Tous les murs de la maison : une semaine pleine de dimanches (Vis ma vie 10)

© Jean2Pascal

Dimanche 1 – « On réussit bien mieux à contempler la vie quand on la regarde par une seule fenêtre » (Gatsby le magnifique).

Depuis qu’on a fermé les écoles les magasins et les matchs de foot. Les restaurants les parcs et les plages, depuis qu’on a fermé les bars. Les conversations s’organisent aux balcons, dans les jardins et au téléphone. Les rues et les routes sont vides. Il y a plein de place pour garer sa voiture alors qu’avant y’en avait jamais. Quand on a le droit de sortir, on peut traverser en dehors du passage piéton et même fermer les yeux : y’a pas de circulation, on n’entend personne. Plein de trucs payants sont devenus gratuits. C’est par la fenêtre que la vie continue, on voit le soleil qui se lève et le soleil qui se couche, on entend les voisins faire la vaisselle. Il fait beau et s’il n’y avait pas la nuit ça serait juste le même jour : un jour désert avec une mer calme.

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Dimanche 2 – Au téléphone

Comme souvent, le paysage est plus beau quand on n’est pas là. Pendant que beaucoup se battent contre la mort, pour nous il s’agit d’attendre, de travailler ce qu’on peut sur la table de la cuisine, de tuer beaucoup de temps. On entend les voisins lire des livres ou des vieux journaux on entend les pages qui se tournent ou quelqu’un qui fait des travaux. On entend les petits faire leurs devoirs et les grands ouvrir une bière sur Skype, avec le son qui coupe un peu. On n’a rien dans les poches, on prend des nouvelles de plein de gens qu’on avait oubliés. Dehors la ville grandit : les places vides débordent de partout, les allées n’en finissent plus de courbes et de virages, les bâtiments prennent toute la place qu’ils veulent dans le ciel. La télé passe en boucle des publicités pour les choses qu’on ne peut plus acheter.

Dimanche 3 – Rêve

Parce qu’on est seuls sauf au supermarché, où l’on achète désormais beaucoup de tout en payant sans contact, on range la maison et on pense à de nouvelles choses. On fait quand même ce qu’on veut, et en particulier du sport. On court partout, dans un rayon de 1km. Les chiens sont épuisés de promener comme ça plein de fois par jour. On ne les entend plus aboyer, dès qu’ils le peuvent ils dorment fort. A vingt heures on applaudit et on frissonne à l’idée qu’un voisin puisse devenir Dj rescapé des années 80, chanteur lyrique ou joueur de banjo : devant tout le monde, ni dedans ni dehors. Puis dans la nuit toute calme on entend quelqu’un qui dit doucement, et peut être à personne : j’ai l’impression qu’on n’existe pas.

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Dimanche 4 – Le plus vieux poisson

Dans le restaurant chinois il y a un poisson dans l’aquarium. C’est un napoléon géant, d’habitude il regarde passer les plats à emporter, le cuisto qui sort fumer une cigarette et la serveuse qui offre le saké à des clients au hasard. Il aura 24 ans cette année mais pour l’instant il est tout seul. Il sait rien de ce qui se passe parce que le restaurant est fermé et il n’y a pas de télé, devant l’aquarium. Il tourne dans son bocal en cherchant quelque chose à faire ou à manger. Comme tous ceux qu’on connait, qu’on croise d’habitude à l’ouverture des bars, qui tournent toute la journée en cherchant quelque chose à faire ou à boire, qui ont perdu beaucoup de choses et de gens déjà. Qui aident à tenir le comptoir. Ceux qui sont toujours tous seuls et qui parlent à tout le monde, qui tournent le dos à la télé. Ceux qui ne veulent jamais rentrer à la maison.

Dimanche 5 – Pareil

C’est vrai que ça nous pendait au nez. On y pensait sans y croire ou on y croyait sans y penser. Puis c’est arrivé : partout en France, comme presque partout dans le monde on reste collé à la maison. On rate plein de choses, on grandit tout seuls. Quand on se reverra on aura grossi ou maigri, on aura des habits blancs, des dents jaunes ou bleues, des cheveux longs. On sait pas qui on reverra on ira manger au restaurant et on ira danser partout. On trouvera tous les gens un peu plus vieux et toutes les villes un peu plus belles. Parce que ça sera l’été : les rues seront chaudes et la mer brillante. On sera plus intelligents on aura lu plein de livres et vu plein de films. On aura des idées nouvelles et plein de choses à dire. On connaitra bien la mort et la vie qui grandit, on saura comment poussent les fleurs.

On aura survécu à quelque chose.

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