Entretien avec Suzanne Doppelt, à l’occasion de la parution de Meta donna aux éditions P.O.L.
C’est autour du motif de la tarentule et des rituels qui se déroulent, dans le sud de l’Italie, à la suite de sa morsure, que se construit Meta donna. Traversant les registres à la fois documentaire, ethnologique et cinématographique, le texte poétique précédé d’une note donnant quelques éléments de contexte s’est construit à partir d’un court-métrage de Gianfranco Mingozzi se référant lui-même aux travaux de l’ethnologue Ernesto De Martino. Si de précédents livres sont composés à partir d’un référent plastique – la peinture dans La plus grande aberration (P.O.L, 2012), ou encore dans Rien à cette magie (P.O.L, 2018) – l’image cinématographique semble être cette fois un élément déclencheur de l’écriture du texte. Dans quelle mesure le film a t-il suscité le texte poétique ? Comment ces différents matériaux (filmiques, ethnologiques, etc.) entrent-ils dans la fabrication et la composition du livre ?
Il est vrai que beaucoup de mes livres ont pour objet une image fixe, des photographies spirites par exemple, le plus souvent une peinture, et là il s’agit d’un court film en noir et blanc de 18 minutes, La taranta, tourné en 1962 par Gianfranco Mingozzi à Galatina, une petite ville de l’Italie du sud. Il s’y rend à la suite des travaux d’Ernesto De Martino, venu là avec toute une équipe pour étudier durant une année ce syndrome si particulier qu’est le tarentisme, ce qui a donné un livre remarquable publié en 1961, La terre du remords.
Je me trouvais dans les Pouilles, non loin de Galatina, lorsqu’une amie me montre ce film qui me saisit immédiatement. On y voit une cérémonie cathartique qui se déroule chaque année à la même période, celle des récoltes, un moment hautement critique pour ces paysans très pauvres, qui devient un épisode quasi magique. C’est un symptôme saisonnier, le mauvais passé mord et remord sous un soleil de plomb, il a le masque d’une araignée, la tarentule des Pouilles, dont le venin provoquerait un grand état de souffrance, prostration, mélancolie, désespoir, altération psychique.
Mais il se trouve que cette Lycosa tarantula est inoffensive, sa morsure produit au plus une rougeur. Depuis le Moyen Âge au moins existe une abondante littérature sur le sujet. On se demande s’il s’agit d’une maladie, d’un effet réel du venin, de transe, de démence, d’une manifestation à caractère symbolique. Ce n’est pas une question que je me pose, je ne suis ni historienne ni ethnologue. De ce film, j’ai voulu considérer les images mais aussi le texte, et ce n’est pas un hasard s’il a été demandé au poète Salvatore Quasimodo. Mais bien entendu, ce qui m’a intéressé avant tout ce sont les éléments, les ingrédients de ce dispositif cathartique, une forme impressionnante de thérapie, la musique, envoûtante, il lui faut retrouver la mélodie de l’araignée au moment où elle pique car on dit qu’elle en produit une particulière, la danse, le tarentulé s’identifie à l’araignée, et les couleurs, celles des morceaux de tissus qu’il agite, rappellent plus ou moins celles de la petite bête. Ce rituel se prolonge pendant quelques jours, il démarre à domicile et se poursuit collectivement dans la chapelle saint Paul consacrée à l’affaire. Sa persistance jusqu’au début des années 60 n’a rien de folklorique ni d’une simple survivance, il l’est devenu par la suite, folklorique, il est là pour tenter de lever, provisoirement, le mauvais sort de ces gens qui connaissent une vie laborieuse et misérable dans ce sud rural et surexploité, il est aussi là pour tenter de soulager des conflits individuels et collectifs irrésolus, « Nul message, ni humain, ni divin, n’a touché cette pauvreté tenace », écrit Carlo Levi. C’est à cette espèce de théâtre de la cruauté et du malheur dans lequel on joue l’empoisonnement et à sa dimension esthétique manifeste que j’ai eu envie de rendre hommage, tout comme à cette petite bête sombre qui vit au fond des champs.

