Guillaume Métayer : « Retraduire est une manière de réinterpréter un auteur » (Nietzsche, poèmes complets)

Friedrich Nietzsche

Dans son dernier ouvrage, Nietzsche poèmes complets, Guillaume Métayer accomplit un immense travail de chercheur et de traducteur, comblant une lacune dans le paysage éditorial francophone et au-delà, en rassemblant les œuvres poétiques complètes du philosophe.
Métayer nous montre à quel point le travail de traduction est un travail de poète, de chercheur, il nous fait découvrir une facette méconnue de Nietzsche. Pour la première fois nous avons une vision d’ensemble de l’œuvre poétique de Nietzsche. L’aspect essentiel de cette version, sachant qu’il ne s’agit que partiellement d’une retraduction parce qu’une partie de l’œuvre avait déjà été traduite et publiée, est l’attention particulière accordée à la musicalité. Cela se traduit par le parti pris de la versification. Cette pratique de la versification aussi bien en traduction qu’en non-traduction chez Guillaume Métayer est révélatrice d’une philosophie de la langue, laquelle n’est pas traitée comme une entité stable ou aux frontières strictement délimitées. Elle se situe dans l’entre-les-langues, ce qui permet le renouvellement des formes, de la rime, du lexique. C’est véritablement le lieu de création où travaille Guillaume Métayer traducteur.

Saleh Diab : Quelle est l’importance de retraduire Nietzsche aujourd’hui pour le lecteur français ? Que peuvent apporter au lecteur français les œuvres poétiques complètes de Nietzsche ?

Guillaume Métayer : En un sens, tu utilises le bon terme : retraduction. C’est très important, la retraduction ! Non seulement, on peut considérer que les traductions vieillissent, peut-être plus vite que les œuvres elles-mêmes. Mais surtout, retraduire est une manière de réinterpréter un auteur. Nous en avons de nombreux exemples autour de nous, récemment encore avec Dante par exemple : celui de Michel Orcel après ceux de René de Ceccatty, Danièle Robert, Jacqueline Risset, tant d’autres, ou encore avec les Métamorphoses d’Ovide… En un sens donc, j’ai bien retraduit les poèmes de Nietzsche pour faire advenir des qualités particulières de son texte qui avaient été trop négligées, selon moi, par une tradition de traduction trop peu attentive au son, trop centrée sur le sens mais qui en perdant le son, dans la poésie, risquait bien de perdre le sens…

Mais sous un autre angle, le terme de retraduction n’est pas tout à fait exact puisqu’il y a dans ce volume des centaines de pages qui n’avaient jamais été traduites en français, ni d’ailleurs dans aucune autre langue. C’est donc à la fois une première traduction et une retraduction, ce qui m’a demandé de me tenir dans des positions différentes, contrastées, car on ne retraduit pas comme l’on traduit…

A quel lecteur adresses-tu cette traduction ? À un contemporain ou bien au milieu académique ?

Devrais-je répondre : à tous et à personne, comme l’épigraphe d’Ainsi parlait Zarathoustra ? Ou bien dire que le milieu académique est contemporain ! Dieu merci, nous n’en sommes plus tout à fait au temps où les universités n’étaient que des conservatoires ! Plus sérieusement, Nietzsche est, depuis plus de cent ans, tellement central dans la vie intellectuelle française que ce livre me semble pouvoir intéresser aussi bien les poètes et amateurs de poésie que les philosophes, aussi bien les lecteurs de tous les jours que les professionnels de l’enseignement et de la recherche. C’est un morceau de l’œuvre de Nietzsche qui est mis pour la première fois à la disposition de tous. Et le souci philologique de l’édition ne devrait pas lui fermer des portes, au contraire, car elle est la condition d’une compréhension honnête.

Comment pourras-tu prouver que ta traduction regroupe les poèmes complets de Nietzsche ? Comment as-tu pu vérifier l’authenticité des poèmes, pourrais-tu nous parler de ton travail ?

