« Elle est celle qui sait que pour dire totalement oui à la vie il faut parfois être capable de dire non à l’événement et à la collectivité. Elle demeure une image essentielle et une des raisons de fierté de notre civilisation ». Henry Bauchau
« Indéboulonnable Antigone ! Elle m’oblige à revenir vers des créations récentes et à comprendre sa force d’interpellation », écrivait Christiane Chaulet Achour dans le premier volet de son exploration d’Antigone en fictions. Suite du voyage littéraire.
En ce qui concerne Henry Bauchau, c’est la lecture du Journal d’Antigone qui a monopolisé mon intérêt, une lecture postérieur à la lecture du roman de Bauchau, Antigone. L’écrivain précise que le personnage d’Antigone a grandi en lui au fur et à mesure qu’il écrivait Œdipe sur la route : « Je la vois maintenant indépendante d’Œdipe et de Clios, comme de ses frères, de Créon et de Thèbes. Elle aime mais ne dépend pas. Elle fait voir une façon d’être plus humaine, elle meurt non pour Polynice mais pour transmettre à Sophocle et à nous ce qu’elle est devenue, ce qu’elle a acquis dans sa longue épreuve avec Œdipe et ses efforts vains pour éviter l’affrontement et la mort de ses frères. Ce qu’elle nous transmet c’est une vision plus juste, plus complexe aussi des rapports entre l’homme et la cité. Une vision plus libre de la femme, de sa pensée, de son cœur et de l’énergie douce qu’elle peut déployer. Elle est celle qui sait que pour dire totalement oui à la vie il faut parfois être capable de dire non à l’événement et à la collectivité. Elle demeure une image essentielle et une des raisons de fierté de notre civilisation. (…) Dans sa lutte avec Créon elle ne conteste pas la loi de la cité qui est alors la loi des hommes. Elle affirme seulement qu’il y a une loi plus haute et qu’en tant que femme elle entend la suivre. Elle reste encore aujourd’hui un modèle de ce que pourrait être une pensée, une éthique, une action féminine délivrée des modèles masculins qui pèsent encore tant sur les femmes. En face d’Antigone un homme peut entrer dans une colère meurtrière comme Créon, il ne peut plus craindre d’être victime de sa séduction ou de sa ruse ».
Henry Bauchau lie et oppose les deux sœurs : « Entre Antigone et Ismène. Le non croissant d’Antigone et le oui croissant d’Ismène. (…) Il me semble que le non est en Antigone, dans la mesure où elle m’échappe. C’est un non aux hommes. Non, je ne veux pas être comme eux, même pas comme ceux que j’ai aimés : Œdipe, Clios, Hémon, les deux frères. Non, non, je ne veux pas être comme eux. Et toi Ismène qui portes un enfant, tu ne le veux pas non plus. Tu veux faire une œuvre de vie, pas de mort, pas de puissance, pas une cité avec son or, son armée, ses prisons. Non, rien qu’un tout petit enfant qui veut naître de toi. N’apportant rien. Rien que sa vie».
La manière de concevoir « Antigone » est originale car, pour l’écrivain, elle représente une nouveauté dans l’Histoire des femmes en Occident : sa liberté est étroitement liée à sa virginité car elle n’est ni mère ni femme. Symbole dans lequel peuvent se reconnaître hommes et femmes puisque le corps de vierge d’Antigone n’a pas reçu d’empreinte masculine transformant sa féminité indécise en féminité affirmée. En conséquence, Antigone s’impose malgré les hommes et non par eux. Elle est indépendante. Elle aime sans posséder, elle aime sans dépendre. Elle est aussi le symbole d’une interactivité possible entre le féminin et le masculin par un rapport inédit à la filiation et à la masculinité. Elle combat la violence dans la cité mais aussi la violence qui est en elle, dans certaines circonstances.
