La Revue Sœurs : « Notre féminisme intersectionnel entend lutter contre toutes les formes d’oppression »

En prélude au Salon de la Revue (annulé pour cause de crise sanitaire), Diacritik, partenaire de l’événement, avait rencontré les revues qui auraient dû être présentes. Aujourd’hui, Leïla Frat pour la très belle revue Sœurs.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Notre revue est née d’un désir plutôt individuel, en fait surtout de la curiosité et de l’engagement de sa fondatrice, qui s’est aperçue du manque criant de femmes sur les étagères de sa bibliothèque, mais aussi de celles des librairies ou encore des catalogues de maisons d’édition. À l’envie de découvrir toujours plus de poétesses s’est rapidement ajoutée celle de les faire découvrir à d’autres. S’il fallait se référer à un imaginaire littéraire, nous penserions plutôt à celui de Doris Lessing, dans Le Carnet d’or. Celui d’une écrivaine pour qui l’écriture est un refuge intime devenant également un espace social et politique, composé de fragments de vie, de réflexions, d’inquiétudes aussi, mais finalement d’espoir. Notre revue se veut être le Carnet d’or qui ramène les femmes – et leurs poèmes – à la vie. Une vie retrouvée ou inspirée grâce à la rencontre avec des lecteurs et lectrices dont les femmes poètes sont souvent privées du fait de ressorts sexistes qui les rendent invisibles.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Nous souhaitons défendre une littérature qui émeut – autrement dit qui met en mouvement. La poésie, par son habileté à jouer du langage autant que du rythme, possède la force de provoquer un élan, presque un réveil des sens. Créer un espace littéraire dédiée à des poétesses de toutes époques et régions du monde, c’est se faire amplificateur de voix diverses et riches qui ont été et sont encore masquées, camouflées, assourdies. La littérature n’est pour nous pas un pré carré réservé aux dominants – la littérature est une matière rendue vivante par celles et ceux qui la bousculent, la partagent, la transmettent. Pour faire cela, nous n’avons pas senti la nécessité d’une profession de foi, nous comptons sur l’identité manifeste de la revue et de sa ligne éditoriale.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Chacun de nos numéros réunit plusieurs poétesses autours d’un thème. Chaque thème est choisi en fonction de plusieurs critères : il doit pouvoir nous permettre cette rencontre entre des poèmes de diverses régions du monde et époques (y compris la nôtre) tout en prenant prise dans une forme de modernité, pour chercher à répondre à des préoccupations, des sujets d’actualité. Ce n’est donc pas tant directement l’actualité littéraire qui nous cherchons à suivre qu’une connexion à ce qui agite, questionne, stimule aujourd’hui. En cela nous nous voulons détacher des contingences du marché éditorial mais à l’affût de celui-ci lorsqu’il est le miroir d’une époque et de ses inclinations.

Notre premier numéro, qui vient de paraître, sera évidemment celui qui nous marquera le plus. Nous avons choisi d’en faire un recueil-manifeste sur le thème Poétesses !, afin d’explorer dès nos débuts ce que disent les femmes de la poésie – en poésie. Le second numéro, qui est en préparation, nous tient par ailleurs beaucoup à coœur : son thème, Douces ?, va nous permettre de proposer des lectures qui vont à contre-courant de nombreux stéréotypes concernant les femmes et leur production artistique.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Les femmes, les femmes, les femmes !

La création et aujourd’hui l’animation de cette revue nous le font voir de plus en plus chaque jour : des femmes brillantes ont de tous temps participé à créer une poésie vivante, belle, parfois avant-gardiste. Elles ont pour la plupart eu du mal à obtenir une reconnaissance de leur vivant, et même celles qui en ont bénéficié ont souvent été ignorées par la suite. Nous découvrons par exemple sans cesse des monuments féminins de la poésie étrangère qui n’ont jamais été traduits en français. D’autres femmes sont tombées dans les oubliettes de maisons d’édition qui ne les rééditent pas. Retrouver ses poétesses, proposer des textes inconnus, des traductions inédites – mais aussi un espace à des poétesses contemporaines pas encore éditées – c’est en effet corriger une myopie persistante qui fait rater à beaucoup le chemin de lectures pourtant passionnantes.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Notre manière d’envisager cette revue a évidemment été un geste politique, au-delà même du contexte économique. En effet, de part notre ligne éditoriale féministe mais aussi à travers un certain nombre de principes dans la manière dont nous souhaitons animer cette revue, nous nous plaçons du côté d’une forme de résistance.

Nous avons pensé cette revue comme un collectif, réuni sous une forme associative. Le choix d’une structure associative n’est pas un choix par défaut : nous voulons nous émanciper des ressorts associés au travail, à la productivité et à la rentabilité. Nous voulons à la fois que les rapports sociaux à l’intérieur de notre collectif mais aussi avec nos lecteurs et lectrices soient le plus possible affranchis des rapports de dominations. Notre féminisme est en effet un féminisme intersectionnel qui entend lutter contre toutes les formes d’oppression : cela veut aussi dire pour nous être sans cesse vigilantes à ne pas être l’outil d’une oppression à notre insu. Ainsi, la question du format d’un numéro, de sa pagination, de son prix, tous ces éléments éditoriaux et techniques ont été pensés de manière à rendre la revue accessible au plus grand nombre. Nous avons choisi d’intégrer de courtes biographies des autrices présentées afin d’accompagner les lecteurs et lectrices dans leurs découvertes. Nos choix graphiques et d’illustrations sont aussi envisagés comme un moyen de rendre plus abordable la poésie souvent perçue comme une lecture élitiste et snob. Enfin, et évidemment, le choix des poétesses présentées à chaque numéro est fait de manière à visibiliser la création artistique de toutes les femmes, avec une vigilance accrue pour celles qui sont d’autant plus marginalisées qu’elles subissent d’autres formes d’oppressions : racisme, xénophobie, homophobie, validisme…