« Jeudi 8 décembre
Avenue Jean-Jaurès, derrière la vitrine éclairée du supermarché Atac, un type en blouse blanche se débat parmi les cartons empilés et les alignements de caddies emboîtés les uns dans les autres. À sept heures et demie, le 123 passe régulièrement dans les deux sens, tant en direction de la porte d’Auteuil que de la mairie d’Issy. Les éboueurs sont à l’œuvre, de même que les boulangers, les marchands de journaux et la plupart des cafetiers. La devanture de la boucherie Ouberrane, viande halal, s’éclaire à l’instant même où je passe devant elle. L’absence des merles, ce matin, est plus ou moins compensée par la présence inattendue d’un couple de tourterelles turques, serrées l’une contre l’autre et toutes roucoulantes, dans le dernier arbre de l’avenue qui ait conservé quelques feuilles. Un bruit d’hélicoptère se fait entendre, ce qui est encore assez rare avant le lever du jour. Place du Pont-de-Billancourt, l’espace s’élargissant soudainement, on constate qu’il fait froid et que le vent souffle dur. Sur l’autre rive, les deux cheminées de l’incinérateur d’ordures, le chef couronné de lumières rouges, dégagent toujours d’aussi abondantes fumées blanches, mais le vent ne leur laisse pas le temps de s’épanouir. Parfois, entre deux bourrasques, une volute plus épaisse parvient à s’élever verticalement, à se rengorger, à faire un peu de danse du ventre avant d’être rabattue vers le sol et dispersée en tous sens. Vers huit heures, alors que je m’engage sur le pont et qu’une vague lueur apparaît derrière les collines de Sèvres et de Meudon, trois hérons s’élèvent en même temps au-dessus du parc de l’île, deux qui filent vers l’aval en suivant le cours de la Seine, et un troisième que le vent repousse brutalement vers Billancourt, où il va s’égarer au-dessus de l’avenue Jean-Jaurès (et qu’on n’en parle plus…). »
Jean Rolin, Zones, Gallimard, 1995, puis Folio, 1996, pp. 175-176.