Si Antigone, déjà présente dans Œdipe sur la route, s’imposait presque d’elle-même, elle est devenue une présence obsessionnelle au-delà du premier roman. C’est ensuite en creusant sans cesse le sens du destin d’Antigone qu’il permet au lecteur de comprendre en profondeur son choix : l’œuvre d’Œdipe accomplie, Antigone, elle, n’a pas fini sa route, elle doit agir encore sans se poser la question de l’impossibilité de réussite de sa mission : « elle soutient les droits du tragique en face du non-sens ou du pullulement de sens de la parole (…) tout un travail poétique encore obscur s’effectue en moi sur le nom d’Antigone ».
Et après avoir noté, de façon lapidaire le 24 janvier : « Antigone ne peut donner que ce qu’elle est », le 26 janvier surgit le poème :
« Antigone/Sans homme/Sans enfants, sans maison/Sans pleurer/
Quand la cage/Devient l’oiseau ».
« Je n’ai jamais cessé de percevoir en elle le mystère de la femme pour l’homme. Pour suivre Antigone, pour la comprendre, j’ai fait appel à la part féminine qui existe en moi comme en tout homme qui ne se contente pas de développer son ego. J’ai fait appel aussi, dans Antigone, à la part virile existant en elle comme en toute femme. En me relisant, il me semble voir que j’ai poussé Antigone, comme le fait la société occidentale actuelle pour beaucoup de femmes, vers une certaine image androgyne ». L’androgynie serait donc cet échange dynamique du Féminin et du Masculin entre créateur et créature. Le roman équilibre ces manifestations de féminité et de masculinité en ce qui concerne Antigone.
Du côté du féminin, le second chapitre du roman lorsque Clios l’accompagne sur la route de Thèbes, est à la fois un hymne à la féminité d’Antigone et retour sur le choix qu’elle a fait, la première fois, qu’elle a été en face de Clios, et qui leur a enlevé à jamais la possibilité de vivre leur « amour démesuré ». Avec et face à Clios, Antigone est pleinement femme, de même qu’avec Hémon : l’un dans la violence de la passion, l’autre dans la douceur de l’admiration. Avec ses frères, par contre, Antigone manifeste plus sa masculinité, particulièrement avec Polynice chez lequel elle se rend en revêtant, comme parfois sur la route, avec Œdipe, un costume masculin ; puis surtout dans la scène d’une grande violence de la tentative de viol et du combat de leurs mains : « Polynice, après tant de combats et d’actions amoureuses, a une telle confiance dans les pouvoirs de ses mains qu’il n’imagine pas que je puisse résister. Quand ses mains se heurtent à mes mains de pierre, il ne peut croire l’obstacle infranchissable. Il redouble de désir et d’effort sans voir que c’est en lui renvoyant sa propre force que ma statue le contraint sans hâte mais de façon irrésistible à plier devant moi». Victorieuse, dans cette lutte qu’elle aurait voulu éviter, Antigone redevient, quelques instants plus tard, protectrice et guérisseuse, remettant en place les mains qu’elle a malmenées.
Plus loin, à Thèbes, du côté d’Etéocle cette fois, l’archer Antigone (fonction qui ne connaît pas le féminin) bande ses forces pour se dérober à l’ordre de Vasco : la lutte qui les met aux prises lui révèle, encore une fois, son ambivalence comme celle de son partenaire et la fusion possible du masculin et du féminin : « Je sens, avec une surprise affreuse, que son corps est devenu un corps de femme qui suscite en moi un corps d’homme, le corps meurtrier qui pourrait sauver Etéocle. Ce corps m’enserre avec amour, nous formons ensemble un grand corps androgyne et la voix amoureuse de Vasco me persuade : Sauve Etéocle. Sauve Etéocle et Thèbes.
Je refuse, je refuse, je cherche à m’écarter de Vasco, de son corps qui me pousse à la folie. Il résiste, il m’enveloppe d’une étreinte très tendre. Nous luttons, je suis la plus forte, je le repousse, il s’accroche à moi, il me semble que je subis un viol affreusement doux. Je le frappe, il tombe, il a perdu la partie, je saisis l’arc ».
