Dans Menaces, son précédent livre traduit en français, Amelia Gray mettait en scène une sorte d’enquête délirante au sujet d’une mort qui pouvait être un meurtre. Mais l’enquête ne pouvait qu’échouer face à l’insistance et au développement d’un monde imperturbablement incohérent et énigmatique. L’enquête ne résolvait rien, ne permettant pas de synthétiser, de rationaliser la prolifération du chaos. Dans Cinquante façons de manger son amant, l’enquête a disparu : ne restent que des faits développés pour eux-mêmes, sans explication, sans contextualisation, sans rationalisation – des faits incompréhensibles, illogiques, une sorte de chaos brut.
Ce livre se compose de trente-huit courts récits (avec, parfois, des résonances possibles entre eux) qui peuvent être lus comme des nouvelles très dépouillées, une sorte de réduction à son squelette logique du schéma habituel de la nouvelle. Dans la plupart des textes de Cinquante façons de manger son amant, la situation de départ, à peine esquissée, bascule très vite dans quelque chose de surprenant, le peu de réalité ou de réalisme qui ouvre le récit étant emporté dans une logique que l’on ne reconnaît pas. L’essentiel du récit est le fait illogique qui apparaît, persiste, demeure sans conclusion explicative, sans mise en contexte en permettant une reprise rationnelle, sans ouverture finale faisant signe vers une signification autre que le simple fait. Il s’agit, à chaque fois, d’un fait qui échappe à tout schéma sensé, à toute signification établie, aux catégories reconnues de la psychologie, de la science, du discours.
Ce procédé est condensé dans le court texte qui s’intitule Cinquante façons de manger son amant. Y sont juxtaposées des phrases brèves présentées comme autant de conseils ou d’injonctions mais qui pourraient être aussi bien les termes d’un contrat sadomasochiste extrême. Alors que le premier segment de la phrase se situe dans la banalité d’une relation amoureuse, le deuxième segment impose de manière incohérente la plus grande brutalité, une violence déchainée : « Quand il t’offre à boire, introduis un couteau dans son nez et prélèves-en un morceau » ; « Quand il se réveille le matin, coupe-lui les cils et sniffe-les » ; « Quand il passe chez toi après le boulot, fracasse-lui le crâne à coups de démonte-pneu et lèche son cerveau »… Il ne semble y avoir aucun rapport entre le début de la phrase et la fin, aucun schéma logique, aucune relation de cause à effet. Les motivations ou les buts des actes violents évoqués n’existent pas. S’imposent l’incohérence et le fait illogique, son irruption tel un événement se refusant à toute catégorisation commune.
C’est l’irruption de tels événements qui intéresse ici Amelia Gray, ceux-ci composant un monde où ce qui arrive se distingue de tout réalisme, monde où s’affirment l’irrationnel, le débordement des catégories habituelles de la pensée, de la perception, un chaos mental, organique, ontologique. Le monde devient une série éparpillée d’événements qui surviennent, souverains, et défont l’ordre connu de ce qui est pensé, de ce qui est rationnellement possible, de ce que les lois du monde nous présentent comme ontologiquement nécessaire. La force de l’écriture d’Amelia Gray réside dans le fait que ces événements ne sont pas expliqués, ne sont ni interprétés ni interprétables : ils adviennent, s’imposent, nous détruisent. Nous ne pouvons même pas « enquêter » pour comprendre ce qui se passe, pour recoller les morceaux du puzzle : il n’y a plus de puzzle, plus d’enquête, uniquement les morceaux dispersés d’un chaos qui est désormais notre monde et nous-même dans ce monde.
Une écriture n’est intéressante que si elle construit un plan sur lequel se redistribuent les frontières connues de la pensée, du corps, du monde. Tracer une nouvelle carte de l’être et du possible, c’est ce que fait ici Amelia Gray, privilégiant un nouveau type de rapport entre le corps et l’esprit. Dans Cinquante façons de manger son amant, le corps et l’esprit ne sont pas distincts, le corps n’est pas subordonné à l’esprit : chacun des trente-huit récits qui composent le livre peut être lu comme une certaine façon de faire exister un monde dans lequel le corps et l’esprit sont sur le même plan, sont pris dans un même continuum permettant entre eux une identité, des résonances, des influences mystérieuses, des relations étonnantes.
A ce duo, il faudrait ajouter la matière, la réalité matérielle : le désir physique est immédiatement une idée qui est immédiatement une réalité du corps, de l’espace, des choses. Ou l’inverse : une idée est un état du corps comme un état des choses. Par exemple : il suffit à des jumeaux siamois de vouloir que tel évènement malfaisant survienne dans le corps de leur mère pour que celui-ci advienne effectivement. Autre exemple : le désir pervers d’un couple libertin se matérialise dans l’agencement des conduits internes de leur maison, conduits transformés en prison pour une jeune femme dont la souffrance comme la jouissance imprègnent l’ensemble de l’espace de la maison elle-même (« Chaque pièce semblait pleine du potentiel d’accueillir de la chair et du sang »). Ou encore : le désir sexuel d’une jeune femme pour les maisons, les ruines, s’incarne dans sa relation amoureuse avec une demeure abandonnée, à moitié détruite, désir dans lequel la jeune femme entrainera sa mère impotente…
Il serait sans doute réducteur de lire les textes d’Amelia Gray comme des textes psychologiques, exposant une psychologie particulièrement tordue, des états plus qu’extrêmes du désir ou de l’imagination. Il semble que ses textes développent une logique plus large qui concerne les frontières et rapports entre les facultés mentales, les facultés du corps, les facultés de la matière. Dans Cinquante façons de manger son amant, les facultés de l’esprit reconfigurent leurs rapports et défont leur hiérarchie ainsi que leurs limites : la raison et l’imagination se mélangent, la logique servant l’imaginaire, le corps devenant l’idée qui a germé dans la pensée (je désire un enfant de toi, donc je vais t’émasculer et garder ton pénis en moi). L’entendement ne s’y retrouve pas et suit comme il peut, refondant les catégories qui permettent son usage habituel (la mère ne comprend pas le désir de sa fille mais le rejoint). La matière acquiert elle-même de nouvelles capacités, développant de nouveaux états inconnus : le corps devient poreux à la pensée ; la chair morte peut revivre ; un labyrinthe créé pour une kermesse se transforme en piège spatio-temporel avec irruption réelle de la figure mythologique (discursive) du Minotaure… Le corps, quant à lui, passe par une série d’états imaginables, pensables, matériels pourtant impossibles (donc inimaginables, impensables…) : il est morcelé, envahi, séquestré, dédoublé, gigantesque, hanté, etc.
Si toutes ces aberrations sont possibles, c’est parce que le corps, l’esprit, la matière ne sont plus réellement distingués mais deviennent un même ensemble mobile à l’intérieur duquel les frontières et puissances habituelles sont troublées, s’effacent, se combinent selon des rapports inédits. Ainsi, chaque texte de ce livre propose une combinatoire singulière de ces rapports, frontières et puissances, produisant un monde que l’on ne reconnaît pas, à l’intérieur duquel « le réel », « l’imaginaire », « la raison », « la folie » ne sont plus de catégories pertinentes. C’est un nouveau monde qui existe, un état nouveau de notre monde désormais détruit, que nous arpentons comme un labyrinthe sans fin, à travers lequel nous sommes ballotés tels des naufragés dans la nuit.
Amelia Gray, Cinquante façons de manger son amant, traduit de l’anglais (USA) par Nathalie Bru, éditions de l’Ogre, octobre 2020, 216 p, 19 € — Lire un extrait.