J’ai tourné autour des images, autour du commentaire, autour du livre de De Martino, de la même façon que j’ai pu le faire avec la bulle de savon de Chardin, pour en tirer quelques fils et les déplier comme on déplie une pelote. J’ai essayé de les faire résonner et vibrer à ma manière, de leur donner un certain rythme, celui de cette cérémonie inouïe – pause apathique – mouvement endiablé, mais j’espère avec le plus grand des respects.
Si les lois physiques et les dispositifs optiques étaient jusqu’alors très présents dans chacun des livres, le surnaturel (danses, transes, rituels) est au centre dans Meta donna. Le mouvement marque remarquablement le texte poétique autour de certains motifs dans une composition associant deux formes textuelles (marquée pour l’une d’entre elles en italique) et des photographies qui s’immiscent à certains endroits du livre. Comment s’agencent dans le travail d’écriture et de composition ces différents éléments (motifs, types de textes, photographies) ? L’agencement s’effectue-t-il selon une chronologie précise ?
Oui, j’aime beaucoup les dispositifs optiques mais surtout lorsqu’ils manifestent que la vue ne va pas de soi. Les anamorphoses, qui m’ont beaucoup fascinée, sont un exemple fameux : par une perspective savante et dépravée on s’amuse à brouiller la vue, ce qui est reconnaissable dans un espace ne l’est pas dans un autre. Ce rituel de dépossession a sa part d’artifice, d’illusion, d’imitation, même si encore une fois il s’agit de prendre ce drame chronique très au sérieux. D’ailleurs, n’y a-t-il pas là aussi un espace dédoublé ? D’un côté une pauvre araignée des champs et de l’autre un ou une possédée, et au milieu un étonnant dispositif de défense et de réparation de l’ordre social et psychique.
C’est donc le film de Mingozzi qui a provoqué ce travail. Ce sont ses séquences qui sont distribuées en italique dans le livre et qui en suivent la chronologie. Et sans doute ce découpage le réduit-il un peu à des images fixes. Les autres textes sont en effet des motifs ou, comme je l’ai dit, des fils que j’ai voulu tirer de cette toile (mon seul regret est que la tarentule n’en fabrique pas, elle vit dans un terrier), des motifs ou des fils qui chaque fois s’emparent d’un aspect pour essayer de rendre compte, à leur manière, de ce qui se déroule là sous le regard grave des témoins villageois et sous le nôtre, loin très loin, à 60 ans de distance.
Pour ce qui est des photographies, elles sont encore là, une vieille habitude, une autre façon de suggérer quelque chose, mais une de moins à chaque livre, il en faudra encore 7, si je compte bien, pour qu’il n’y en ait plus aucune.
Quant à la composition, assez symétrique et régulière, de façon très opportune on pourrait la comparer à un tissage, en nappe, réseau, en cloche, en entonnoir, en zigzag ou je ne sais quoi, comme peuvent l’être les toiles d’araignées – un admirable spectre graphique, (avec dans le cas présent son admirable araignée spectrale) mais ce serait très prétentieux.
La référence au titre est établie à la fin du texte (Meta donna ou encore « mi-femme »). Au mouvement s’ajoute dans Meta donna la prégnance de la mutation, de la transformation, de la métamorphose que l’on peut retrouver dans des livres antérieurs davantage dans le domaine optique (anamorphoses, etc.). Ainsi « Plus un beau mélange des genres quand l’homme s’associe à une araignée ou autre sa doublure d’invisible (…) tout bouge impersonnel, l’œil tourne et la matière repasse d’une forme à la suivante ». Cette question de la mutation, de la métamorphose est-elle une préoccupation commune transversale d’écriture ?
