Mank (David Fincher) : le chaînon Mankant

MANK (2020) Gary Oldman as Herman Mankiewicz. © NETFLIX

Le onzième film de David Ficher n’est pas qu’un somptueux hommage à l’âge d’or du cinéma américain. Récit de l’écriture sous contrainte de Citizen Kane, le chef d’œuvre d’Orson Welles, Mank est un film radical qui parle de Hollywood et de l’Amérique, des tournants de l’histoire, du pouvoir de l’image et de la dictature des studios.

Avec Mank, David Fincher n’a pas versé dans la facilité : sur un scénario écrit par son père Jack, le réalisateur de Seven, Fight Club ou Zodiac ne livre ni un film dans le film ni un long métrage qui se bornerait à reproduire une forme et à emprunter des effets à l’époque à laquelle il entend rendre gloire. Dans l’ombre de son propos principal – raconter la genèse de Citizen Kane –, Mank dit la difficulté d’écrire et de réaliser des films en des temps troublés (la Grande dépression, l’emprise des majors du cinéma et leurs liaisons dangereuses avec la politique), il met en lumière le pouvoir de l’image sur les foules et la conscience (à défaut de scrupules) qu’en ont les artisans de la machine à rêves américaine.

MANK (2020) © NETFLIX

Persifleur professionnel, auteur, critique, Hermann « Mank » Mankiewicz serait au sommet de son art si son alcoolisme et son addiction au jeu ne le freinaient pas, au grand dam de son entourage. Producteur des Marx Brothers, dialoguiste, scénariste (souvent non crédité) pour Joseph Von Sternberg, George Cukor, Victor Fleming, Frank Tuttle et frère aîné de Joseph L. Mankiewicz (Cléopâtre, La Comtesse aux pieds nus…) Mank est à l’apogée de son mal-être au moment où Orson Welles l’engage. Immobilisé à la suite d’un accident de voiture et en rupture de contrat avec la MGM de Louis B. Mayer, Hermann Mankiewicz se voit confier l’écriture d’un scénario par et pour le prodige de la RKO. Une gageure, selon les termes du futur réalisateur de Citizen Kane, une mission, un défi à plus d’un titre puisque Mank entend « dire l’histoire qu’il connaît » : celle d’un magnat de la presse, vivant dans un manoir, presque un palais, régnant sur une cour servile et sur l’opinion. Quitte à mordre la main qui le nourrit, en s’inspirant de William Randolph Hearst pour créer Charles Foster Kane, Mankiewicz veut écrire l’histoire d’une rédemption.

Film gigogne, déroutant, Mank multiplie les voyages dans le temps, au long des didascalies incrustées soulignant un flashback ou le retour dans la temporalité principale. Et à ce jeu subtil de brouillage des timelines, le génie de Fincher fonctionne parfaitement : loin d’être un simple effet, le procédé permet de presque considérer Mank comme une copie de travail, un making-of luxueux… si le film n’était pas traversé par l’ironie (de l’Histoire avec un grand H), la mélancolie du personnage et le cynisme des grands de Hollywood.

MANK (2020) © NETFLIX

« There’s No Business Like Show Business »

Film de cinéphile qui a failli ne jamais voir le jour parce que David Fincher voulait le tourner en noir et blanc, produit et diffusé par Netflix, Mank est-il ce « chaînon Mankant » entre l’ancien monde (à l’heure où les salles sont fermées pour cause de pandémie) et le nouveau (qui voit nombre d’œuvres directement projetées en streaming sur des plateformes internationales) ? Sous couvert de revenir aux sources, le film des Fincher père et fils est une ode à la création et une célébration de plus pour Citizen Kane — que les studios concurrents ont voulu enterrer avant même sa naissance.

MANK (2020) BTS image of Gary Oldman on the set of MANK © Gisele Schmidt/NETFLIX

Plus encore, Mank pointe la responsabilité des producteurs surpuissants qui régnaient littéralement sur les actrices, acteurs, réalisateurs et auteurs grâce à des contrats léonins. Le film de Fincher parle de ces films que ne se font pas et du pouvoir d’une minorité sur ce qui doit être montré ou non. Et quand Louis B. Mayer décide de faire campagne en 1934 pour le candidat républicain aux élections au poste de Gouverneur de Californie, Fincher montre comment le studio met en application les recettes de son business : en faisant croire au public que ce qu’ils voient sur l’écran est réel. A défaut d’être la vérité.

Quand on donne aux gens ce qu’ils doivent savoir, en y mettant du sentiment, on est sûr qu’ils feront les bons choix

C’est un fait, l’élection en question est connue aujourd’hui comme la première où ont été mises en œuvre des techniques modernes de propagande avec l’utilisation de messages électoraux cinématographiques. Messages donnant l’apparence de la réalité grâce à la magie du cinéma, délivrant des fausses nouvelles quand ils ne mettaient pas en scène des acteurs sous couvert d’être des actualités filmées… Et la soirée électorale (durant laquelle Mank se rend compte qu’il a peut-être inspiré cette idée par un de ses nombreux traits d’humour) est d’une virtuosité filmique qui en fait peut-être le point d’orgue du film. Brillant et érudit, avec des dialogues qui font la part belle à l’impertinence, à l’introspection et à la quête permanente de la punchline d’Hermann Mankiewicz, Mank est un tourbillon visuel et narratif, un film complexe comme son modèle et sujet.

Mank, réalisé par David Fincher, scénario de Jack Fincher, avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins, Tuppence Middleton, Arliss Howard, Charles Dance… Produit par Netflix, disponible depuis le 4 décembre 2020.