Il s’appelle Iyad Hallaq. Iyad Hallaq est autiste. Il vit aussi avec de lourds problèmes d’audition et des problèmes moteurs. Comme chaque jour, il se rend à pied dans une institution spécialisée, le Elwyn Center, dans la vielle ville de Jérusalem. Trois balles traversent le corps de Iyad Hallaq et le tuent, trois balles tirées par un officier de la police des frontières israélienne.
Muhammad Eleiwa a 19 ans. Il joue au football. Muhammad Eleiwa vit dans le quartier d’al-Shujaiyeh, à Gaza. Le 9 novembre 2018, une balle l’atteint, tirée par un sniper de l’armée israélienne. Muhammad Eleiwa a dû être amputé d’une jambe.
Hamza Abu Eltarabesh dit que depuis le mois de septembre 2000, l’armée israélienne a tué 31 de ses amis. Le 12 novembre 2019, l’armée israélienne a tué le 32e de ses amis, Ibrahim al-Dabous.
Ismail Abd al-Al a 16 ans. Le 13 novembre 2019, deux missiles tirés par un drone de l’armée israélienne font exploser l’atelier de menuiserie familial situé dans le quartier d’al-Tuffah, à Gaza. Ismail Abd al-Al est mort. Deux de ses frères sont morts.
Ali al-Ashqar participait à la Grande Marche du Retour, le 6 septembre 2019. Il est abattu par les snipers de l’armée israélienne. Ceux qui veulent lui porter secours sont aussi visés par les balles des soldats. Les soldats de l’armée israélienne ont laissé Ali al-Ashqar se vider de son sang, allongé sur le sol, sur la terre, et mourir. Ali al-Ashqar avait 17 ans.
Le soleil est partout. Le bleu du ciel est le plus intense. A Gaza, il y a la mer, la plage. C’est la mer Méditerranée, la mer dans laquelle, ailleurs, des milliers de Français, d’Italiens, viennent se rafraichir durant l’été, dans laquelle des milliers d’enfants européens apprennent à nager. La Méditerranée est la mer qui relie Marseille et Tanger, Sète et Alger, et qui fait que ces villes sont des moments d’un même continuum. La Méditerranée est la mer dans laquelle, depuis 2014, plus de 20 000 réfugiés se sont noyés, sont morts. C’est celle à la surface de laquelle les garde-côtes libyens visent et tuent les réfugiés selon la volonté des Etats européens.
A Gaza, la Méditerranée est aussi la mer au bord de laquelle, le 16 juillet 2014, quatre enfants palestiniens ont été tués. Ils avaient 9 ans, 10 ans, 11 ans. Ils jouaient au football sur la plage. Un missile lancé par l’armée israélienne les a tués. Assassinés. Est-ce que quelque chose a changé depuis ? Est-ce que la mort de ces quatre enfants a provoqué une prise de conscience, un changement quelconque ? Non. Depuis lors, comme depuis des dizaines d’années, des enfants sont tués par l’armée israélienne à Gaza. Des enfants sont arrêtés, emprisonnés, battus. Leurs frères, leurs familles sont assassinés, expulsés, humiliés. Des enfants sont privés de soins, d’école, d’art, d’avenir, de vie. Et ils le sont délibérément puisque cette politique n’est pas le résultat d’un ensemble d’« accidents regrettables » mais est systématique, décidée, consciente.
Aujourd’hui, alors que j’écris ce texte, un jeune Palestinien de 15 ans est retenu dans une prison israélienne. En juillet 2020, il a été arrêté là où il vit, dans le camp de Jalazone, en Cisjordanie. Il a été testé positif au COVID-19 mais est maintenu en prison, sans soins.
Aujourd’hui, des enfants crient et pleurent en regardant leurs maisons détruites par les bulldozers. Ils demandent : où vais-je vivre maintenant ? Personne ne répond à leur question.
En juin 2020, 160 enfants palestiniens sont détenus dans les prisons militaires israéliennes.
On pourrait parler d’autres faits, je pourrais parler d’autres faits. Par exemple, le soleil, la lumière. Le bleu du ciel. Les pécheurs sur la plage. Ou cette fleur qui, on ne sait comment, trouve le moyen de croitre là où apparemment il n’y a rien d’autre que des pierres et du sable. Elle est là, quelque part dans ce terrain vague de la ville de Rafah, et elle survit. Mais parmi les milliers de choses qui arrivent, parmi les milliers d’événements du monde, il y a cette balle qui traverse la tête terrorisée d’Iyad Hallaq, cette balle qui l’a poursuivi dans ses rêves, qui l’a accompagné dans ses pensées, cette balle avec laquelle il a vécu durant toute son enfance et qui un jour, dans une rue, a fini par le rattraper. Iyad Hallaq est mort comme est mort maintenant cet enfant de 17 ans qui s’est vidé de son sang devant tous ceux qui l’ont regardé mourir. Comme sont morts, assassinés, d’autres enfants – des milliers d’autres enfants étant condamnés à ne pas vivre à cause de la politique menée à Gaza.
