Guillaume Métayer : la traduction, « écho du texte source » et non « armure guindée » (A comme Babel)

Guillaume Métayer, A comme Babel (détail couverture du livre)

Guillaume Métayer, poète et traducteur littéraire du hongrois et de l’allemand, nous invite dans son dernier livre A comme Babel, à entrer dans son atelier de traducteur qu’il appelle sa « cuisine ». On y observe le traducteur à l’œuvre, aux prises avec les difficultés, les défis, les enjeux de la traduction poétique. Le livre traite de ce qui est au cœur de l’activité du traducteur, la lecture et l’écriture. L’auteur aborde la traduction comme « une écriture à deux », nous conduisant à travers tous les chemins de lecture-interprétation, changements, pertes, enrichissement, dialogue entre les langues, les sonorités, les rythmes, les références culturelles, les processus de création et recréation textuelle poétique.

Guillaume Métayer a traduit Attila József, Sándor Petőfi, István Kemény, János Garay, du hongrois et les œuvres poétiques de Nietzsche de l’allemand, et, avec Mathias Rambaud, co-traduit du slovène le poète Aleš Šteger. Il a cordonné les numéros 170 et 171, Europe, centrale.1, Europe, centrale.2  de la revue PO&SIE. Dans A comme Babel, l’auteur développe sa propre poétique de la traduction, à travers une forme de dialogue, interpellant le lecteur de façon très vivante, ce qui fait aussi l’originalité de ce livre. Le processus de traduction est celui d’une œuvre in progress d’artisan penché sur son œuvre avec délicatesse, finesse et savoir-faire. A comme Babel déploie une réflexion originale sur la traduction de la poésie en montrant au lecteur la fabrique de l’œuvre en cours de traduction dans toute sa complexité.  Il s’adresse au lecteur comme un interlocuteur tout au long d’une conversation littéraire et scientifique mené sur le ton de l’intimité.

Ton essai sur la traduction se présente comme un traité de poétique, pourrais-tu commenter ce choix ?

Je préfère ne pas utiliser pas le terme de « traité » car il s’agit de tout sauf d’une somme qui adopterait un ton docte ou aurait la prétention de tenir un discours exhaustif ou normatif. Au départ, il s’agit d’une invitation qui m’est arrivée de manière très inattendue par la revue Catastrophes et Pierre Vinclair, à parler de mon travail de traducteur sous forme d’un feuilleton mensuel. Je me suis alors livré au plaisir de raconter ainsi, chaque mois, au gré de l’inspiration du moment, ma manière de traduire, les difficultés que je rencontre, mes passions, mes choix. Bien sûr, le sous-titre « traduction, poétique », est un jeu de mots : je vise par là à la fois le travail de « traduction poétique », de la traduction de poèmes qui m’occupe principalement, et une « poétique de la traduction » en construction, par étages, et toujours menacée d’effondrement, comme la tour de Babel qui orne la couverture.

Quel est lintérêt de faire entrer le lecteur dans ta cuisine de traducteur ? À quel type de lecteur tadresses-tu ?

C’est une très bonne question. C’est vrai qu’il s’agit d’une cuisine et j’utilise beaucoup la métaphore du cuisinier dans le livre, aussi parce que je crois que la traduction et la poésie ont profondément à voir avec les saveurs des textes qu’il faut savoir savourer, bien apprêter pour les sauver. Loin d’une approche abstraite, je me suis regardé faire et j’ai dévoilé quelques recettes, aboutissant parfois à des « catastrophes en cuisine », notamment la « tarte tatin », selon le mot d’une amie, d’un poème hongrois retourné comme par erreur…

En écrivant le livre, je ne pensais pas à des lecteurs en particulier, j’avais à l’esprit une grande envie de parler des choses sérieuses en m’amusant et si possible en amusant les autres, mais ce genre de la fantaisie me paraissait plutôt une tradition ancienne que destinée à des lecteurs précis d’aujourd’hui, à part bien sûr les gens de Catastrophes qui me lisaient avec attention et m’avaient mis le pied à l’étrier, puis mon éditeur Guillaume Artous-Bouvet qui m’a écrit au bout de quelques feuilletons pour me dire qu’il voudrait en faire un livre. Ensuite, quand j’ai adressé certains de ces chapitres à des amis, j’ai eu le plaisir de voir que cette manière de parler de la traduction poétique leur plaisait, par exemple Mireille Gansel, ou encore Marc de Launay qui a même fini par en écrire la préface ! J’ai eu beaucoup de bons retours et tout un dialogue s’est créé autour de ces textes, ce qui m’a rempli de joie !

Adoptes-tu des méthodologies différentes selon les textes et les auteurs ou bien as-tu une seule méthodologie qui test propre ?