Cette androgynie est sa marque d’exception. Elle explique et complète les caractéristiques que nous avions soulignées précédemment : son affirmation de liberté ne peut avoir cette force que parce qu’elle est liée à sa virginité. Cette ambivalence explique l’action qu’elle a sur les hommes qui l’aiment, la haïssent, la côtoient, tentent de la protéger. Mais elle a également cette action hors norme sur les gardes, sur les Anciens du Conseil, sur les hommes quand elle mendie. Si la masculinité est présente dans chaque femme comme la féminité dans chaque homme, Antigone a développé la sienne tout au long des dix années de son « initiation » sur la route : la filiation se définissant par rapport aux « modèles » masculins peut porter des fruits. Et on ne peut que souscrire à la suggestion de Bauchau : « Plus que son amour filial envers Œdipe c’est la liberté de pensée et d’action d’Antigone qui est importante pour notre époque ». Elle peut alors devenir « la fille éternelle » à la fois digne d’être un fils, un frère et de représenter la mort de chacun.
Le « Non » d’Antigone n’est pas ambigu mais il ne peut exister que par rapport au « Oui » d’Ismène : ce couple sororal est essentiel dans la lecture que Bauchau propose du mythe antique. Si en écrivant le roman d’Antigone, H. Bauchau lui a donné toute l’épaisseur d’un personnage romanesque, a fait d’elle un « héros problématique », situé dans un temps et un espace magnifiquement connus et restitués, il a conjointement donné épaisseur au personnage d’Ismène qui a si peu de poids, en règle générale. Et peut-être qu’avec elle, il innove plus qu’avec Antigone. La « leçon » d’Ismène qui peut aussi se transposer dans tant de situations, c’est que l’héroïsme est plus facile à tenir que la résistance au quotidien qui accepte les compromissions pour assurer la survie. C’est bien une énergie de chaque jour qu’Ismène déploie, cette « énergie douce » qui est inappropriée pour désigner Antigone. Ismène vit, elle est apte au bonheur, elle fait les gestes qu’il faut quand il le faut, elle dit ce qu’il faut entendre, elle est présente et active sans jamais être dominatrice, ni en paroles ni en silences.
Bauchau creuse les caractéristiques déjà attribuées à Antigone depuis son émergence dans l’Antiquité. Il ne lui enlève rien de sa grandeur et de son obstination, de cette sorte d’héroïsme naturel. Il y ajoute une humanité et des explications de ce qu’elle est : amour frôlé et refusé, jeune fille soignante/berger/archer, elle est aussi artiste puisqu’elle a le don de sculpter. On le sait, on nous le dit mais la seule fois où on la voit en action, c’est dans une création partagée avec Ismène. Cette sororité créatrice est le joyau du chapitre VIII qui porte le titre de « Monologue d’Ismène ». En fait ce sont les récits d’Ismène qui font revivre le passé, la mémoire et qui guident les mains de sa sœur. Elles sont toutes deux créatrices non pour rivaliser mais pour conjuguer leurs efforts pour faire naître l’œuvre ; elles sont solidaires et unies, elles œuvrent dans le même sens contrairement à leurs frères qui ne sont que dans le heurt et la compétitivité.
Une autre marque d’Ismène est l’image furtive, donnée par trois fois, du bonheur de son couple ; puis lorsqu’Antigone découvre qu’elle est enceinte ; enfin lorsqu’elle est emmenée par son compagnon alors qu’Antigone hurle « Non » pour la sauver, elle et l’enfant qu’elle porte. Plusieurs fois, au cours du roman, elle a affirmé qu’elle n’était pas héritière de la folie des siens. Et si elle est là pour voir sa sœur emmener par les gardes, elle est « très droite, très belle, seule au milieu de la ville terrorisée », dernière image que nous gardons d’elle.
Porteuse d’une sororité active, elle est le « oui » à la vie et le « non » à un certain héritage auquel Antigone n’a pas su/voulu se soustraire. N’est-elle pas alors – plus qu’Antigone – « un modèle de ce que pourrait être une pensée, une éthique, une action féminine délivrée des modèles masculins qui pèsent encore tant sur les femmes », modèles de sacrifice, d’héroïsme et d’héritage à porter contre la violence, la compétition et la mort ? La conjugaison du Féminin et du Masculin m’apparaît alors plus porteuse de vie et d’avenir que l’hymne à l’androgyne Antigone.