Chacun sait ce qui se passe à Gaza, chacun le sait. Il n’y a rien à apprendre à personne, chacun sait de la manière la plus claire ce qui se passe : une politique militaire et meurtrière imposée par l’Etat israélien à une population supposée pourtant ne pas exister. Les Palestiniens de Gaza peuvent d’autant plus être tués qu’ils n’existent pas – c’est l’étrange logique du discours de l’Etat israélien. La Palestine n’existe pas, les Palestiniens n’existent pas : on peut donc occuper la Palestine, on peut tuer les Palestiniens puisqu’ils n’existent pas. Cette logique est aussi celle des institutions politiques internationales qui depuis des dizaines d’années ne font rien pour ce peuple qui n’existe pas, que l’on abandonne à la violence, que l’on laisse privé de tout puisque, au fond, il n’existe pas.
On aura beau dire que les institutions politiques internationales agissent, qu’elles se préoccupent, qu’elles versent des aides financières, qu’elles favorisent des accords de paix : tant que ne sera pas mis fin au lent assassinat du peuple palestinien, on pourra affirmer que rien n’est fait, que ce qui est fait n’est qu’un ensemble de stratégies servant à prolonger et à permettre l’agonie de ce peuple, à faire en sorte que son meurtre ne fasse pas s’écrouler les « relations géopolitiques complexes de cette zone ».
On pourrait être habitué. Depuis des dizaines et des dizaines d’années. Peut-on s’habituer au fait que l’on laisse volontairement un garçon de 17 ans se vider de son sang après lui avoir tiré dessus sans raison aucune ? Comment nommer cela : un meurtre ? Sinon quoi d’autre, quel autre mot ? Tuer un enfant parce qu’il est simplement là, qu’il marche dans la rue, est-ce que l’on peut s’habituer à cela au point de ne plus le voir ? Au point de ne plus voir qu’il s’agit d’un meurtre ? La vie d’un enfant tué par balles dans les rues de Gaza vaut-elle moins que celle d’un autre enfant tué dans une rue de Paris ou de Berlin ? Cette vie doit-elle être condamnée à ne pas exister ? Est-ce une vie qui ne compte pas du seul fait qu’il s’agit d’un enfant de Gaza ? Une vie, donc, que l’on peut tuer ? Que l’on doit tuer ?
Le 3 juillet 2020, Suleiman al-Ajoury, jeune diplômé de 23 ans, s’est tiré une balle dans la tête. Comme lui, des dizaines de jeunes Palestiniens se suicident, des centaines tentent de se suicider. Des jeunes de 15 ans, 20 ans, 25 ans se défenestrent, s’immolent par le feu, avalent le plus de cachets qu’ils peuvent. Dans la bande de Gaza, le nombre de suicides et de tentatives de suicide ne cesse d’augmenter chez les jeunes, parfois des enfants. Adultes, diplômés, les jeunes de Gaza n’ont d’autre perspective que celle d’être enfermés dans ce camp à ciel ouvert, d’y survivre, d’y mourir, d’être soumis au chômage, à la pauvreté, à la privation de tout, de connaissances, d’art, de voyages, de bonheur… Ces jeunes savent que le monde n’est pas à tout le monde, que le monde n’est pas pour eux, qu’ils n’ont pas le droit d’y exister, que personne ne veut qu’ils y existent et y vivent. Les jeunes de Gaza savent qu’ils n’ont rien à échanger contre leur survie, contre leur protection, aucune richesse, aucune industrie intéressante pour le marché. Ils savent que pour le reste du monde, ils n’existent pas. Comment vivre et vouloir vivre lorsque l’on sait que l’on n’existe pas, que votre vie ne vaut rien pour la plupart de la population mondiale et pour les institutions politiques internationales ? Lorsque l’on sait que personne n’est réellement disposé à vous sauver de la violence quotidienne, permanente, intime, que vous subissez ? Comment vivre et vouloir vivre lorsque vos rêves sont hantés par cette balle qui vous pourchasse et un jour, probablement, traversera votre crâne comme cela a été le cas pour votre frère, votre cousin, votre voisin, votre ami ? Ces suicides des jeunes de Gaza sont des crimes politiques, des meurtres politiques, les actes voulus par une politique qui repose sur le meurtre.