J’ai avancé assez lentement car j’ai d’abord eu confiance en l’édition allemande actuelle de Nietzsche qui propose l’ensemble de ses œuvres de tous genres par ordre chronologique. Il a fallu d’abord constituer le corpus en allant chercher les poèmes au milieu des notes diverses en allemand, latin, grec, parfois de simples fragments, des dessins. Surtout, je me suis vite rendu compte que la transcription des manuscrits avait été mal faite. Le texte allemand de référence comportait, à ma grande surprise, des fautes de langue due à une mauvaise copie ! J’ai donc consulté les manuscrits de Nietzsche à Weimar mais aussi, heureusement, une édition allemande plus ancienne, l’édition Mette, qui a en général confirmé mes corrections et dont j’ai presque toujours suivi les leçons. Les anomalies étaient assez nombreuses. Par exemple, tel morceau de prose – j’y ai découvert des rimes intérieures – était un poème versifié… Tels autres n’étaient pas de Nietzsche : il les avait simplement recopiés et les éditeurs, à commencer par sa sœur, s’y sont trompés. Bref, j’ai dû faire un peu de ménage dans un massif mal aimé de son écriture et qui, par conséquent, avait été négligé.

Tu nous offres une vue d’ensemble des œuvres poétiques de Nietzsche. Tu nous dis qu’il s’est exercé toute sa vie au vers rimé et au mètre régulier. Pourrais-tu nous expliquer les types d’écriture poétique que pratiquait Nietzsche ?

Guillaume Métayer : J’ai été frappé moi-même par le fait que réunir les poèmes de Nietzsche dans l’ordre chronologique – quoique la première partie du volume insiste sur les poèmes qu’il a publiés de son vivant, étrangement absents de son volume chez « Poésie/Gallimard » – permettait d’avoir enfin une vue d’ensemble fine de ses évolutions poétiques. Nietzsche n’a quitté en effet le vers régulier que très tard, dans les Dithyrambes de Dionysos après avoir notamment essayé de créer des emblèmes philosophiques dans des formes très brèves, des fragments achevés qu’il nomme lui-même des épigrammes, en référence à la tradition latine et grecque qu’il connaissait si bien. Nietzsche a traversé un nombre de formes poétiques exceptionnel.

Dans quel objectif as-tu entrepris ce travail considérable ?

J’ai voulu mettre en lumière l’importance de l’écriture poétique dans la vie et la pensée de Nietzsche et, par là, c’est aussi pour la poésie en général que j’ai voulu accomplir ce travail, pour qu’elle prenne toute sa place comme force d’exploration du monde par l’expression, pour que l’on comprenne sa portée intellectuelle indissociable de sa dimension émotionnelle. Le philosophe de la métaphore ne pouvait qu’y être sensible.

 

Comment as-tu pu synthétiser l’acte poétique et l’acte philosophique et les mettre ensemble dans une traduction versifiée ?

Guillaume Métayer : Prenons le cas des épigrammes, autour du Gai savoir. Nietzsche a alors lui-même élaboré une esthétique philosophique reposant sur la musique de la rime, la virtuosité du rythme, la fécondité de la contrainte mises au service de la « liberté de l’esprit » comme « danse dans les chaînes », démonstration de force, « dépassement de soi ». Il cherche alors, dans ses vers, à déployer une « antithèse ironique » de la musique de Wagner : la légèreté contre la lourdeur, l’esprit comme la pseudo-profondeur… Le poème est aussi une défense et illustration de la « folie » dionysiaque de la poésie contre la plate « raison » des « philosophes ». Sans la danse du rythme et sans le jeu de miroir des rimes, cette attitude de jonglerie provocatrice serait restée illisible. Il ne suffit pas d’aller à la ligne pour avoir traduit un poème de Nietzsche !

Y a-t-il un lien entre ta pratique poétique, puisque tu écris avec des rimes, et ta traduction rimée et versifiée ?