En 2015, paraît la traduction française (par Antoine Bargel) du roman de l’Indo-américain, Joydeep Roy-Bhattacharya, The Watch, sous le titre, Une Antigone à Kandahar. Si le titre original n’attire pas l’attention sur le mythe, celui choisi par le traducteur ne peut échapper aux passionnés des résurgences de la mythologie grecque. Immédiatement après, l’exergue, en grec et en traduction, est une réplique d’Antigone dans le texte de Sophocle : elle y glorifie sa mort pour la raison qui la provoque dont elle tire fierté et dignité. On sait aussi le lieu de la fiction : « Avant-poste de combat de Tarsâdan, Province de Kandahar, Afghanistan ». Huit chapitres vont suivre qui nous installent dans une réappropriation de l’histoire d’Antigone puisque le premier et le quatrième portent les noms emblématiques d’Antigone et d’Ismène et que les autres chapitres ainsi que les allusions parsemées dans tout le texte ne peuvent faire oublier la légende antique et invitent à une lecture ré-interprétatrice active.
La fiction s’offre à la lecture par l’entrée en scène de celle qui est désigné, par le titre même du chapitre, comme une Antigone. Il faudra quelques pages pour connaître son nom : « je m’appelle Nizam ». Elle est entrée dans le texte à la fois effrayée et déterminée : cette peur ne la quittera pas mais n’entravera jamais sa décision : elle a quitté ses montagnes où toute sa famille a été décimée par un bombardement américain où elle a perdu ses jambes, pour venir là où son frère, Youssouf, a été tué par ces Américains. Elle se décrit dans toute sa fragilité et sa diminution physique et se déplace, dans une charrette improbable, sur les sentiers escarpés : «Je me dis que je suis ici parce que mon cœur est immense et ma tendresse authentique. Je suis ici pour enterrer mon frère selon les rites de ma religion. Il n’y a rien de compliqué à cela ».
Dans l’espace désolé autour de la base américaine car toute végétation a été enlevée, rasée et ne règne que la poussière, « la terre sèche et craquelée », elle fait d’abord le recensement des cadavres abandonnés là : ce sont trois compagnons de son frère. Elle les reconnaît un à un. Chaque portrait installe l’humanité des combattants loin des stéréotypes guerriers. Ainsi de Bahram Gul : « C’est Bahram Gul, le plus ancien compagnon de Youssouf, qui une fois, quand j’étais petite, m’avait apporté un petit bouquet de pâquerettes des montagnes. Sa bouche ouverte est d’un rouge anormal, sa barbe teinte au henné est couverte d’une croûte de boue pourpre. Bahram adorait chanter ; puis les talibans sont arrivés, alors il s’est tu et s’est occupé de ses champs. Mais dernièrement, il s’était remis à chanter. Sa voix résonne dans ma tête tandis que je poursuis mon chemin».
Puis elle s’approche de la base, plus elle se rend compte qu’elle est visée : on lui tire dessus, sans sommation. Elle agite la chemise blanche de son frère en signe de paix. C’est alors que les langues vont s’entrechoquer : « Quelques instants plus tard, une voix métallique retentit de l’autre côté du champ et me demande ce que je veux. Tsë ghwâre ? elle demande. Bien qu’elle parle pachto, elle a un accent tadjik prononcé. Cela ne m’étonne pas ». S’engage alors un échange entre l’interprète qui traduit les questions du capitaine et les réponses de celle qu’il nomme « Pachtana » en un dialogue de sourds qui s’aggrave tout au long de cette confrontation et des suivantes. Un échange peut le caractériser : « C’était un terroriste, un taliban et un saray malfaisant.
C’est faux ! Mon frère était un héros pachtoun, un moudjahid et un résistant. Il a combattu les talibans. Et il est mort en combattant les envahisseurs amrikâyi. C’était un homme courageux.
Tu te trompes autant que lui, Pachtana. Tu n’as rien à faire ici. Va-t’en.
