« Une rencontre de mes réflexions et de mes souvenirs ; de mes vieux thèmes (existentiels et esthétiques) et de mes vieux amours (Rabelais, Janacek, Fellini, Malaparte…)… » : C’est sur ces mots que Milan Kundera ouvre Une rencontre, après Les Testaments trahis, L’Art du roman et Le Rideau, recueil de la mémoire, des filiations, des admirations, porte ouverte sur une « galerie imaginaire », une bibliothèque, en neuf chapitres, souvent subdivisés.
Le premier chapitre, consacré à Bacon, explicite le geste : « quand un artiste parle d’un autre, il parle toujours (par ricochet, par détour) de lui-même et là est tout l’intérêt de son jugement ». Ainsi lorsque Bacon évoque Beckett ou, plus largement, et c’est là tout l’objet de ce texte non défini – il n’a pas de sous-titre renvoyant à un genre –, lorsque Kundera analyse Dostoïevski, Céline, Philippe Roth, Malaparte, des écrivains mais aussi des peintres, des musiciens, des cinéastes. Il s’agit pour Kundera d’interroger l’art et son rapport au monde, au rire, à la mort, à l’oubli et la mémoire, par des lectures de détail, rapprochées, en citant des textes, en les lisant, les écrivant, comme l’avait fait Gracq, par des anecdotes, des essais au sens plein du terme : faire se rencontrer les lectures, les textes, les œuvres, témoigner, produire une écriture en mouvement, née de la confrontation des sensibilités, des thématiques, des réflexions.
« Il faut une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. »
Rien, dans Une rencontre, n’est figé ou admis sans interrogation. Ce qui explique, sans doute, le singulier intriguant du titre, Une rencontre, alors que tout est ici pluriel, polyphonique. Une rencontre, alors, comme le moment d’une pensée, d’une conscience de soi dans et par l’art, celle de Kundera, celle du lecteur du recueil. Un singulier fait de pluriel en somme, un singulier temporel et non quantitatif. Une méditation, faite de lectures singulières, de parti pris non figés, sinon dans ce moment du dire.
C’est pourtant une certaine idée de l’art, engagée, qu’expose Kundera dans ce livre : une Weltanschauung d’abord, une Weltliteratur, l’idée d’une littérature mondiale, plaçant l’homme au centre de sa méditation. Une esthétique qui ferait fi des frontières, mettrait en lumière les exils, les interrogations communes au-delà des cultures : Gabriel Garcia Marquez, Philippe Roth, Céline et Rabelais, Dostoïevski, Marek Bienczyk… Refuser de voir dans un roman islandais (L’Aile du Cygne de Gudbergur Bergsson) une « bizarrerie exotique », une « curiosité sociologique ou historique, encore moins géographique » mais au contraire y lire une quête existentielle et universelle, de la modernité du roman, au-delà des frontières et des âges, un « acharnement existentiel ». Que Kundera donne à lire, par-delà les époques ou les langues, chez les écrivains, musiciens ou peintres qu’il commente et fait se rencontrer.
Kundera éclaire une histoire du roman et de l’art, par ses choix, ses éclairages, mais aussi l’histoire de ses romans, rappelant par exemple la manière dont Le Livre du rire et de l’oubli est né, en 1977, de l’écriture d’un article sur Bacon pour L’Arc. Creuset d’Une rencontre également, de cet essai sur l’art. Manière de dire combien écrire sur les œuvres est indissociable d’une pratique de la littérature, combien les frontières de l’essai et de la fiction sont poreuses, voire inexistantes. Ne s’agit-il pas, dans le roman comme dans le discours – si souvent mêlés dans les textes de Kundera, de « désemparer », le terme est employé page 23, dans tous les sens du terme, surprendre, étonner, plonger dans un certain désarroi, un trouble de l’intellect et des sens, pour donner à voir autrement ?
Ne s’agit-il pas aussi, surtout, d’un exercice de mémoire ? La vie comme l’œuvre de l’écrivain sont placées sous ce signe. La mémoire est de l’exilé tchèque, celle de textes injustement oubliés (Anatole France, magistralement réhabilité, Vera Linhartova, Hadji Mourad, texte méconnu de Tolstoï dans lequel Kundera lit une anticipation de la tragédie tchéchène), celle d’un homme en deuil (le sublime essai La Débâcle des souvenirs consacré à Et quand le rideau tombe de Juan Goytisolo), celle de personnages de roman, enfin, comme ceux de Philippe Roth :
« Si, jadis, l’Histoire avançait beaucoup plus lentement que la vie humaine, aujourd’hui c’est elle qui va bien plus vite, qui court, qui échappe à l’homme, si bien que la continuité et l’identité d’un vie risquent de se briser. Ainsi le romancier ressent-il le besoin de garer à côté de notre façon de vivre le souvenir de celle, timide, à demi oubliée, de nos prédécesseurs.
Là se trouve le sens de l’intellectualisme des héros de Roth, tous professeurs de littérature ou écrivains, constamment en train de méditer sur Tchekhov, sur Henry James ou sur Kafka. Ce n’est pas une futile exhibition intellectuelle d’une littérature penchée sur elle-même. C’est le désir de garder le temps passé à l’horizon du roman et de ne pas abandonner les personnages dans le vide où la voix des ancêtres ne serait plus audible ». C’est aussi la définition, par correspondance, d’Une rencontre.
Qu’est-ce l’art ? demande Kundera un peu plus loin dans le recueil à propos de Schönberg : « tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments et des réflexions ». Ne pas oublier, ne pas se tromper de mémoire non plus. Une rencontre répond pour une part, de manière oblique, aux accusations auxquelles l’auteur a été en butte en octobre 2008. Il évoque ce temps où « la mémoire, le devoir de mémoire, le travail de la mémoire » étaient des « mots-drapeaux ». « On considérait comme un acte d’honneur de pourchasser les crimes politiques passés, jusqu’à leurs ombres, jusqu’aux dernières taches salissantes ». À ces « directeurs de la mémoire », Kundera oppose la mémoire des textes, de la création, la nécessité de se souvenir des oubliés. L’admiration contre l’accusation, la mémoire contre l’infamie, superbe exercice. En opposition absolue aux « listes noires » des directeurs de conscience littéraire, condamnant sans appel des auteurs autrefois aimés, comme Anatole France (ou Kundera lui-même), de « leurs verdicts arbitraires et invérifiables » :
« D’où viennent les commandements secrets auxquels [les listes noires] obéissent ? Des salons (…) grâce à la tradition aristocratique (…) puis grâce à Paris, où sur un espace étroit, toute l’élite intellectuelle du pays s’entasse et fabrique les opinions ; elle ne les propage pas par des études critiques, des discussions savantes, mais avec des formules épatantes, des jeux de mots, des vacheries brillantes ». Tout ce que refuse Une rencontre. Laissons-nous « désemparer ».
Milan Kundera, Une rencontre, éditions Folio, décembre 2020, 256 p., 8 € 10 — Lire un extrait