Si mon dernier recueil, Libre jeu, est composé de sonnets dont la plupart sont en forme plus ou moins régulière, je pratique, aussi le vers libre et la prose poétique. Je ne crois pas qu’il existe beaucoup de poètes aujourd’hui que l’on puisse enfermer dans une seule pratique, surtout depuis la fin du XIXe siècle. En revanche, il y a des poètes qui n’écrivent jamais en rimes, c’est vrai, parce qu’ils pensent que ces formes appartiennent au passé. Ce n’est pas mon cas. Je crois qu’elles ont encore beaucoup à nous apporter, notamment si l’on veut utiliser des rimes nouvelles, inattendues, entre des langues étrangères, des mots nouveaux, techniques, insolites, qui disent aussi qui nous sommes quand ils sonnent. Il y a toujours moyen, par l’appariement de deux mots en raison de leur son, de faire voir des analogies, des harmonies inattendues ou des grincements stimulants. Si je peux faire un peu de publicité, j’ai évoqué ces questions dans mon Feuilleton mensuel « Après Babel », dans la revue Catastrophes. Alors bien sûr, ma pratique de la traduction rimée influence mon écriture, et vice versa. Dans le cas de Nietzsche, j’ai été étonné de voir qu’il était effectivement possible de mener ce projet jusqu’au bout malgré ces contraintes, et cet long effort m’a énormément appris.

En quoi consiste la fidélité à l’original dans ta traduction de Nietzsche ?

Excellente question. C’est une fidélité au sens, au son, à la forme, à tout ! Et par là aussi à l’époque. J’utilise souvent la métaphore du Carbone 14 : la traduction, quoiqu’elle doive rester moderne (je n’aime pas les traductions par trop archaïsantes), peut permettre de dater le poème. Ainsi, le poème « À la mélancolie » ne se comprend que si on le replace dans la tradition de la poésie animalière de l’époque, celle des Parnassiens chez nous par exemple, dont elle est exactement contemporaine – et c’est justement grâce à cette datation que l’on peut comprendre, par appariement distinctif, ce qui fait la spécificité, voire le génie de Nietzsche. Comment il s’empare d’un lieu commun poétique pour lui faire tenir un discours philosophique inouï.

Tu dis que l’aspect de la forme, la rime, le rythme fixe ou l’organisation strophique sont décriés en français parce que la notion de « révolution » est plus forte en France qu’ailleurs. Comment cela se passe-t-il dans d’autres pays ? Quel lien le parti pris de la traduction entretient-il à l’histoire de la traduction et de la réception des textes ?

Oui, je crois qu’en plus du fait que Nietzsche a souvent été traduit par des spécialistes de philosophie qui n’ont pas toujours fait la part belle aux poèmes en tant que tels, notre propre tradition poétique, très moderniste parce que parallèle à notre modernisme politique, a conduit à une sous-estimation des enjeux formels, irrationnels et donc suspects. Ailleurs, par exemple en Europe centrale et orientale, notamment en Hongrie, un pays dont je connais assez bien la littérature, respecter la forme de l’original est la norme. Dans le cas de Nietzsche, se situer dans cette tradition, c’est aussi faire ce que lui-même faisait. En effet, c’est une activité peu connue de son œuvre, mais il y a un Nietzsche traducteur, qui s’est aussi essayé à traduire et adapter en vers, en général, d’ailleurs, en ajoutant des rimes dont il devait apprécier la musicalité et l’aspect de métaphore maxima implicite, suturée d’un bout de vers à l’autre. Traduire ainsi permet de voir comment sa modernité a surgi d’une gangue romantique. En traduisant tout en vers libre, on aplanit les innovations, obstrue leur genèse, minimise le labeur de leur accouchement. On perd de vue l’effort « surhumain » que Nietzsche a déployé pour trouver des formes d’expression poétique et philosophique adéquates à sa pensée en mouvement.

Friedrich Nietzsche

Tu dis que le point central de ta traduction de Nietzsche consiste à être le plus poétique possible en veillant à ce que l’esthétique de chaque poème soit libérée de toute téléologie philosophique pour redécouvrir la dimension philosophique de Nietzsche. Explique-nous comment tu t’éloignes pour t’approcher de l’œuvre ?

