« L’humour à mort » : Charlie contre le reste du monde

Daniel et Emmanuel Leconte, L'Humour à mort, documentaire, durée 1h30, Films En Stock / Pyramide

Le procès des attentats de janvier 2015 a commencé le mercredi 2 septembre au Palais de justice de Paris. Un procès pour l’histoire lit-on partout. Un procès pour les vivants, pour les victimes et leurs familles ; un procès qui fait resurgir la douleur, le souvenir, l’horreur, l’injustice. Cette semaine, Diacritik vous propose de revenir sur des œuvres qui, frontalement ou en creux, parlent de Charlie avant « Je suis Charlie », des traumatismes, de l’après et de la reconstruction impossible et nécessaire. Parce que ces livres, ces albums, ces dessins, ces entretiens sont à la fois témoignages, traces, mémoire, histoire(s). Aujourd’hui : L’Humour à Mort, documentaire de Daniel et Emmanuel Leconte.

Sorti en salles le 16 décembre 2015, depuis disponible en VOD & DVD, L’Humour à Mort, le documentaire de Daniel et Emmanuel Leconte retrace le(s) combat(s) de Charlie Hebdo dans sa résurrection aux lendemains des attentats du 7 janvier 2015 et témoigne de sa raison d’être dans un pays où la liberté d’expression est érigée en vertu cardinale républicaine. Sauf que…

Sauf qu’avant d’être les martyrs nationaux du dessin de presse et de l’irrévérence portée aux nues, Charlie a longtemps été – est encore ? – le vilain petit canard (sans jeu de mot) du paysage journalistique hexagonal. Pour preuve(s), les multiples témoignages des dessinateurs, des journalistes – certains hélas posthumes –, De Cabu, Tignous et Charb à Riss et Coco, en passant par Luz, Oncle Bernard, Eric Portheault, Richard Malka et Philippe Val… Des phrases reviennent, précisant combien il a souvent été difficile de faire vivre (et survivre) ce journal face à l’adversité intellectuelle et économique.

CharbFondu au noir, ouverture sur les noms des victimes, bruits de foule, une clameur qui monte de la rue, nous sommes le 11 janvier 2015. Quatre jours se sont écoulés depuis l’horreur, la France (se) manifeste. Retour dans le passé, Cabu et Charb sont interrogés sur les couvertures polémiques. « On a le droit de ne pas trouver drôle ou de trouver énervant un dessin, un propos ou une parole, et on peut répondre par un dessin, un propos ou une parole. Mais on n’est pas obligé de déclarer la guerre et d’éliminer physiquement son détracteur ». Avec le recul, cette sortie de Charb, qui appartient désormais à l’Histoire, fait froid dans le dos. Honoré, Charb, Bernard Maris, Cabu ne sont (n’étaient) pas tous sur la même longueur d’onde mais s’accordaient sur un point : « Charlie a participé au débat nécessaire ». Et surtout, « les moyens employés pour faire taire les dessinateurs sont insupportables ». L’humour à mort rafraîchit donc la mémoire des distraits et des oublieux volontaires : Charlie Hebdo a été très souvent seul, marginal, voire combattu.

CabuSouvenez-vous, en 2006, Charlie publie 12 caricatures de Mahomet réalisées quelques mois plus tôt par des dessinateurs du journal danois Jyllands-Posten. En France, ils sont très peu à le faire : L’Express, France Soir (Jacques Lefranc, président et directeur du journal est limogé le jour même de la publication), Le Canard Enchaîné, Le Monde (timide, le journal du soir publie deux dessins sur douze et un strip de Plantu plutôt consensuel). Libération refuse au motif que les dessins sont « d‘un niveau médiocre ». Seul Charlie Hebdo est inquiété. Une fatwa frappe Charb. Le journal fait l’objet d’une plainte en France déposée par l’Union des organisations islamiques de France, la Grande Mosquée de Paris et la ligue islamique mondiale pour injures publiques à l’égard d’un groupe de personne en raison de leur religion. Charlie est bien seul ou presque — l’ancien grand mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, se déclare opposé « à toute action en justice ou manifestation » contre la publication des caricatures. Selon lui « la liberté d’expression est sacrée ». Le journal est incendié en novembre 2011. Sa survie est en question.

TignousDéjà auteurs de C’est dur d’être aimé par des cons, Daniel et Emmanuel Leconte reviennent sur l’après 7 janvier, la musique est parfois grandiloquente en accompagnement des images atroces et le commentaire un peu emphatique. Mais la parole est redonnée aux victimes du drame : Charb enfonce le clou a posteriori, « si la presse avait été moins frileuse (…) Un simple dessin peut-il faire vaciller la foi ? (…) Amis lecteurs, nous avons besoin de vous, Charlie a longtemps été seul ». Gérard Biard s’emporte, lucide et amer : « j’espère que plus jamais on ne nous traitera de laïcards intégristes, que plus jamais on n’utilisera le même mot pour désigner, pour parler des assassins et parler des victimes ». Luz : « ce n’étaient pas des gens faits pour être des étendards ». La classe politique française est mutique, voire absente. Ça et là, les voix des anti s’élèvent et commencent à entonner un drôle de discours sur l’air de « ils l’ont bien cherché », Charb se retrouve attaqué post mortem (Delfeil de Ton, ex-membre de Charlie se fend d’une tribune dans L’Obs : « Charb aurait entraîné le journal vers sa perte »). Les réalisateurs rappellent Charb à la rescousse : « ça fait dix ans que je passe la moitié de mon temps à faire ce journal et l’autre moitié à expliquer pourquoi je le fais ».

CocoEt puis, au détour de la chronologie mise à mal par les retours en arrière incessants qui encadrent les témoignages post 7 janvier des Coco, Riss, Portheault, Malka et Val ou les (très évitables) commentaires d’Elisabeth Badinter, revient l’horreur. Coco raconte son 7 janvier, quand elle ouvre la porte aux terroristes, quand elle tape le code, le canon de la Kalachnikov pointé dans son dos. Dans une séquence qui précède, elle et Riss expliquaient comment le débat sur le djihadisme était enflammé au sein de cette dernière réunion de rédaction de Charlie Hebdo. Tignous et Maris s’opposaient, les visions divergeaient (le premier tentant de chercher des explications, les motivations des aspirants au Djihad, le second condamnant d’emblée les actes violents et l’intégrisme).

L'Humour à mortEmbrassant le passé immédiat (la fusillade dans les locaux du journal, la prise d’otages de l’Hyper Casher de Vincennes, la policière municipale assassinée à Montrouge) et le présent (les rassemblements du 11 janvier, la symbolique extrême – voire outrancière – née des attentats, les Je suis Charlie qui ne l’étaient pas avant, la couverture « Tout est pardonné »), L’humour à mort est un document poignant qui participe d’un devoir de mémoire nécessaire. Pour comprendre, se souvenir et admettre qu’il y a bel et bien eu un avant et un après. Mais que cet avant ne date pas du terrible 7 janvier 2015. Tout avait commencé bien avant. Quand Charlie se battait déjà seul contre le reste du monde.

Daniel et Emmanuel Leconte, L’Humour à mort, documentaire, durée 1h30, Films En Stock / Pyramide. Avec : Elisabeth Badinter, Gérard Biard, Marika Bret, Cabu, Charb, Coco, Antonio Fischetti, François Hollande, Richard Malka, Eric Portheault, Riss, Tignous, Philippe Val, Besse, Soufiane Zitouni, Catherine, Foolz, Honoré, Luz, Bernard Maris, Pétillon, Georges Wolinski.