La forme n’arrête pas de recomposer d’autres formes, un simple apport de chaleur change l’état du fluide, la matière essaie chaque configuration possible, tout est transitoire et en mesure de se déformer et de se refaire en variant, les mouvements se voient à l’œil nu ou pas, il y a un effet cinétique généralisé, oui c’est sans doute un motif assez constant chez moi : dans Le pré est vénéneux, c’est le lieu qui se transforme, les images anamorphotiques de Lazy suzie sont tour à tour disloquées puis redressées, quant à la bulle de Rien à cette magie, elle voyage très brièvement en ayant quand même le temps de se modifier avant d’exploser.
Il faut se rendre à l’évidence, on ne peut qu’être héraclitéen ! Et j’aime l’idée d’un règne qui passe dans un autre, d’un mélange des genres, et peut-être aussi, mais ça c’est plus tragique, est-ce une manière de se détourner de l’impermanence en y plongeant, de se fixer sur les gesticulations avant, comme le dit Ronsard, que tout soudain en rien elles s’évanouissent.
Ce mélange des genres et cette métamorphose on les retrouve bien entendu dans Meta donna, comme tu le notes. Une femme ou un homme « accueille » une araignée pour le moins innocente au point d’en devenir une et former avec elle une espèce de duo à la vie à la mort, meta donna meta ragno. C’est en dansant pour s’en débarrasser que l’identification est la plus visible, debout elle la combat et au sol elle la mime et lui ressemble par des postures saisissantes, elle tente de l’expulser avant de revenir plus ou moins à soi jusqu’au prochain épisode. Et on ne peut s’empêcher de penser à la façon dont l’araignée elle-même s’extrait de son ancienne enveloppe, un moment particulièrement dangereux pour elle.

La présence animale traverse différents textes et certaines photographies des précédents livres (insectes en particulier). Elle est au centre de Meta donna dans le rapport au corps. Dans les représentations photographiques, le corps est souvent morcelé (ainsi une oreille, un bras ou encore dans Meta donna un pied réintroduit d’un précédent livre Le pré est vénéneux) s’agençant dans de nouveaux assemblages. De quelle façon les photographies et les motifs se déplacent-ils d’un livre à l’autre ?
Oui les animaux, du plus petit au plus grand, apparaissent dès qu’il est possible et je les reçois toujours avec joie. Ce sont quand même les meilleurs d’entre nous ! Dans Meta donna il s’agit donc d’une araignée, la soi-disant fautive de toute cette histoire, une fascinante araignée-loup velue et à la couleur variable qui se recompose malgré elle avec le corps d’un humain. Les espèces se croisent cherchant de nouvelles combinaisons, et certains motifs et certaines photographies se déplacent en effet d’un livre à l’autre et parfois à l’intérieur d’un même texte. Ils se rappellent à moi, il faut les reprendre car ils n’auraient pas lâché toute leur substance, les sortir de leur inachèvement. Ils reviennent un peu autrement, une forme de ritournelle, reformulés, augmentés, amputés, mélangés, nuancés, c’est selon. Ce n’est pas l’image d’un puzzle mais celle d’un kaléidoscope, on secoue et ça se repositionne chaque fois différemment, des éléments neufs apparaissent, et on se retrouve devant une nouvelle scène qui rappelle très vaguement quelque chose, un drôle d’air de déjà vu. On pourrait imaginer des variations à l’infini mais certaines choses finissent toujours par se perdre en route, par chance, sinon on ferait du surplace. Dans ce drame mythique tout revient mais un peu dissemblable, les saisons, les tourments, la morsure, l’araignée et ses descendants, la mélodie et les pas de danse, un rituel au cordeau mais qui n’échappe pas au temps. Le cercle finit toujours par s’entrouvrir et ça produit quelques lignes, de partage ou de fuite.
Suzanne Doppelt, Meta donna, éditions P.O.L, décembre 2020, 80 p., 13 € — Lire un extrait.