Oui, je crois à cette dialectique : autant les poèmes nous intéressent aussi parce qu’ils sont de ce grand philosophe, autant il faut les prendre d’abord pour ce qu’ils sont, des poèmes, avant de plaquer quelque philosophie que ce soit sur eux. C’est comme poèmes, dans leur forme, qu’ils pourront révéler au mieux leur dimension de pensée, dans un deuxième temps, sans projection anticipée et intempestive au cœur du texte. Il peut arriver aussi que des poèmes n’aient pas de portée philosophique directe, bien entendu, notamment certains poèmes de jeunesse. Mais ils témoignent de l’authenticité et de l’intensité du rapport de Nietzsche avec la poésie, indissociable de sa conception de la philosophie, qui cherche les harmonies et les métaphores secrètes des pensées.

Il n’existe aucun volume complet de ses poèmes ni en France ni en Allemagne ? Qu’as-tu apporté aux autres traductions de Nietzsche ?   Quelle en est ta critique ?

En effet, comme je l’explique dans l’introduction, un tel volume n’existe dans aucune langue, pas même en allemand. Toutes les éditions existantes des poèmes sont lacunaires de plusieurs dizaines et même centaines de pages. Bien sûr, dans les œuvres complètes de Nietzsche il y a tout le matériau, mais il est disséminé, publié de manière non critique, contient des erreurs, des répétitions, des fausses attributions et ne permettait pas de se faire une idée bien précise de Nietzsche poète.

Ne crois-tu pas que prendre le parti d’une grande liberté dans la traduction donnerait mieux à entendre le rythme de la pensée de Nietzsche ?

Je ne suis pas un grand amateur des belles infidèles. Je préfère les belles fidèles ! Cela ne me semble pas toujours la quadrature du cercle : en tout cas le jeu en vaut la chandelle. Ponctuellement, dans toute traduction il y a des réussites et des échecs. Telle traduction, plus libre, pourra toujours faire ressortir des aspects nouveaux, inaperçus ou simplement rendra mieux telle ou telle nuance, car elle ne sera pas sous la pression d’une contrainte. En même temps, comme c’était la première fois que l’on traduisait Nietzsche comme je le fais, c’est-à-dire comme il a écrit ses poèmes, il m’a paru utile de tenter l’expérience. C’est là, paradoxalement sans doute, que passe l’innovation au vu des précédentes traductions partielles existantes.

Quelles exigences as-tu cherché à tenir en traduisant les poèmes de Nietzsche et qu’est-ce que tu as sacrifié si jamais tu as sacrifié quelque chose ?

J’ai entendu un jour Jean-Baptiste Para dire qu’une traduction est comme un incendie : on sauve ce que l’on peut. Des sacrifices, il y en a eu des centaines, dans chaque poème. Une traduction est un « choix de Sophie » continuel, un calcul exponentiel de ce que l’on garde et rejette, une école de sacrifice et de frustration. Bien sûr, comme tout traducteur, je rêve de ne pas être « l’ombre » du « voyageur », et de m’affranchir du texte pour m’envoler aussi haut que lui. Je rêve d’atteindre la justesse de la langue d’origine, alors même que je la déracine pour la transplanter ailleurs : heureusement, l’édition bilingue permet au lecteur un tant soit peu germaniste de suivre de près, s’il le souhaite, toutes ces négociations, de commenter, critiquer, parfois peut-être aussi, je l’espère, d’apprécier mes choix.

Nietzsche, poèmes complets, introduction, traduction et notes de Guillaume Métayer, Les Belles Lettres, « Bibliothèque allemande », mai 2019, 920 p., 45 €Lire un extrait

Guillaume Métayer est né et vit à Paris où il est poète, traducteur et chercheur au CNRS, spécialiste de la postérité des Lumières en France et en Allemagne, auteur notamment de Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation (Flammarion, 2011) et de Anatole France et le nationalisme littéraire (Le Félin, 2001). Principales traductions, outre les Poèmes complets de Nietzsche : Attila József, Ni père ni mère (Sillage), Krisztina Tóth, Code-barres (Gallimard). Aleš Šteger, Le Livre des choses (Circé). Dernier recueil de poèmes : Libre jeu (Caractères,. 2017).