Marc Garanger (1935-2020) : « A bout portant », Photographier en temps de guerre

Marc Garanger est mort le 28 avril 2020. Dans Libération du 30 avril 2020, Françoise Denoyelle, historienne de la photographie, lui rend hommage, sous le titre de « grand témoin de la guerre d’Algérie ». Si son œuvre de photographe est riche d’autres pays que l’Algérie, ce sont bien ses portraits de femmes, publiés en 1982, Femmes algériennes 1960, qui en ont fait un des symboles français de la lutte anticoloniale.

C’est à 25 ans, lorsqu’il n’a plus de sursis qu’il est obligé de partir, comme tant d’autres, en Algérie. Son métier de photographe le sauve de situations plus scabreuses et il décide d’en faire une arme à court ou moyen terme. C’est en particulier à Aïn Terzine, pendant dix jours, qu’il tire le portrait de plus de deux mille femmes algériennes qu’on oblige à se dévoiler pour une photo d’identité. Marc Garanger dit s’être souvenu alors du travail d’Edward Curtis sur les Indiens aux Etats-Unis.

En 1961, durant une permission en France, Garanger rencontre Rober Barrat, journaliste ayant suivi de près la guerre et ayant publié de nombreux articles (réunis en 1987 sous le titre, Un journaliste au cœur de la guerre d’Algérie), lui conseille de publier quelques portraits en Suisse. En 1966, il obtient le prix Niépce. Même si ce travail de photographe en Algérie n’est qu’une partie de son œuvre, c’est sur elle que nous voudrions revenir car elle a un intérêt très grand à la fois comme œuvre et comme révélateur d’une forme de combat anticolonialiste ; mais aussi d’une réception modulée, de la fin de la guerre d’Algérie aux années 90.

Ma première lecture en 1982 de Femmes algériennes 1960, m’avait agressée et mise mal à l’aise. Entre le photographe et ces femmes, une lecture spontanée me plaçait du côté de celles-ci, aux visages à la fois différents et semblables, aux regards retranchés, parfois provocateurs, parfois lourds de défis. J’étais plutôt en position de rejet du projet soumis au public car je ne comprenais pas que ce photographe publie ce travail que je recevais comme un travail de « policier » ? Au premier « viol » venait se sur-imprimait le second, plus distant mais aussi symbolique.

Et chaque retour à l’album me hérissait, me faisait mal. Je ne pouvais dissocier la lecture de ces photos de l’écho qu’elles éveillaient en moi de l’analyse faite par Fanon du rapport du colonisateur à la femme colonisée, dans L’An V de la révolution algérienne : « Encore aujourd’hui, en 1959, le rêve d’une totale domestication de la société algérienne à l’aide des « femmes dévoilées et complices de l’occupant », n’a pas cessé de hanter les responsables politiques de la colonisation ». Quelques pages plus loin, Fanon ajoutait : « Chaque voile rejeté découvre aux colonialistes des horizons jusqu’alors interdits, et leur montre, morceau par morceau, la chair algérienne mise à nu (…) Chaque nouvelle femme algérienne dévoilée annonce à l’occupant une société algérienne aux systèmes de défense en voie de dislocation, ouverte et défoncée. Chaque voile qui tombe, chaque corps qui se libère de l’étreinte traditionnelle du haïk, chaque visage qui s’offre au regard hardi et impatient de l’occupant, exprime en négatif que l’Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur ». Et plus durement encore : « Dévoiler cette femme, c’est (…) briser sa résistance (…) Volonté de mettre cette femme à portée de soi, d’en faire un éventuel objet de possession ».

Cette analyse fanonienne m’obsédait. Je ne pouvais m’en défaire. Pourtant, le texte d’ouverture, sobre et sans fioritures, m’invitait à une autre lecture, n’assimilant pas la prise photographique à un viol symbolique : « J’ai reçu, écrit Marc Garanger, leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre témoignage ». Les signes s’inversaient : c’était le photographe qui était interpellé par ces femmes sans défense dans un pays aux mains de l’occupant. Je retrouvais un renversement semblable à celui de L’Étranger d’Albert Camus : à nouveau le colonisé agressé devenait l’agresseur. Avec une nuance importante ici : non pas agresseur mais résistant.