Pourtant, ces jeunes vivent. Ils sont là, ils jouent au football, ils dansent, ils aiment, ils créent. On ne sait pas comment cela est possible, on ne sait pas comment ils font, mais c’est un fait. C’est aussi un fait, un autre fait : la vie de ces enfants et de ces jeunes palestiniens. Leur joie, leur beauté, égales à la joie et à la beauté des jeunes israéliens.
Comment arriver à penser l’agonie du jeune Ali ? Comment concevoir ses pensées, ce qu’il voyait lorsqu’il était allongé dans la terre, agonisant ? Regardait-il le ciel ? Ecoutait-il son cœur battre encore ? Pensait-il à un amour ? Avait-il, encore, la force de rêver à un amour possible ? On ne sait pas comment penser cela, ce qu’il y avait dans la pensée de cet enfant de 17 ans alors que son sang s’écoulait hors de son corps. Et l’on ne sait pas comment ne pas perdre la raison, littéralement, si l’on s’efforce de penser cela. Parmi tous les événements, parmi tous les faits, n’est-ce pas pourtant celui-ci qu’il faut s’efforcer de penser, le fait du regard d’un garçon palestinien en train d’agoniser, un garçon de 17 ans qui sait qu’il va mourir, qui l’a compris et regarde, peut-être, le ciel, écoute les sons de la vie autour de lui comme dans son corps ? Qui ressent la douleur dans son corps, cette douleur extrême qui augmente encore au fur et à mesure que le corps se vide de son sang. En même temps qu’Ali al-Ashqar, le même jour, un enfant de 14 ans a été abattu de trois balles tirées par des soldats de l’armée israélienne. Khalid al-Rabai avait 14 ans. Khalid al-Rabai voulait devenir un footballeur professionnel. Ce jour-là, il portait les vêtements neufs que sa mère lui avait achetés.
Tant que l’on ne parviendra pas à penser cela, tant que l’on ne s’efforcera pas de penser cela, ces faits-là, ces faits précis, l’assassinat du peuple palestinien continuera. Comme continuera l’assassinat des réfugiés par les Etats européens, la violence qui s’abat sur eux et dont, là encore, tout le monde semble se désintéresser, que la plupart semblent ne pas voir (sans parler de ceux, nombreux, qui s’en réjouissent). Continuera partout une logique meurtrière du pouvoir, littéralement meurtrière : le meurtre comme politique. Le racisme comme politique, puisque la haine des Arabes palestiniens, la dévaluation des vies arabes palestiniennes est une des choses qui nous ont habitués et nous habituent aux autres politiques racistes et meurtrières, aux formes biopolitiques contemporaines du pouvoir qui sont des formes d’un pouvoir thanatopolitique. Enfermer un peuple, détruire ses terres, ses maisons, tuer ses enfants sans que rien ne se passe, exercer une violence quotidienne sur tout un peuple, détruire ses hôpitaux, détruire ses écoles et centres culturels, massacrer des individus impunément – est-ce que cela ne revient pas à affirmer et à reconnaître que la vie de ce peuple ne compte pas, que la vie de ces individus ne compte pas, que toutes ces vies ne sont pas des vies humaines, que certaines vies valent plus que d’autres et que certaines ne valent rien ? Que la vie d’un Arabe palestinien de 17 ans, de 15 ans, ne vaut rien ?
Si les institutions politiques internationales ne travaillent pas à la fin de l’Apartheid meurtrier que l’Etat israélien impose à Gaza, ce n’est pas seulement parce que les Palestiniens n’ont quasiment aucun intérêt économique, ce n’est pas uniquement parce que ce sont des Arabes, c’est aussi parce que la logique thanatopolitique de l’Etat israélien, la logique politique qui consiste à poser que certaines vies ne valent rien, est la logique de la biopolitique contemporaine des Etats : dévaloriser certaines vies, déporter, enfermer, priver de droits, persécuter, tuer. Tant que l’on sera aveugle et sourd à l’agonie du jeune Ali, à la mort de Khalid, tué de trois balles dans la poitrine, on restera également aveugle et sourd à ce qui tue les réfugiés, à ce qui les persécute sur le sol européen, sur le sol français, l’on restera aveugle et sourd à la saloperie antisémite, au fascisme des politiques LGBTphobes, aux politiques capitalistes néolibérales productrices de misère, de pauvreté, de destruction d’à peu près tout, au pouvoir croissant des discours et actes d’extrême-droite au sein même de ce qui se présente formellement comme démocratique.
Peut-être.
Peut-être.
Restent cette mort, ce visage, ce dernier souffle, imperceptible. Ce garçon de 17 ans dont rien ni personne ne pourra faire que son meurtre n’ait pas eu lieu, que sa mort n’ait pas eu lieu, pour toujours. Cette vie qui n’aura duré que 17 ans.