“Le Bal de têtes” est largement une réflexion sur le temps qui passe et sur les souvenirs selon lesquels chacun ordonne son passé, le sien et celui des autres. De là des méprises en regard de la situation présente. Et cela vaut tant pour la vie mondaine que pour la vie politique : « ils prenaient les gens au point d’élévation ou de chute où ils se trouvaient, croyant qu’il en avait toujours été ainsi, que Mme Swann et la princesse de Guermantes et Bloch avaient toujours eu la plus grande situation, que Clemenceau et Viviani avaient toujours été conservateurs. »
Et, parlant des jeunes gens, ceci en particulier : « si on leur disait que Clemenceau avait été dreyfusard, ils disaient : “Pas possible, vous confondez, il est juste de l’autre côté.” »
Et voilà qui peut générer un renversement de la perspectiv historique. Ainsi un jeune aristo interrogé sur le parcours d’Odette, mère de Gilberte, répond : « dans la première partie de son existence elle avait épousé un aventurier du nom de Swann, mais [qu’] ensuite elle avait épousé un des hommes les plus en vue de la société, le comte de Forcheville. »
Allégation monstrueuse pour Marcel aujourd’hui mais à partir d’un malentendu que partagea avec sa famille entière le Marcel de Combray. Pour cette famille, Swann était bien un vieil ami mais il était exclu qu’il pût fréquenter des duchesses alors qu’en réalité il connaissait et rencontrait les plus huppées d’entre elles au temps où Forcheville n’était même pas “reçu”. Bref, pour de jeunes blancs becs, l’ordre du temps du monde peut facilement s’inverser.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Folio, p. 263-265.