à commencer par le mot « magasin » dans le titre du livre, terme emprunté par l’italien à l’arabe, passé en français et qui signifie d’abord « musée » au XIXe siècle — c’est d’ailleurs le titre de la très belle revue publiée annuellement par la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes dont le numéro 2, en 2012, portait justement sur « Les Choses ».
« Magasin du monde » est aussi le titre de la troisième section d’une Histoire mondiale au XIXe siècle, le précédent collectif dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (2017) dont les entrées (Caoutchouc, Charbon, Fauteuil, Ivoire, Montre, Tatouage, Thé, etc.) seront lues avec profit en parallèle de celles de ce nouveau livre. De quoi apprendre toute une série de mots in- ou méconnus, comme batée, bétel, caisse Ward ou chicotte, découvrir ce que cachent le paravent ou l’éventail, ou regarder d’un autre œil timbre, shampoing et autre stylo-bille.
Le Magasin du monde ne fait pas le choix d’un ordre alphabétique qui serait un classement aussi artificiel que sclérosant : une date ouvre chaque chapitre et c’est elle qui active la mise en série, de « coquillage » (« Le 30 janvier 1736, une vente aux enchères sans précédent se tient à Paris ») à « masque » (« La pandémie de COVID-A9 a fait resurgir dans l’actualité du premier semestre de 2020 un objet intrigant : le masque contre les épidémies »). Ce principe d’un chronotope initial mué en déploiement narratif d’une durée « traduit notre volonté de défataliser le cours de l’histoire », écrivent Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre dans leur introduction. Il introduit ainsi un (dés)ordre apparent, puisque ces dates ne signent pas non plus une chronologie, chaque entrée étant elle-même objet et sujet de réaménagements, réappropriations, manipulations et échanges, de son invention à, parfois, sa disparition.
Ce magasin est donc moins un entrepôt figé qu’une réserve de musée, redynamisant l’étymon du mot, en ce qu’il est sans cesse actualisé par l’exposition des multiples facettes de chaque objet qui le compose. Ce livre-monde est aussi le témoignage d’usages et modes de consommation qui tendent à se reformuler avec la prise de conscience, on l’espère elle aussi globale, des dommages environnementaux induits par la production de certains objets, en raison de leur obsolescence programmée et de leur devenir de déchets polluants ; par ce que leur fabrication suppose donc d’un rapport, qui évolue au monde qui nous entoure, aux humains comme non humains, qui ne sont plus aussi simplement considérés comme une réserve inextinguible à notre disposition. Ainsi l’article « smartphone » aborde les paradoxes de cet objet de poche, part de soi si intime nous offrant pourtant le monde et redéfinissant toutes les frontières. Nicolas Santolaria explique pourquoi le premier smartphone de l’histoire, commercialisé le 16 août 1994, se prénommait Simon mais il ne cache rien non plus des conditions environnementales et sociales « parfois déplorables » dans lesquelles ces objets qui nous semblent une extension de nous-mêmes sont produits. L’article « bouteille plastique » (Nicolas Marty) explique l’évolution de nos usages depuis son invention en 1968 par Vittel à aujourd’hui : « initialement objet occidental moderne par excellence, porteuse d’un produit perçu comme bénéfique pour la santé, la bouteille plastique est devenue un symbole dévastateur de notre régime de déchet », et à ce titre, elle est « probablement appelée à disparaître », nous laissant cependant comme trace de sa présence intensive sur terre, des micro- et nano-particules de polymères, présentes dans tous nos écosystèmes et « marqueurs stratigraphiques de l’anthropocène ». On le voit chaque entrée article faits historiques et culturels, anecdotes piquantes et lectures de la marche du monde.
Le Magasin du monde est, en lui-même, un livre dans lequel circuler, susceptible de lectures multiples et capricantes, par noms de spécialistes et/ou par choix d’objets : que dit Marie-Ève Thérenty du journal, Dominique Kalifa du revolver, François Bon du biface ? Pourquoi Philippe Artières a-t-il choisi gant, machine à écrire, bâton de craie et banderole, y a-t-il une logique cachée derrière cet inventaire à la Lautréamont ? Par ailleurs, les lecteurs sont invités à prolonger chaque article par quelques références bibliographiques, ou à « aller ailleurs » via un index clôturant chaque entrée pour mieux l’ouvrir à d’autres objets : ainsi le « bidet » est-il appel à découvrir « tampon hygiénique » ou « sextoy », ce dernier vous suggérant d’aller vers « préservatif masculin », « divan » ou « bougie stéarique ». De quoi faire le tour du monde dans un livre ou regarder autrement son « chariot de supermarché », que vous pourrez pousser en lisant l’article qui lui est consacré, ce qui vous changera de votre application Yuka.
Les « réserves » de ce magasin sont, on le comprend, d’une richesse infinie. En ces temps où la liberté de circuler est complexe voire menacée, quoi de plus agréable que d’ainsi voyager dans le temps et l’espace via un livre ? « Autour de vous, ces objets dont vous usez ou qui vous font rêver disent l’histoire du monde », et c’est cette histoire qui nous est offerte. Ce volume exceptionnel, en ce qu’il restitue aux objets familiers et quotidiens leur histoire et leur « étrangeté » se lit comme un roman.
Le Magasin du monde. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, sous la direction de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, éditions Fayard, septembre 2020, 464 p., 25 € — Lire un extrait