Huit années plus tard, le même photographe publiait un second livre, accompagné cette fois par un texte de Leïla Sebbar. Cet accompagnement m’interdisait le rejet pur et simple, toujours plus économique pour l’analyse critique par sa rupture sans concession. De plus, le second album était beaucoup moins agressif pour ma mémoire algérienne de guerre et de femme. Je ressentais juste un peu d’agacement à l’odeur du parfum d’exotisme et d’ethnographisme qui s’en dégageait. A partir de cette date, j’ai souvent repris ces albums et je les ai travaillés avec différents publics étudiants. Les années 90 ont été celles de l’affrontement avec les images de la guerre, heurtant souvent mon savoir, ma mémoire et ma sensibilité : en particulier la série télévisée, projetée sur Antenne 2 en 1991, Les Années algériennes, et l’insertion des témoignages d’appelés français du contingent ; d’autant que c’était le statut qu’avait Marc Garanger dans cette guerre. Pouvait-on simplement assimiler le port d’un appareil photographique au port d’armes de mort ? Dans Le Quotidien d’Algérie, Benjamin Stora expliquait le but qu’il avait poursuivi avec cette compilation de récits de vie de soldats : « Il y avait un stéréotype à casser. Nous avions tous dans la tête, moi le premier, l’image d’une armée française composée de SS qui torturaient toute la journée (…) L’appelé qui arrive est dans des situations virtuelles possibles. On l’envoie sur un territoire qu’on lui dit français et il découvre que ce dernier ne l’est pas. Donc mouvement de recul et premières questions : « Qu’est-ce que je fous là ? » »

J’ai commencé alors à essayer de voir avec les yeux du photographe, jeune appelé français de la guerre et non plus seulement avec mes yeux d’Algérienne. J’ai lu les albums comme un travail pour effacer l’amnésie de l’image de guerre. Le photographe, contrairement à de nombreux appelés, ne l’avait pas vécue en aveugle ; il avait donné un sens à sa présence dans ce lieu et dans ce temps. Cette guerre dans la guerre qui a pu se jouer entre le jeune appelé et ces femmes, guerre minoritaire et marginale, m’attirait tout à coup, me sommait de la comprendre.

Le premier album paraît donc en 1982. Il comprend 55 photos de femmes algériennes, 28 disposées dans le sens d’une lecture en français et 27 dans le sens d’une lecture en arabe ; chaque série est précédée d’un texte en français, traduit en arabe, présentation manuscrite voulue par le photographe, et d’une chronologie de la guerre d’Algérie ; pas d’autres textes, pas d’autres explications, la signification se concentrant sur l’accumulation de ces visages de femmes.

Le second album est publié en 1990, aux éditions « La boîte à documents », une autre série de photos, des scènes, cette fois, qui forment des séquences enchaînées, accompagnées d’un texte de Leïla Sebbar, Femmes des Hauts-Plateaux. Algérie 1960. Trente six photos, noir et blanc et couleurs, dont la progression propose une lecture plus « réaliste » de cette région d’Algérie des années 60, puisque dans le premier nous n’avions que des visages de femmes se détachant sur un mur blanc.

Dans les deux albums, le photographe est présenté sur la jaquette de couverture : né en 1935, il a fait son service en Algérie de mars 1960 à février 1962. « Il en ramène le plus long reportage qu’il ait jamais fait (…) témoignage bouleversant sur la guerre d’Algérie et formidable série photographique qui atteint la dimension des grandes œuvres historiques ».

Le texte que l’auteur écrit lui-même pour le premier album est le suivant : « L’armée française avait décidé que les autochtones devaient avoir une carte d’identité française pour mieux contrôler leurs déplacements dans les « villages de regroupement ». Comme il n’y avait pas de photographe civil, on me demande de photographier tous les gens des villages avoisinants : Aïn Terzine, Bordj Okhriss, Le Mezdour, le Meghnine, Souk el Khrémis. J’ai ainsi photographié près de 2000 personnes, en grande majorité des femmes, à la cadence de 200 par jour. Dans chaque village, les populations étaient convoquées par le chef de poste. C’est le visage des femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se dévoiler et de se laisser photographier. Elles devaient s’asseoir sur un tabouret, en plein air, devant le mur blanc d’une mechta. J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre témoignage ».