C’est une excellente question que pose un chapitre du livre, en utilisant cette fois la métaphore du roi Midas qui transformait tout en or, et en me demandant si le traducteur ne risque pas parfois de tout transformer en cuivre, en un métal de moins bon aloi qui serait au fond toujours le même et qui lui ressemblerait trop à lui et pas assez aux auteurs. On parle beaucoup de la patte, ou de la griffe, du traducteur pour valoriser sa subjectivité, mais parfois il y a aussi un risque de se caricaturer soi-même. C’est pourquoi j’ai organisé dans le feuilleton ce faux quiz sur mes traductions de Nietzsche et Petőfi, en demandant aux lecteurs duquel de ces deux poètes était chaque texte cité, toujours dans ma traduction. C’était à la fois pour montrer leur ressemblance, peu connue de la critique et due au fait que Nietzsche avait lu ce poète hongrois que j’ai aussi traduit, et pour me mettre en danger, mettre en cause ma manière de traduire. Ce qui est drôle, c’est que tout le monde ou presque s’est systématiquement trompé dans ses réponses !

Concernant ma méthode, je crois, et j’espère, qu’elle est à la fois en constante évolution en fonction de mes lectures, de mes réflexions dont celles de ce livre, et qu’elle est aussi toujours prête à s’adapter à la forme singulière de chaque texte à traduire. C’est cela que je cherche : à rendre ce qui m’apparaît comme la singularité de chaque texte, sa qualité propre, aussi unique qu’une voix. 

Selon toi, peut-on déceler chez un traducteur, en lisant et en mettant en comparaison ses différentes traductions dun même texte ou dauteurs différents, ce qui fait de lui un auteur ?

Oui, c’est le bon côté de Midas, quand ce qu’il touche devient de l’or, comme chez les plus grands traducteurs. Il y a une voix, un style, un ton, une couleur de chaque traducteur qui est à peu près l’équivalent d’un interprète de musique, soliste, chanteur, ou chef d’orchestre… On reconnaît Karajan par rapport à Furtwängler, on devrait aussi reconnaître André Markowicz par rapport à tel autre traducteur du russe, comme par exemple Claude Ernoult que je cite dans le chapitre sur ce que j’appelle « le Brodsky’s cube », le fait que, dans la traduction, lorsque l’on essaye de finir une face – un aspect – on est toujours en train de prendre le risque d’en défaire une autre comme avec le Rubik’s cube…

Quelle est la limite à ne pas dépasser pour un traducteur dans lexpression de sa subjectivité par rapport au texte source ?

La subjectivité est la caisse de résonance d’un texte. Elle accueille les mots, résonne et consonne avec eux, les laisse installer leur tonalité profonde, d’abord. Ensuite, pour moi, il y a la philologie, l’amour des mots et la précision du « lire lentement » dont parle Nietzsche. Elle ne détruit pas l’impression première, elle la précise – parfois elle en déconstruit des inexactitudes, mais en temps normal cela produit plutôt le plaisir d’une plus grande proximité, d’un affinement de l’impression initiale. J’essaye de mettre cela en place en ce moment avec mes étudiants de l’ENS, au séminaire sur Ainsi parlait Zarathoustra et sa traduction que nous avons mis en place avec Paolo d’Iorio.

Tu traduis de lallemand dont la syntaxe et le lexique nont pas beaucoup de parenté avec le français, et du hongrois qui est une langue totalement éloignée du français et nappartient pas au groupe des langues indo-européennes. Dans ta cuisine de traducteur,  ton expérience de la traduction de lallemand peut-elle te servir pour la traduction du hongrois et inversement ?  Comment 

Le hongrois est beaucoup plus difficile que l’allemand, déjà parce que son lexique n’a rien à voir avec notre vocabulaire familier (contrairement aux langues latines, à l’anglais mais aussi aux langues germaniques). En outre, sa syntaxe est tout à fait différente de celles de nos langues. Je m’étonne toujours qu’un même monde (ou presque !) soit contenu dans une phrase hongroise et dans une phrase française. On refait le monde d’une manière complètement différente dans une phrase hongroise, et pourtant tout y est. C’est presque de l’ordre de la prestidigitation pour moi, de l’escamotage, la façon dont la même réalité peut être sortie du chapeau du français et de ce chapeau du hongrois. En ce sens, la difficulté du hongrois m’a aidé à trouver l’allemand quasiment traitable… Il m’est apparu comme une langue beaucoup moins menaçante et caparaçonnée depuis que je subis avec patience (et bonheur) les agglutinations du hongrois. Bien sûr, il y a aussi une influence historique de l’allemand sur le hongrois, une parenté géographique et culturelle qui m’aide dans les deux sens. La traduction, qui n’est pas qu’une opération linguistique bien sûr, en bénéficie à plein.

