JUKE-BOX

Extrait du Clip Ton Style de Léo Ferré

Ne me secouez pas, je suis plein de chansons. Rien que ce matin, il n’est que 10h18, j’en ai déjà écouté sept ou huit. Parmi lesquelles Valise rose de François Béranger (chanson renversante sur le retour des appelés de la guerre d’Algérie, mais ce n’est pas pour ça qu’elle est bonne, c’est parce qu’elle est réussie, en tant que chanson) et Fire in my head des Nits. Je suis plein de chansons. Plein de mots chantés, principalement en anglais et français (je maîtrise mal la pop islandaise, dont Bjork  m’a éloigné, tandis que Sigur Ros m’en rapprochait un temps, mais le mal était fait). Comment font les gens qui vivent sans chansons ? Réponse : ils n’en ont  pas besoin. Moi si. Nous sommes en présence d’une grave dépendance contractée dès la prime adolescence. Enfermez-moi dans un juke-box (muséal objet).

Quelle est l’essence d’une chanson ? L’inépuisable. Un millier d’écoutes ne l’épuise pas. Les chansons qu’on aime sont de petits animaux sauvages dont l’étonnante et constante métamorphose consiste à rester eux-mêmes sans jamais nous lasser. Elles contiennent des embryons de souvenirs, elles nous rappellent des époques, des gens, des atmosphères, tout en se maintenant dans la « nouveauté », recommencée à chaque écoute.

J’écris ceci en réécoutant pour la huit centième fois (calcul approximatif) Ton style. C’est une chanson de Léo Ferré. Elle date de 1971. J’ai dû la découvrir à l’âge inculte de 13 ans. Il y a sans doute de plus ou moins longues périodes où je l’ai moins fréquentée, mais je finis toujours par y revenir. Et peu m’importe que Ferré ait été catalogué « anarchiste ». Sans doute, à l’époque, le créneau était-il insuffisamment occupé chez Barclay. Il aurait été parrainé par le Saint Siège ou le Front de Libération des castors transgenres que ça reviendrait au même. L’étiquette des chanteurs m’indiffère. Je laisse ça aux segmenteurs et aux analystes de marché.

Même si, comme beaucoup, dans ma jeunesse soumise à la pression de la mode et des doxas de tous ordres, il m’est arrivé de céder à un snobisme imbécile en refusant de reconnaître en public que Michel Sardou ou Serge Lama avaient, eux aussi, à leur répertoire des chansons qui tenaient  la route. Et que tel titre ou album de, disons, Suicide ou The Fall, moutonnièrement encensé par la critique « spécialisée », ne m’inspirait qu’un intérêt poli, mais non renouvelable, et, surtout, dénué de plaisir. (Rien n’est sérieux comme le plaisir, ainsi qu’il ressort des œuvres complètes de Jacques Rigaut, dont on ignore s’il s’est tué par plaisir, par sérieux, donc, mais c’est une autre histoire). Une chanson qui ne me procure pas de plaisir, si célébrée soit-elle par les connaisseurs, je ne m’y attache pas. Cela ne signifie pas, grand dieu non, que j’ordonne qu’on la relègue à la casse des ritournelles médiocres. Elle n’est pas faite pour moi mais d’autres y trouveront leur bonheur. Tout simplement, elle ne m’aura pas  touché. Et rien n’y fera. Nous en resterons là, elle et moi. (Comme pour presque tout, les contre-exemples existent : telle chanson qu’on n’avait pas remarquée il y a quinze ans bien qu’elle vous ait gravement aguiché par la vox populi ou la pression amicale vous envoûte tout à coup : c’est un autre grand mystère des chansons.)

J’ignore si la chanson est un art majeur. Il me paraît vain d’en débattre. Gainsbourg répondit par la négative. Il jugea bon de le faire savoir, avec une morgue de petit parrain du show-biz, à Guy Béart, et, tant qu’à faire, sur un plateau de télévision. Sans doute voulait-il dire qu’apprécier une chanson ne nécessite pas d’initiation, de long processus d’apprentissage. Ce en quoi on ne saurait lui donner tort. Quant à décider si cette évidence — et peut-être cette confusion entre « émetteur » et « récepteur » —  suffit à cataloguer la chanson comme « art mineur », cela se discute. Même quand l’assertion vient de Gainsbourg.  (Qui ne s’est pas toujours montré à la hauteur de ce qu’on est en droit d’attendre d’un esprit subtil. L’indigence, par exemple, de la plupart des « aphorismes » qu’il radotait avec satisfaction à longueur d’interviews faisait peine à entendre. Ce qui ne l’a pas empêché de composer plusieurs chansons mémorables, à côté de dizaines d’autres beaucoup moins.)

Je n’attends pas d’une chanson qu’elle m’éclaire sur l’essence du genre ou sur la place à lui assigner dans la hiérarchie des arts mais qu’elle me procure une émotion,  m’insuffle une exaltation, me mette en présence de la beauté.

Les  chansons sont comme les cigarettes, quelques minutes d’aise qu’on rallumera tout à l’heure ; une pause toujours recommencée dans l’entreprise d’exister ; une petite pyrotechnie stimulante et enchanteresse dans le labyrinthe de nos vies. (En enlevant au mot « pyrotechnie »  toute connotation festivo-quatorzejuillesque.)

En la matière, je dois confesser un détestable éclectisme. De Kraftwerk à Serge Reggiani, le spectre est large. Peut-être moins que de Tri Yann à Blue Oyster Cult  mais sans doute plus que de Public Image Limited à Roger Waters. Tous sont dans mes goûts. Mon juke-box n’est pas sectaire. C’est une petite machine pas bégueule où ni la prééminence par ouï-dire ni l’argument d’autorité n’ont cours. Seule y règne la loi de mon bon plaisir. On peut parler d’autocratie.