J’ai apporté un linceul blanc, je réponds. Je vous demanderai de l’eau pour le laver, comme j’en ai le droit. Je creuserai la tombe et j’y déposerai son corps tourné vers la qibla. Puis je dirai une prière, je jetterai sur lui trois poignées de terre et je réciterai : « C’est d’elle que Nous vous avons créés en elle Nous vous retournerons, et d’elle Nous vous ferons sortir une fois encore. » Après quoi, je partirai, je vous le promets. Ne m’empêchez pas d’accomplir mon devoir. »
Le lecteur reconnaît là le contrat d’Antigone qui obéit à des lois qui dépassent celles des hommes. Elle a bien conscience aussi d’enfreindre – en plus d’exiger d’accomplir le rituel –, une anomalie inadmissible puisqu’elle est une femme : « il est clair que je représente un dilemme pour eux. Je suis une femme dans leur monde d’hommes et ils ne savent pas comment se conduire ».
Elle remporte une première victoire : qu’elle reste là sans s’approcher de la base sinon, elle sera abattue ; et elle est autorisée à enterrer les corps des trois combattants. Elle y met des heures mais y parvient. Elle provoque alors une faille dans le rejet affiché des Américains : l’un d’eux fait un signe de croix, s’associant ainsi à l’ensevelissement qu’elle vient d’accomplir : « c’est un petit indice d’humanité », note-t-elle. Dans cette suspension impalpable de la violence, elle peut prendre le temps de noter le cadre qui l’entoure. C’est un des très beaux passages de ce regard sur la nature afghane comme il y en a d’autres dans tout le roman : « Le crépuscule vient plus tard dans la plaine que ce à quoi je suis habituée dans les montagnes. Les grillons sortent des craquelures du sol et remplissent de leurs trilles l’air qui se rafraîchit. Le coucher de soleil déploie dans le ciel ses chatoiements somptueux. L’astre s’immerge dans la montagne avec un éclat pourpre. Des milliers d’étoiles viennent remplacer le soleil liquéfié. Elles compensent l’absence de lune. Le fort est suspendu dans une volute de brouillard vespéral, ses toits en pente s’effacent peu à peu dans l’obscurité. Le labyrinthe des sentiers que j’ai dû parcourir pour arriver ici, avec ses longs passages périlleux truffés de mines, me paraît déjà appartenir à une autre vie».
Pour tromper l’attente angoissante et le froid insupportable de la nuit, elle prend son rabab, son luth pour « remplir le vide infini » qui l’entoure. Le projecteur du fort l’aveugle à intervalles réguliers. Mais dès l’aube l’interprète revient, accompagné par deux soldats. Ils se tiennent à distance. Un échange vif se fait autour de la musique puis du sens de la guerre. On lui répète qu’elle ne récupérera pas le corps de son frère car il va être exposé à Kaboul pour le montrer à la télévision. On l’avertit que pour être sûr qu’elle n’est pas une « veuve noire », envoyée par des combattants pour ouvrir une brèche, on va venir la fouiller au corps et fouiller sa charrette : c’est un « géant noir » qui est chargé de cela. La scène est forte puisqu’elle doit enlever sa bughra et en ressent une humiliation que l’écriture fait partager au lecteur. L’interprète Tadjik a détourné la tête, « il a aussi peur que moi ». Finalement, le lieutenant revient avec deux soldats et le Tadjik : « ils veulent bavarder, après m’avoir dépouillée de ma dignité ». Il ne peut y avoir d’échange. Ils lui proposent ensuite un troc : un bout de tissu ayant appartenu à son frère qu’elle pourra enterrer. Pour elle ce n’est qu’un « troc minable ». Cette fois, les Américains passent à un interrogatoire en règle et font tout pour la décourager. Elle ne cède pas. L’interprète essaie de la convaincre à son tour. Épuisée par ce qu’elle vit et les pressions subies, Nizam pousse un long cri, le fameux « cri d’Antigone », « un grand cri de chagrin ». A la tombée de la nuit, elle a une visite plus inattendue, celle d’un troupeau de moutons et c’est eux qui la réveillent à l’aube suivante. Elle a alors l’idée de sacrifier un agneau – prémisse de son propre sacrifice ? –, pour l’offrir aux Américains qui lui ont envoyé à manger, repas qu’elle n’a pas touché. Ils refuseront, horrifiés.