Le second album, huit ans plus tard, a un autre titre, nous l’avons vu. A l’absence de déterminant, rendant exemplaires de l’Algérienne les 55 visages précédents, se substitue une détermination par la qualification régionale. L’effet massique et réducteur du premier titre se dilue dans cette précision. Ce sont d’autres photos, cette fois : « pendant deux ans, je n’ai pas cessé de photographier, sûr qu’un jour, je pourrai raconter, témoigner ». Le second texte de présentation va au-delà du témoignage en revendiquant dénonciation et prise de position : « Ce n’est pas parce que l’armée française m’avait mis un uniforme sur le dos qu’elle pouvait aussi me faire endosser l’idéologie raciste et violente de l’instant ».

Photographier a alors un double objectif. C’est « raconter les horreurs de la guerre » : aucun album ne le fait directement. Le premier le fait au second degré, la page manuscrite de Marc Garanger nous incitant à « lire » ces visages dans ce contexte-là, sinon rien ne trahirait la guerre. La seule incursion dans le second, pour qui connaît l’Histoire, ce sont les deux photos de harkis avec leurs épouses.  Le second objectif est « la découverte d’un peuple, ses coutumes, son histoire, sa vie ». Ce qui, en passant, est un aveu conséquent de la méconnaissance entretenue depuis 130 ans sur les Algériens qu’on a colonisés.

Les « autochtones » de la première présentation deviennent les « Algériens » dans la seconde. Le texte met en présence deux forces : l’une homogène, consciente et compréhensive, les Algériens ; l’autre contrainte et en porte-à-faux, « les Appelés du contingent ». C’est en compagnie de l’assistante sociale qu’il a photographié, plus souvent à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il a rêvé de déserter mais ne l’a pas fait. Néanmoins il est resté persuadé qu’au-delà de l’uniforme qu’il portait, les Algériens qu’il photographiait ne se sont pas trompés sur ses intentions et il établit une différence entre ces photos-là et les photos d’identité précédentes demandées par l’armée. Il y revient d’ailleurs : « Portraits (…) sur demande du Pouvoir militaire, dans un but purement policier, et j’étais entouré pour les faire de soldats en arme. La réponse des femmes à l’agression qui leur était faite est visible dans chacun de leur regard ».

Son second album est tout à fait différent, les photographies qu’il contient sont des photographies « du quotidien, faites à la rencontre des gens, les mains nues ». Et la seconde présentation se termine par un aveu retenu : « J‘ai vécu cette guerre d’Algérie dans un état de souffrance terrible, coupé de ceux que j’aimais, de ma vie déjà commencée. En photographiant, au jour le jour, je me suis révolté contre cette guerre ». Comment recevoir cette expression, « les mains nues » ? Quelle fonction, dans la première position du photographe puis dans la seconde, remplit l’appareil photographique ? Est-ce l’obsession du regard dans la confrontation à l’autre qui fait la différence ?

On sait qu’une des caractéristiques premières concédée à la photographie est son objectivité, c’est-à-dire cette reproduction analogue qu’elle propose. Néanmoins, elle n’est pas simple dénotation. Roland Barthes s’interroge : « Comment donc peut-elle être à la fois « objective » et « investie », naturelle et culturelle ? » A quelle « réserve traditionnelle de signes », celui qui la lit la rattache-t-il ? Passant en revue différentes techniques utilisées, le critique parle de la pose en des termes qui sont productifs pour notre présente analyse : « C’est la pose même du sujet qui prépare la lecture des signifiés de connotation (…) La photographie n’est évidemment signifiante que parce qu’il existe une réserve d’attitudes stéréotypées qui constituent des éléments tout faits de signification ».

Ces éléments de signification pré-construite, il semble qu’on puisse les repérer par couples liés et opposés : voile vs non voile – étranger vs familier ; simple robe ; cheveux défaits, emmêlés qui disent à leur manière l’anomalie vestimentaire, le foulard retiré à la hâte et dans la crainte ; on sent la pression exercée sur ces femmes pour sortir de leur intérieur et s’exposer. Certaines serrent étroitement, peureusement, leurs épaules dans leur voile comme pour se protéger de la double agression : le soldat photographe et les soldats armés, celui qui « mitraille » (200 par jour) et ceux qui sont prêts à le faire, d’une autre manière. Dans ces circonstances, pouvaient-elles faire la différence ? Cet ensemble foulard/voile/cheveux est bien un signe prégnant de signification et contient, par la charge sexuelle qui lui est attachée, l’idée sous-jacente de viol.  Tatouages et bijoux : toute une hiérarchie sociale et économique est perceptible permettant d’échapper à la répétition, à l’uniformisation que le titre de l’album et le cadre, « photo d’identité », entraînaient. Marc Garanger dit avoir fait 2000 photos, la plupart de femmes.