La théorie de la traduction a beaucoup évolué, on ne voit plus de publication avec la mention « adapté ».  Dans les années soixante, des poètes français : Yves Bonnefoy, Eugène Guillevic, Jean Rousselot, Armand Robin ont adapté la poésie hongroise avec le concours de locuteurs natifs hongrois. Ces adaptations peuvent-elles être considérées comme valables aujourdhui ?  

Beaucoup d’entre elles sont restées très belles. Le Ady d’Armand Robin, certains poèmes d’Attila József par Guillevic, des traductions de Jean Rousselot comme sa Tragédie de l’homme de Madách passent encore magnifiquement la rampe. C’est vrai que lorsque je me suis lancé dans la traduction d’Attila József pour Ni père ni mère (Sillage, 2010), j’ai eu très peur d’abord d’être incapable de rien apporter mais je crois que le fait de connaître le hongrois m’a tout de même aidé à proposer une nouvelle version des poèmes, plus proche du texte d’origine que dans bien des traductions faites avec l’apport inestimable de Ladislas Gara qui poursuivait les poètes français dans Paris avec des traductions brutes des chefs d’œuvre de la poésie magyare et à qui on doit la monumentale anthologie du Seuil.

Tu te bagarres avec le texte source pour essayer de trouver un jeu d’équivalences sonores qui fonctionnerait en français et tu tappliques à respecter les rimes et la structure des rimes.  Pourquoi insistes-tu à traduire en rimes ? Ce qui peut être parfaitement naturel en hongrois peut être artificiel et ridicule en français ; ne faudrait-t-il pas saffranchir plus du poème source afin de le recréer en français ?

Les deux écoles coexistent depuis toujours, semble-t-il. Je suis en train de travailler sur The Rape of the lock de Pope dont je vais préfacer la nouvelle traduction, en vers rimés, due à Pierre Vinclair et je constate que dès le XVIIIe siècle plusieurs versions en prose poétique coexistaient avec plusieurs versions en vers, sur des rythmes d’ailleurs différents… Cette diversité est une richesse, ce qui n’empêche pas chacun d’avoir ses préférences.

Pour ma part, je crois que l’exclusion d’office de la rime, qui a longtemps été un dogme, est en train de s’assouplir. Le fait qu’elle reparaisse, sous une forme nouvelle, dans beaucoup de poèmes contemporains – la langue a tellement changé depuis la fin de l’hégémonie du vers rimé que le champ est libre pour beaucoup de choses nouvelles avec lui! –, aide sans doute à comprendre qu’elle peut être utilisée aussi dans les traductions sans que l’on soit toujours soumis à la peur de caviarder le texte d’origine en lui ressemblant… Beaucoup de jeunes traducteurs, moins proches de l’épistémologie du « grand récit » moderniste, s’y adonnent, dont certains, comme Arnaud Bikard ou Jean Boutan, ont fait paraître récemment des traductions en vers rimés dans la revue Po&Sie.

Tout dépend en fait de la manière dont on l’utilise. Si la rime est une cheville ou une suture plaquée le long du vers, c’est, pour le coup, une catastrophe. Mais si elle est une contrainte qui permet de mieux rendre la manière même dont le poème a été écrit, qui n’a pas dédaigné ces échos sonores qui sont aussi des métaphores, des alliances inouïes entre des mots qui n’ont aucun rapport du point de vue du sens, une forme miniature du surréalisme si l’on veut, mais ouvert à tous les rapports possibles que deux mots engagent entre eux ; et si cela oblige à passer plus de temps avec les poèmes, à démultiplier l’attention à sa musique, alors c’est une bonne chose. On ne peut évidemment pas le faire sans s’y être beaucoup exercé ; c’est un point qui demande une certaine maîtrise technique pour ne pas conduire à la fausse note immédiate et au ridicule dont tu parlais.

Dans les années soixante la question de laltérité du texte source et de lirruption de l’étrangéité dans le texte cible n’était pas posée. En essayant à tout prix de faire correspondre le poème source à un moule préexistant dans la langue cible, on annule linterculturel et laltérité. On se retrouve avec ce que lon connaissait déjà.  Ne penses-tu pas que la tentative de coller à la structure sonore du texte source est un obstacle à l’éclosion dun nouveau poème en français qui soit le même et différent à la fois ?