C’est alors la dernière confrontation avec l’interprète qui ne cherche plus à la convaincre de partir. Pour se redonner courage et dignité après toutes ces pressions, elle se dresse face aux montagnes pour dire le nom de chaque membre de sa famille : « Lorsque je lève la tête, je vois les soldats s’avancer vers moi, le capitaine à leur tête. (..) Je suis terrifiée : j’ai les mains qui tremblent, la bouche desséchée ».
Lorsqu’on suit les 35 pages de ce premier chapitre remarquable, on ne peut plus lire la suite sans la superposer à la tragédie antique. C’est une lecture en intertextualité tout à fait passionnante que chaque lecteur découvrira. Le capitaine reprend « ce putain de livre de Sophocle que Frobenius » lui a prêté et commenté : « On est à Kalyug, mon capitaine. Sous le règne de Créon. Sauf qu’il est ici, là, un peu partout. Il est le gouvernement, les grandes entreprises, toutes les institutions qui comptent, et il avance masqué. C’est une machine, un système doté d’une logique propre, et une fois que vous êtes pris dans l’engrenage, peu importe que vous soyez un pion ou un général : vous êtes coincé sur un tapis roulant qui avance vers la mort et la destruction. Et c’est ça le plus triste. Le plus triste c’est qu’on fait tous partie de Créon. On est tous impliqués et on ne peut rien y faire. C’est comme perdre sa virginité. Quand c’est fait pas moyen de revenir en arrière ».
D’autres parmi les militaires, ont été ébranlés par la détermination de la jeune femme et l’incongruité de leur présence en Afghanistan : « Elle donne un visage au paysage, remarque Pratt. Avant qu’elle soit là, c’était juste un bled pourri ». Toutes ces voix qui s’énoncent à la première personne donnent l’impression que le narrateur ne privilégie aucune des visions qu’elles s’imposent, ce qui n’est pas le cas : mais tout de même, cette polyphonie montre bien que les raisons d’être acteur d’une guerre sont variées. Si on a pu dire que c’était le premier roman américain sur la guerre en Afghanistan, c’est aussi un roman qui met en exergue l’absurdité de toute guerre et tout ce qu’elle entraîne. Ces voix font place à une autre voix afghane, celle de l’interprète. Il s’appelle Massoud mais le chapitre qui lui est consacré, au premier tiers du roman porte le nom de la sœur d’Antigone, Ismène. Ismène, celle qui négocie, celle qui, dans le conflit sanglant qui oppose les membres de sa famille, essaie à la fois de tirer son épingle du jeu choisissant la vie – comme l’a bien montré Henry Bauchau –, mais apparaît comme traître à chacun des camps. Le narrateur insiste bien sur le mépris dont il est l’objet de la part de Nizam et des Américains. Ce personnage d’interprète est bien campé et ouvre à une interrogation aussi ancienne que les conquêtes dans le monde où un membre des conquis se met au service du conquérant sans pour autant adhérer à ce qu’il défend mais en refusant la position du héros pur et intransigeant.
Le collectif universitaire de Lomé — « Sépultures, deuils et incarnations : la question du corps, d’Antigone à Covid-19, une approche inter/trans-disciplinaire » — posait une question à la fin de son argumentaire : « Qu’est-ce qu’une paix fondée sur le refus de l’acte où s’origine toute l’humanité : le rituel funéraire ? », rappelant bien que leur « projet n’est pas une réécriture d’Antigone, mais une appropriation, un détournement de la figure d’Antigone pour raconter la tragédie des corps dispersés ». Les œuvres ici rappelées répondent à cette interrogation. Dépassant les frontières spatiales et temporelles de la Grèce antique, le nom d’Antigone surgit, comme un clin d’œil culturel ou un symbole signifiant dès lors qu’une jeune femme se dresse, dans un climat de violence et de tension, contre un ordre établi.