Il n’y a pas de signes visibles et immédiatement décodables de la guerre, en dehors du « certificat de recensement » que l’une d’elles tient en mains. A un second degré pourtant, la guerre est présente par le regard et l’anomalie de la pose. Regards « à bout portant ». Les expressions sont variées : visages sans expression, impénétrables. Quelques-uns, peu, souriants. Le sourire peut être provocation. Le défi peut être révolte ou mépris. Certaines sont effarouchées ; la plupart sont tristes. Des vieilles sont terribles, comme revenues de tout et, en particulier, des rictus de l’Histoire. La misère s’inscrit en ravines sur leurs peaux mises à nu. L’impression générale est insoutenable de misère, de fixité, de silence et de mépris. Est-ce la « civilisation », c’est-à-dire un mieux-être à tous les niveaux, que la France a apportée avec la colonisation ?

 « La science interprète le regard de trois façons, écrit Roland Barthes : en termes d’information (le regard renseigne), en termes de relation (les regards s’échangent), en termes de possession (par le regard, je touche, j’attends, je saisis, je suis saisi (…) toujours le regard cherche ; quelque chose, quelqu’un. C’est un signe inquiet : singulière dynamique pour un signe : sa force le déborde ».

Qui arrête ici le mouvement, qui tue la vie ? Les femmes-otages ou le photographe ? Ce regard-photographe devient-il le « regardé »… « à bout portant »? On ne peut s’empêcher de penser à Sartre, préfaçant l’anthologie de L-S. Senghor, en 1948 : « Voici des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus (…) Il n’y a plus d’yeux domestiques : il y a les regards sauvages et libres qui jugent notre terre ».

C’est cette vérité insupportable que la publication des portraits tente de faire partager. Lire Femmes algériennes 1960 devrait entraîner une interrogation sur l’Histoire, une recherche de sens, sur cette mise en scène apprêtée. Et il n’est toujours pas trop tard… En ce sens, cet album est un témoignage unique !

Dans Fragments du discours amoureux, Barthes écrivait encore : « L’image est péremptoire, elle a toujours le dernier mot : aucune connaissance ne peut la contredire, l’aménager, la subtiliser ». Cette domination explique sans doute que des romanciers puissent revenir sur ces photographies et, à partir d’elles, écrire leur partition particulière.

Les photos du premier album de Marc Garanger ont travaillé l’imaginaire d’écrivains ces dernières années. On ne s’étonnera pas que le premier soit Leïla Sebbar. En 1996, dans son recueil, La jeune fille au balcon, une nouvelle porte le titre, « La photo d’identité ». La nouvelliste se fixe sur une de ces photos et en fait le prétexte narratif de son récit.

Je m’attarderai plus volontiers sur le roman de Nourredine Saadi, en 2000, La Maison de lumière. Le romancier se souvient de ces photographies et son imagination de romancier dérive d’une photo à l’anecdote dans une séquence du récit. Il s’empare du photographe en même temps que de ses photos. Il re-situe le photographe, inventant son personnage entre fiction (ainsi du stéréotype « du » Français) et vérité (la reconstitution de l’atmosphère de la guerre de libération dans laquelle il est intervenu avec son appareil).

Le village et celui de Miramar, à une trentaine de kilomètres d’Alger, là où son roman est situé. Un matin, les parachutistes peignent un numéro sur chaque porte du Village indigène. Puis ils font venir un photographe, « un grand blond vêtu d’une tenue militaire peu commune et qui s’est longtemps promené dans le Village, prenant des photos comme un touriste ». Vient la décision de photographier tout le monde pour établir à chacune et à chacun une carte d’identité puisque, désormais, chaque Algérien est Français. Malgré les protestations, personne ne peut échapper :

« Fiévreux, tremblotant, le sergent-photographe passait devant son objectif ceux du Village un à un. Enveloppant leur corps, leurs bras, les jeunes filles ne montraient leur visage que lors du furtif instant du clic, foulard hâtivement rejeté libérant leurs cheveux de jais. Le photographe avait peine à soutenir leurs regards.
Soudain, au tour de Mouny, ardent visage ovale aux yeux de miel, il resta un moment saisi, comme impuissant à appuyer sur son déclencheur, puis brusquement mitraille son visage, une, deux, trois fois : on aurait dit qu’il voulait la tatouer dans sa mémoire ».

