« (…) occuper une position au moyen du langage, (…) conquérir un lieu sans considération pour celui qui se trouvait là » : C’est ce qu’écrit le trop regretté Philippe Rahmy, et Marina Skalova l’a choisi comme entrée dans son livre-atelier à quatre mains avec la photographe-documentariste Nadège Abadie. On ne peut guère trouver mieux comme leitmotiv pour ce projet à la fois ouvert et limité, déjà rabattu sans être saisi dans toutes ses dimensions.
Entre 2016 et 2019, les deux autrices ont proposés des ateliers d’écriture et de photographie à des femmes et hommes exilé.es à Genève, Bienne et à Fontainemelon, entre la Suisse romande et la Suisse allemande. Ce que nous tenons en main c’est le livre qui s’est fait à partir de cette proposition. Si le projet du livre a été annoncé dès le départ aux participant.es, son devenir n’a pas été pour autant moins improbable, tant les obstacles se dressaient partout. D’abord la composition des groupes, par exemple celui du premier atelier, Dariâ, Golnaz, Jasmine, Pedro, Omid, Ali, Ibrahim, Thiras, Nadir et Omar, 10 personnes, 8 pays, Afghanistan, Érythrée, Guinée, Irak, Kurdistan, Pérou, Sénégal, Syrie, et bien davantage de langues, farsi, peul, wolof, arabe, kurde, tigrinya, espagnol, pachto, hindi et évidemment un peu d’anglais et français ou rien du tout des ces « langues de communication ». Ensuite : écrire paraît presque impossible pour certain.es, même dans une des leurs langues natives si ce n’est pas l’envie qui manque, car le premier élan exprimé par presque tout le groupe est l’envie de pouvoir communiquer en français pour trouver un travail, pour s’approprier le pays dans lequel ils et elles sont arrivées et « parqués » car « quand on a trop attendu, attendu trop longtemps pour vivre dans un pays, on ne peut plus repartir. »
Marina Skalova en sait quelque chose. Née en Russie, arrivée à l’âge de huit ans en Allemagne, ayant grandi en France et en Allemagne et vivant depuis quelques années en Suisse, elle connaît les passages d’une langue à l’autre, les refus, les obstacles, mais aussi l’enchevêtrement des mots des langues différentes, leur enrichissement mutuel. Elle l’a brillamment montré dans son recueil de poèmes en deux langues croisées Atemnot/Souffle court, paru chez Cheyne en 2016.
Il a paru presque évident que la première phase de cette atelier d’écriture et de photographie allait passer par l’écoute et la parole plus ou moins compréhensible, appuyée par force de gestes et dessins, puis de collages. Pour Nadège Abadie la tâche semblait encore plus difficile bien qu’en tant que réalisatrice et photographe elle soit habituée et cherche même à accompagner des vies fragiles et leur proposer une forme de représentation. Toutes ses difficultés cumulées ne se perçoivent plus dans le résultat final que par cette mention « entre 2016 et 2019 », le temps qu’il a fallu pour réaliser ce projet. On demande à Marina Skalova d’écrire ce qu’on lui dicte, dit, gesticule, elle se rassure si sa traduction ne vaut pas trahison, redit ce qu’elle écrit, corrige et modifie, se demande si la parole ainsi exposée à l’écrit dans un français sommaire ne les expose pas aux moqueries. Elle mêle ses propres souvenirs. À la fois pour se mettre à la hauteur des invité.es et pour partager des expériences au moins similaires, si elles ne peuvent être communes. Comme l’écrivaine Olga Grjasnowa, arrivée comme elle en Allemagne dans les années 1990 « dans le cadre des quotas destinés aux juifs persécutés en URSS », Marina Skalova se considère comme une exilée « de luxe ».
« Nous vendons du lien social. Une offre sans demande. » À Bienne, Nadège Abadie et Marina Skalova rencontrent une situation différente, moins de personnes, déjà pourvues d’un statut de réfugié, donc moins précaires, mais pas pour autant moins de découragement ou de méfiance. Le niveau de langue cible, cette fois comme Bienne se situe sur la frontière des deux Suisses, l’allemand et le français sont meilleurs, ce qui permet un passage plus aisé à l’écriture. Écriture sous contrainte, comme Marina Skalova jongle entre Georges Perec et Ludwig Wittgenstein. Écrire avec des pertes, ce qu’on n’est pas. Nadège Abadie essaie de passer par les trous en composant ses portraits, on dirait des visages s’évanouissant dans un fond noir.
L’incertitude du destin rejoint l’incertitude de la silhouette. D’autre photos telles des textures peuplent le volume, de la peinture écaillée, des murs, des portes, des draps, mais aussi des plantes, des feuillages, un coucher de soleil flou, le gros grain y ajoute une troisième dimension, une sorte de relief. Les photos répondent ou plutôt dialoguent avec les paroles et aussi avec les silences, les hésitations, le ressenti d’une communauté naissante et fragile.