J’ai probablement, malgré les apparences, et même sûrement, été marqué par l’idée de la « lettre » telle qu’Antoine Berman la défendait, c’est-à-dire l’idée qu’une exactitude littérale permettait de faire naître le poème dans la langue cible, en récupérant toute l’étrangeté et l’étrangéité de la langue source comme une force poétique démultipliée et une avancée philosophique au sein de la langue d’accueil, violentée pour le meilleur… D’un autre côté, je parle de rechercher à rendre des éléments formels comme par exemple la rime et cela peut donner l’impression d’un retour à l’ancienne poétique de la traduction, celle des belles infidèles et des naturalisations, mais ce n’est vraiment qu’une apparence. En réalité je cherche aussi la lettre dans la forme, en m’attachant aux coordonnées arbitraires (les ressources du langage) et conventionnelles (le décompte des vers, les sons qui reviennent) dans lesquelles est né le poème au lieu de le recréer dans une esthétique qui serait la mienne et celle de mon temps (le vers libre de rigueur, la prose poétique) et qui ferait justement que le poème ressemblerait à n’importe quelle autre chose d’ici et de maintenant et à plus rien d’ailleurs dans l’espace et le temps.

Entre les exigences du texte source et tes propres exigences de traducteur-poète, quest-ce que tu privilégies ? Comment limites-tu ta subjectivité et ton intervention dauteur entre retrait et modestie, audace de création et prise de risque ?

C’est une négociation constante, frustrante souvent. Cela dépend aussi des poètes car chaque traduction est marquée par un enjeu différent. Pour Nietzsche par exemple, il s’agissait d’une édition philologique, en plus d’une traduction poétique. J’ai donc cherché à être philologue. Mais j’ai aussi étayé mes choix subjectifs sur des recherches : par exemple, j’ai traduit les « épigrammes » en rimes après avoir rassemblé assez de matériau pour considérer comme indiscutable que Nietzsche avait bien voulu s’inscrire dans ce genre littéraire antique et moderne, et que la rime était un élément indispensable de sa poétique. Pour l’instant j’ai peut-être été plus tenté par les défis que par le risque. Je me suis dit : « impossible n’est pas français », j’ai essayé de pousser plus loin ce que je croyais possible. Parfois, j’ai vraiment cru être dans une impasse mais quand j’ai trouvé une solution, c’est une joie extraordinaire.

Dans ton parcours d’écriture-traduction et hors traduction quelle est linfluence des poètes que tu traduis et de ta pratique de traducteur sur ta poétique ?

Cela a beaucoup changé. Au début, mes poèmes essayaient sans doute un peu d’être des poèmes postmodernes hongrois, puis j’ai écrit un livre de sonnets que certains Hongrois ont pu au contraire trouver « trop français » (même si d’autres y ont vu des traces de ce que je traduis, plus d’ailleurs comme une façon d’être et de sentir que comme des citations ou des réécritures directes). Mes poèmes les plus récents, dont tu as vu quelques extraits parus dans Po&Sie, dans Catastrophes et Gustave, ne ressemblent à rien de ce que je traduis, c’est autre chose, je crois, ou alors leur lien m’échappe.

Quel est pour toi lapport particulier de chacun des poètes que tu as traduit, Nietzsche, Kemény, József, Petőfi ?

Je ne suis pas forcément conscient de l’apport de chacun mais chacune de ces traductions a une histoire très profondément enracinée en moi. De chacun, j’ai des poèmes en tête quand je traduis, lis, écris. Ils m’accompagnent sans fin.

À partir de quel moment et à partir de quels critères peut-on dire que la traduction est devenue une œuvre originale ?

C’est une immense question très intimidante. Pour ma part, je ne crois pas que j’essaye de réaliser une transsubstantiation aussi ambitieuse. C’est peut-être un tort mais j’aime bien montrer aussi le « making-of » ou le « made » de la traduction, en tout cas dénoncer moi-même le fait qu’elle n’est pas une œuvre originale, par un rendu de crayon un peu plus flou, ou plus grossier, une abdication volontaire. Par exemple, je viens de retraduire « Der Panther » (« La Panthère ») de Rilke en vers rimés car ils se sont déroulés très naturellement, mais j’ai inséré une fausse rime entre « pupille » et « tranquille »… Mes vers sont un peu faux, ils ondulent, un peu comme la panthère elle-même, entre l’alexandrin et le presque alexandrin. C’est à ce prix aussi que je garde les rimes : comme un écho du texte source, pas comme une armure guindée.

En quoi la traduction dans une tierce langue dun texte que tu traduis en français peut-elle te guider ?

Pour les langues européennes que je pratique, et même le hongrois qui en a reçu longtemps, malgré tout, la marque, le latin demeure incroyablement utile. Ainsi, dans le dictionnaire de Grimm très commode pour comprendre l’allemand de Nietzsche, des équivalents latins sont toujours proposés et cela m’aide beaucoup. C’est un peu un réflexe que j’ai de comparer les langues entre elles et de chercher des équivalents. Souvent, ce n’est pas possible bien sûr mais le fait de jongler entre les langues permet de bien prendre conscience de ce qui est traduisible et de ce qui ne l’est pas, de dégager ce qui est vraiment irréductible dans une langue.

Guillaume Métayer, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La rumeur libre éditions, août 2020, 96 p., 16 €