Comme le photographe blond, Mouny est un personnage de la fiction et ne correspond à aucune des photographies de l’album : le romancier, interrogé, a précisé que l’idée de cette séquence lui était venue après avoir vu le travail de Garanger mais qu’ensuite il ne s’est pas attardé sur un personnage précis, qu’il a inventé Mouny à la méridienne de toutes les jeunes filles photographiées. Le désir né, la dramatisation de l’histoire peut se dérouler et arriver à son terme. Se retrouvant seul à développer ses négatifs, le soldat-photographe fantasme violemment en contemplant la jeune fille et la voix narrative interprète son « travail » : « Prendre l’autre par la violence, le viol de l’œil.
Des larmes coulèrent de ses yeux, deux gouttes dans le bain où flottaient ces portraits qui lui renvoyaient un mélange de honte et de désir.
Il tira deux photos de Mouny, décida d’en garder une.
Pour lui. Pour cette guerre. Pou le désir de cette inconnue, la beauté de ce visage ».

Quelques jours plus tard, il saute avec sa patrouille sur une bombe dans la Casbah. On retrouve sur lui la photo de Mouny. Cet attentat déclenche une opération de représailles qui sème la terreur dans le village : les paras finissent par emmener Mouny pour l’interroger à la caserne : « Ils la ramenèrent, inerte, saccagée, délirante. Des jours d’interrogatoire. Comment aurait-elle pu savoir pourquoi le sergent-photographe portait sa photographie ? »

Le calvaire de Mouny n’est pas fini. En proie à la violence des hommes, elle passe de la sauvagerie des paras à celle de ses frères qui, pour venger leur honneur, la pendent à un figuier, victime, comme de nombreuses femmes dans toutes les guerres, de la double peine, de la double condamnation. Et le narrateur de conclure, énigmatique : à l’adresse du photographe, à celle des mâles de la tribu, à la nôtre : « la photographie, une apparence comme toutes les images, peut tromper. Jusqu’à la mort » ? Cette interprétation des photographies de Garanger pose bien la question des regards différents face à une photographie de guerre.

En 1974, un journaliste de Jeune Afrique a signalé à Marc Garanger que le commandant Ben Chérif qu’il avait photographié dans sa cellule à Aumale est maintenant un membre du Conseil de la Révolution proche de Boumédiène. Suivront une invitation et une exposition en Algérie. C’est en 1981 qu’Alain Desvergnes présente en soirée, au théâtre antique, « Guerre d’Algérie/Révolution algérienne » aux Rencontres internationales de la photographie à Arles, avec une centaine de portraits ; Garanger lit le texte qu’il fera figurer dans l’album. « La projection, précise Françoise Denoyelle, suivie dans un silence tendu est une révélation pour beaucoup. Impression vive d’un moment rare, d’un travail qui force le respect tant sont absentes de l’inconscient collectif les images de cette guerre qui ne voulait même pas dire son nom, affublée qu’elle était du terme « événements » par le pouvoir ».

Le travail de Garanger est reconnu. Les portraits seront exposés dans différents lieux en 300 expositions. Pourtant, elles ne déclenchent pas de réactions, elles ne percent pas le silence pesant sur la guerre d’Algérie. En 2004, il part à la recherche de ces femmes pour Le Monde, 44 ans après les avoir photographiées. Sans nom, sans adresse, il parcourt les villages kabyles, photographies sous le bras, retrouve quelques-unes d’entre elles. Mêmes vêtements, mêmes bijoux, mais poses radieuses. Garanger légende une sélection de 21 clichés pour le quotidien ». Il publie Marc Garanger, retour en Algérie avec un texte de Sylvain Cypel en 2007.

Marc Garanger, Femmes algériennes 1960, Paris, éditions Contrejour. Réédition en format plus réduit, collection « Cahiers d’images », 1989.
Nourredine Saadi, La Maison de lumière, Paris, Albin Michel, 2000.