Il n’y a pas de représentations des collages composés pendant les ateliers, peut-être figuraient-ils dans l’exposition organisée à mi-chemin, près de Zurich. Cette digression « entre les jours » permet aussi d’interroger le projet selon son statut institutionnel. Financé par l’État et des fondations, en guise de signe d’accueil humain, il n’empêche pas les mêmes administrations de continuer leur travail de tri et d’expulsions. Ainsi, Ibrahim, le Guinéen, disparaît sans laisser de nouvelles. Toutes les investigations ne donnent rien, et la probabilité qu’il a été expulsé est forte : « Les instances qui expulsent ont presque toutes un budget réservé aux projets culturels. Mes contradictions sont de la bile que je dégorge. »
Dès le départ se pose en arrière-plan le motif du ressassement. Depuis au moins 2015 les livres et les films sur la situation des réfugié.es se multiplient, sans que la situation d’accueil change, cap au pire. Les deux autrices sont bien conscientes de leur position paradoxale et inextricable. Par moment, Marina Skalova culpabilise, se sent abuser de « la docilité » des participant.es des ateliers. L’asymétrie est inévitable, elle ne peut être qu’atténuée.
Puis elles arrivent dans le Jura, à Fontainemelon, rencontrent d’autres prénoms qui font résonner le monde : Abel, Alissa, Ali, Alseny, Amare, Azad, Ayder, Bahir, Brahim, Boudita, Fahriya, Farouk, Fatima, Gorguine, Habir, Jules, Kamal, Mama, Mohammed, Souleymane, Tedros… Il y a la chaleur humaine, la joie que les deux autrices rencontrent mais aussi ce regard « dans le vide » dont parle Nadège Abadie et dont on voit les traces dans les portraits à la fin du livre, « le flottement du pas-comprendre, être-là mais pas tout à fait ». Lorsque les mots sortent péniblement mais, une fois posés, donnent « quelques prises solides dans l’évanescence d’une durée où tout échappe ». Nous sommes encore et toujours dans l’attente, qui plane derrière tout depuis le début. Attente de papiers, attente de travail, attente d’avenir.
« Chaque phrase est comme un voile que l’on effleure tout juste, dont on commence à deviner la texture, sans savoir la facture du tissu, douce ou rugueuse, sans savoir surtout les couches qui en dessous, s’amoncellent. Il y a le doux et le grave, la neige et le soleil, l’école et l’église, les talibans et la question kurde. Entre les extrêmes, il n’y a rien. La langue qui manque rend les perceptions enfantines. »
Pourquoi leur parler ensuite comme à des enfants, pour moins entendre les cris contenus dans leur mutisme ? Il y a une fracture dans la langue qui apparaît d’une manière frappante parmi ceux qui parlent l’arabe, car l’arabe des villages n’est pas égal à l’arabe des lettrés. La honte envahit certains lorsque Marina Skalova propose de traduire un poème d’Apollinaire dans leurs langues respectives.
Puis pointe ce qu’on a l’habitude d’appeler la « crise migratoire » et son « apparente solution ». Les centres d’accueil se vident, non parce qu’il y aurait moins d’exilés, mais parce que les frontières se ferment de plus en plus, les obstacles à franchir sont de plus en plus hauts. Et puis on avance l’argument de l’économie, des centres à moitié vides, ça coûte trop cher. Marina Skalova s’interroge, si la Suisse « ne peut pas les financer », qui le pourra ?
En même temps elle se demande comment « porter ses vies », comment « ne pas laisser se dévaster ». Elle cherche la bonne distance, sans perdre l’humanité et ne sait pas si c’est possible. La situation des travailleurs sociaux est similaire, leur foyer dépend des instances d’immigration, les résident.es y sont assignées pendant le traitement de leur dossier, mais la police y vient frapper aussi lorsqu’une demande est refusée. Le lieu garde un fond carcéral, contre quoi tout accompagnement se dresse, essaie d’amenuiser les effets.
« Qu’est-ce qui se passe quand on s’habitue ? Quand la détresse devient banale ? Les accompagner au jour le jour, c’est d’abord savoir que du jour au lendemain, certains disparaissent. La plupart des demandes n’aboutissent pas. La Suisse est l’un des pays qui appliquent le plus rigoureusement la législation Dublin. À partir du moment où l’on est arrivé dans un autre pays européen, il faut s’attendre à pouvoir y être expédié. Mais la Suisse est entourée de montagnes, à moins d’avoir des moyens d’atterrir en avion, les barques ne risquent pas d’accoster sur son rivage. » Ou, comme le dit un des exilés : « Je ne peux pas parler à la Suisse, ses montagnes sont si hautes qu’elles me renverraient leur écho en pleine figure. » C’est justement ce que provoque la nouvelle de la mort de Jules, interne de Fontainemelon, que Marina Skalova apprend lors d’un voyage en Ukraine, le drame comme la disparition sont toujours à portée de main.
Marina Skalova & Nadège Abadie, Silences d’exils, Éditions d’en bas, juin 2020, 165 p., 25 €
Marina Skalova, Exploration du flux, Seuil, 2018, 80 p., 12 €
Marina Skalova, Atemnot / Souffle court, Cheyne éditeur, 2016.
Nadège Abadie, Le point de rosée, documentaire, France, 2017.